{:fr}L’ «UMUGANDA»

Les premières fois que je descendais à Kiyovu, la houe sur l’épaule, j’étais la risée de tous les Rwandais. Aiha ! Un Muzungu ! Un Blanc avec la houe, entendais-je s’esclaffer derrière moi. Du jamais vu. Les enfants qui, eux, me croyaient Chinois, parce qu’ils avaient vu des Chinois la pioche à la main quand ceux-ci construisaient la route de Rwamagana, s’écriaient : « Niha, Niha. » J’allais avec les jocistes à l’ umuganda. Umuganda, un des mots les plus en vogue actuellement au Rwanda. Il est sur toutes les lèvres. Il signifie « travail communautaire ». L’umuganda est devenu une institution nationale.

Le 2 février 1974, juste six mois après le coup d’État du général major Habyarimana Juvénal, l’ordre était donné dans tout le pays : désormais, tous les adultes rwandais devront donner chaque semaine une demi-journée de travail manuel gratuit au pays.

Une décision révolutionnaire ! Dorothée, secrétaire au ministère de la Jeunesse, me dit un jour : « Samedi passé à l’umuganda, j’étais à côté du ministre. Nous avons parlé de tout. L’umuganda nous donne l’occasion d’échanger avec les plus grands. » Dans le pays, des cartes postales, des photos et des calendriers circulent où l’on voit le président de la République en tenue de campagne, la houe à la main, en train d’arracher une grosse souche ou de planter un arbre, avec ses conseillers et les gens du peuple.

Tous égaux au moins pour une matinée par semaine : le bourgmestre et le dernier des habitants sur le même chantier, le ministre et le dernier des plantons ensemble, tous la houe à la main, la sueur au front, c’est quelque chose d’extraordinaire ! Le président citait dans un de ses discours Saint Exupéry : « Faites-leur construire une tour ensemble et ils deviendront des frères. » Il ajoutait : « Ici, nous construisons la nation tous ensemble. »

Le mot umuganda reprend une vieille coutume. C’est le travail que les anciens Rwandais faisaient pour aider leurs amis ou voisins à construire leur maison. Une aide volontaire et gratuite. Une forme de la solidarité clanique. L’esprit d’entraide est né et s’est développé par nécessité. Face à un monde hostile et dur, l’homme seul ne pouvait survivre. De nombreux proverbes le soulignent : Nta mugabo umwe (l’homme seul ne peut exister), « un seul pied ne trace pas un chantier », ou encore : « un seul arbre ne peut pas construire une maison ».

L’umuganda est donc de toujours. Comme la vie moderne néglige les valeurs anciennes, il a fallu l’imposer. N’empêche qu’il est devenu dans tous les esprits aussi naturel que la respiration. Suivant les dispositions du ministère de l’Intérieur, il a lieu le mardi, pour les hommes, adultes et jeunes ; le jeudi, pour les femmes ; et le samedi, pour les fonctionnaires.

Un samedi matin, j’attendais des fiancés pour la cérémonie de leur mariage. « Oh, m’a dit un ami de la famille, ils attendent Claudiani. C’est lui qui doit les amener avec sa voiture. Mais comme il travaille à l’Imprimerie nationale, il doit être à l’umuganda.

— Et alors ?

— Rien ne passe avant l’umuganda, même pas le mariage d’un ami. »

En organisant l’umuganda, on a voulu d’abord réhabiliter le travail manuel, en réaction contre le mépris qui s’était développé chez les fonctionnaires pendant la première République. Jusqu’alors, je n’avais jamais vu un « grand fonctionnaire » prendre la houe. Les agents de bureau ne travaillaient plus aux champs. Quand l’umuganda est bien planifié, bien contrôlé, il est très bénéfique au pays. Les résultats sont évidents.

A Kibungo, on a planté de grandes forêts. A Ruli, on a préparé le terrain pour la construction du dispensaire. Les gens ont transporté gratuitement les pierres pour les fondations et fabriqué les briques pour les murs. J’étais à Rwankuba quand les travaux de l’umuganda ont permis de creuser la tranchée pour y faire une adduction d’eau. On fait des routes de campagne dans tout le pays et des aménagements anti-érosion sur les collines les plus éloignées. On participe à la construction des bâtiments des services publics : tribunaux de canton, centres de santé, centres communaux de formation permanente, etc.

« Nous sommes pauvres, disait un jour le président de la République dans une interview à la télévision de la Suisse romande. Puisqu’un seul œuf ne remplit pas le panier, comme dit le proverbe, il faut en chercher assez pour améliorer la situation du peuple.»

L’umuganda des fonctionnaires laisse parfois à désirer. Ils y vont tard, ils finissent tôt et, quand ils y sont, ils empêchent parfois les autres de travailler. « Certains fonctionnaires me font rire, me disait un jour un artisan. Il faut leur donner la houe et les bottes pour qu’ils ne se salissent pas les pieds ; il faut les conduire au travail avec des bus de l’État ; il faut même leur payer l’umuganda comme s’il s’agissait d’un travail ordinaire. Ce n’est pas juste. Nous autres, nous devons abandonner notre gagne-pain et personne ne nous donne rien. » Malgré tout, l’umuganda est utile au pays. Il sert au moins à unir les gens pour des œuvres d’intérêt commun, apprentissage difficile de vie collective moderne. Un ami me raconta l’explosion de joie d’un bon Rwandais qui voyait pour la première fois depuis la création du monde jaillir l’eau d’un robinet sur sa colline de Rugunda. Il dansait en s’écriant : « Ni igitangaza » (c’est miraculeux, c’est du jamais vu !).

L’efficacité de ce travail communautaire gratuit qui offre tant de possibilités dépend beaucoup des organisateurs. Si le responsable de la commune ou du secteur sait proposer des actions de bien commun, ça va très bien. Sinon, les gens sont agacés. La maison dont le propriétaire ne s’assied pas avec les enfants est destinée à tomber, dit le proverbe. Comme partout, le dialogue franc entre dirigeants et dirigés est la condition essentielle de la réussite commune.

La JOC avec les groupes des karani-ngufu, des ferrailleurs et des laveurs de voitures, est entrée à plein dans le jeu. L’umuganda au début nous a aidés à souder les groupes entre eux et à mieux nous connaître. D’abord, les jeunes devaient le faire dans les secteurs où ils habitaient. Ils n’étaient pas satisfaits : on le leur imposait et ils devaient s’exécuter sous la menace, sans explication, sans en voir assez le sens. Aussi Philibert a-t-il insisté pour que les autorités nous permettent de faire notre propre umuganda. Après quelques pourparlers, on nous autorisa à l’organiser comme nous l’entendions. Les gars ont beaucoup aimé. Nous y allions tous. Au début, ils plaisantaient beaucoup à mon sujet. « Tiens, un Blanc qui sait cultiver, disait l’un.

— Montre-moi tes mains ! Tu n’as pas encore de durillons ? Tu es donc un mauvais cultivateur, disait un autre. — Hé, viens donc travailler dans notre groupe », criait un troisième.

Mais tout n’était pas encore pour le mieux. Le travail était trop anonyme. C’est un menuisier qui attira mon attention quand il me dit : «Oh ! Nous sommes là comme des moutons sans savoir ce que nous faisons ni pour qui nous le faisons, ibyo bitumarira iki (à quoi ça nous sert) ? »

Il fallut les motiver. Après les démarches d’usage, nous avons obtenu du ministère de l’Agriculture une grande parcelle dans les marais de Kinamba : sept hectares. Cela nous a beaucoup encouragés. C’était le premier appui sérieux que nous recevions de l’État. Vers la fin de 1978, nous nous trouvions tous là le samedi, de bon matin. Nous étions déjà plus de trois cents.

Le premier travail fut très pénible et non rentable. Il fallut débroussailler, creuser des canaux, raser les termitières et couper les papyrus et les hautes herbes, les pieds dans la vase. On s’encourageait. D’un bout à l’autre du terrain, on entendait des cris et des rires. C’était beau !

« L’objectif initial, nous disait l’agronome que le ministère nous donna comme conseiller, est d’aménager le marais. Après, nous ferons une bonne culture d’ouverture avec les patates douces. » Ainsi fut-il fait. Les gars se mobilisèrent : ils savaient qu’ils cultivaient « leur » marais.

Plus tard, nous partageâmes le domaine en petites parcelles. Chacune fut confiée à une équipe, ce qui fut, pour elle, source d’un petit revenu supplémentaire. « Regarde, me disait l’agronome Kabera, maintenant tous les gens des environs cultivent des patates douces. L’exemple a porté. C’est bénéfique pour tous. »

Le 1er mai 1984, nous avons invité trois ministres à venir voir : celui de la Jeunesse, celui de l’Agriculture et celui de la Fonction publique, plus un représentant du MRND, le parti unique. Ils sont venus. Ils se sont mêlés aux gars, la houe à la main. Quel spectacle ! Les gars étaient fiers. Ils se sentaient honorés. C’était un peu la consécration de leurs efforts. La JOC réalisait une utopie depuis longtemps rêvée : celle de l’égalité, au moins pour une matinée. Ministres et travailleurs cultivaient le même champ, avec le même instrument à la main.

Un samedi, je suis allé me joindre au groupe des karaningufu, les transporteurs de brouettes. Ils cultivaient une très belle parcelle. Ils avaient même une bananeraie. Je leur ai demandé pourquoi ils travaillaient. J’ai eu trois types de réponses :

« Oh, moi, je tue le samedi, m’a dit le premier.

— Moi, c’est pour nourrir ma famille, m’a répondu un deuxième.

— Moi, fit un troisième, je plante une bananeraie. Je fais avancer le Rwanda. » Ces trois réponses, significatives, servirent beaucoup dans les réunions suivantes.

J’aime aller à l’umuganda. Pourtant, pendant longtemps, j’ai été le seul Blanc et même l’unique prêtre de Kigali à prendre la houe pour accompagner les gars. « Toi au moins, tu travailles avec tes mains, alors que tes collègues ne font que faire bouger la langue », m’a dit un jour un jociste.

Dans son discours pour le vingt-cinquième anniversaire de l’Indépendance, le 1er juillet 1987, le président demanda aux responsables des Églises et au clergé de donner aussi l’exemple en pratiquant l’umuganda avec le peuple pour le développement du pays.

{:}{:rw} 

{:}{:en} 

{:}