1. Les parentèles.

 A. Nature de la parentèle.

29. Le terme par lequel on désigne cet échelon de la parenté est Inzu, c’est-à-dire : case ou hutte. C’est dire que la signification fondamentale provient de : foyer ; il s’agit de frères, nés dans la même habitation, des mêmes parents, une huttée, si l’on peut ainsi parler

30. Le terme Inzu, mot de la quatrième classe, est en principe invariable ; il est inzu au singulier et au pluriel. Il a cependant une forme de pluriel Amazu qui est irrégulière. En ce dernier sens, il désigne cet échelon de parenté qui nous occupe. L’important à souligner ici, est que nous nous trouvons devant deux termes : inzu, invariable de la quatrième classe qui signifie : case, hutte. Et Amazu, pluriel irrégulier, ou si l’on veut mot sans singulier, appartenant à la cinquième classe, dont le sens étymologique est également : case ou hutte.

 

31. Avant d’en arriver à la définition réelle de ce terme, rappelons que le Mulyango a été traduit par famille. Ici nous traduisons Inzu par parentèle. Le choix des termes français se base-t-il sur une donnée indiscutable ? Je dois répondre clairement par la négative. Les termes techniques rwandais Umulyango et Inzu diffèrent certainement entre eux. Quant aux mots par lesquels on peut les rendre en français ou en n’importe quelle autre langue non Bantu, la même rigueur n’existe pratiquement pas. Si l’un ou l’autre traduisait Umulyango par aarentèle et Inzu par famille, je ne m’attarderais pas à discuter. La question est de s’entendre, de se plier au point de vue de tel auteur, pour comprendre ce qu’il a voulu dire. Il serait évidemment souhaitable qu’on adopte une terminologie unifiée ; mais en général les chercheurs, qui s’intéressent aux branches ayant trait à l’ethnologie, veulent faire école, et sont excessivement enclins à la dissidence.

 

32. Reprenons le tableau généalogique des Bahigo, grâce auquel il nous sera plus facile de comprendre la différence entre Umulyango (famille) et Inzu (parentèle)

 

MIHIGO:

 

2 Rugero   3 Mushi    4 Mutwa            5 Bugabo           6 Ntwali

1 Rwema {  2               3                       4                                                 6 Gitera

2               3                4                              5 Rugira          6 Rugema

6 Segatwa

6 Sebashi

2 Mukiga   3 Murashi  4 Rushema        5 Havuga          6 Bagabo

6 Sebushumba

1 Migabo     2               3                      4                     5 Ruvugwa          6 Sebatwa

2               3                4                               5 Sembeba         6 Sabuhoro

6 Semahore

2 Murema  3 Rugo       4 Mugema               5 Kagoro          6 Kagabo

6 Gatete

1 Ntama      2                3                 4                 5 Masaka                   6 Rugina

6 Njangwe

2                 3                 4                 5 Kajuga                    6 Senkware

6 Rutezi

2 Mishako   3 Sesaho    4 Minani     5 Rukore      6 Karama

1 Mwambi   2                 3                4                 5                  6 Kalima

2                 3                4                  5                  6  Semasuka

1 Macumu   2 Muheto    3 Ngabo      4 Nkubito    5 Nkubana   6 Rukina

5 Bugahe      6 Burabyo

1Rukara      2 Rwego       3 Ndanga    4 Kiragi       5 Garuka      6 Sibagire

Ce tableau nous donne le schema general de la famille de Bahigo, descendants de l’ancêtre éponyme MIHIGO. Combien de parentèles (Amazu) compte cette famille ? Cela dépend de plusieurs facteurs qu’il n’est pas possible de déterminer a priori.

33.1° Étant donné la supposition faite plus haut, concernant les descendants de MURASHI (n. 7), ce groupe en passe de constituer une famille séparée dénommée Abarashi, est certainement une parentèle distincte. Pourquoi ? Parce que ces gens détiennent une série de fiefs (bovins, terriens et pastoraux) dont la Cour les a investis. Comme ces possessions ne furent pas héritées de Mihigo, elles sont imposables devant les autorités politiques. Ce fait établit les détenteurs en un groupe contribuable autonome, indépendant.

34. 2° Si le reste de la famille se partage l’héritage (bovin, terrien et pastoral) que leur légua Mihigo, le groupe entier constitue une parentèle unique, parce que détenant un fief unique, dont les prestations sont payées en cotisation.

3° Si l’un ou l’autre des descendants de Mhigo a pu obtenir l’investiture d’un fief différent, (dans les conditions analogues à celles concernat les Barshi) ctte investiture a créé une aure parentèle, et ainsi de suite.

35. Résumons les notions acquises : il a été établi tout d’abord que le ‘bwoko (clan) se reconnaît au totem. Nous avons ajouté ensuite que Mulyango (famille) répond à une appellation commune, calquée sur le nom de l’ancêtre éponyme, et qu’elle partage l’intérêt du sang. Il nous est dès maintenant aisé d’indiquer la caractéristique de la parentèle (Inzu). On la reconnaît au fief qu’elle détient. Nous pouvons donc la définir : groupe social de foyers ayant relation du sang et détenant un fief commun. Le terme fief doit s’entendre ici soit comme têtes de gros bétail, soit comme lopin de pâturages, soit comme propriété foncière. Les détenteurs peuvent en avoir hérité de leurs ascendants, ou en avoir été investis par l’autorité politique, ou avoir acquis ce bien par leur propre industrie dans les cadres de la coutume sous la protection de l’autorité politique.

36.L’autorité politique dans la société du vieux Rwanda ne peut se confondre avec le Gouvernement entendu dans le sens européen. Tout d’abord la coutume rwandaise ne connaissait pas la séparation des pouvoirs. Ensuite, comme il a été précisé ailleurs, les autorités politiques rwandaises étaient constituées par les chefs guerriers, les chefs pastoraux et les chefs de l’administration territoriale, qui gouvernaient le pays sous la haute direction du roi.

37.Notons que, même en dehors de la famille faible (n. 12) un seul foyer pouvait détenir un fief autonome, sans le partager avec un parent. Dans ce cas, le détenteur était contribuable en vertu de son fief, et était assimilé aux parentèles vraies. Mais alors on ne pouvait lui appliquer le terme Inzu que s’il était l’unique représentant de sa famille éteinte (n. 13), donc moins que inkêho.

  1. Le Rôle Des Trois Echelons.

38.Considérons maintenant l’aspect juridique des trois échelons : clan, famille et parentèle. 1° Le clan (Ubwoko) intéresse les dépositaires du code ésotérique de la dynastie, en ce sens qu’il y a un seul clan dynastique; que les autres clans sont classés en matridynastiques et en clans inférieurs. En dehors de ce cas dynastique, l’échelon clan n’a aucune incidence dans la politique. C’est une organisation purement ethnique. On ne peut même pas, me semble-t-il, la classer comme sociale, puisqu’elle ne correspond à aucun droit ni à aucun devoir constituant matière à sanctions légales. Par contre, au point de vue religieux, qui sera décrit ailleurs, on constatera que les dispositions ayant trait à cette organisation sont d’un ordre supra-naturel.

39.2° L’échelon famille (Umulyango) joue un rôle prépondérant dans la politique du pays. Le groupe, à cause de son intérêt du sang, tient à former un corps compact, à constituer une force dont on doit tenir compte, et qu’on doit redouter. Les autorités politiques ne s’occupent pas du Mulyango en tant que tel, car cet échelon en tant que tel ne peut être investi de fiefs. En conséquence, le Mulyango n’est soumis à aucune juridiction politique. Quant à son intérêt du sang, il relève uniquement du tribunal du roi. Lorsque le litige de vendetta est soulevé entre une famille trop puissante et une autre qui ne peut se rendre justice, l’affaire est jugée uniquement par le roi, auquel il appartient de condamner à mort. Ce droit caractéristique doit être souligné.

  1. La parentèle (Inzu) qui est une subdivision de la famille (Umulyango) est, comme il vient d’être dit, seule accessible aux autorités politiques. En conséquence, ces mêmes autorités ont juridiction sur les détenteurs des fiefs dépendant d’elles. Mais il faut remarquer que les biens de la fortune, jalousement protégés par les autorités investissantes, n’intéressent pas l’échelon Umulyango (famille). L’individu lésé dans ses droits ne mobilise pas le Mulyango, mais ses supérieurs politiques. Que quelqu’un verse cependant le sang de cet individu, alors il verra le Mulyango se lever comme un seul homme, pour défendre son propre sang, tandis que les autorités politiques ne lèveront pas le petit doigt en cette circonstance, sinon par une assistance morale.

41.En somme, si l’on examine les choses de plus près, la famille (Umulyango) avec son ancêtre éponyme et son intérêt du sang, jouissant du droit reconnu de se rendre justice en matière de vendetta, l’ensemble nous présente la réminiscence du clan-nation, tel qu’il existait avant l’occupation hamitique. Les clans d’alors étaient de minuscules nations qui se rendaient ainsi justice, vis-à-vis des groupes voisins. L’invasion hamitique a pu favoriser les groupes faibles, en mettant à leur disposition l’autorité du roi, qui a assumé les droits et aussi les devoirs du chef de clan. N’est-il pas considéré comme le père de sa grande famille rwandaise ?

42.Quant à l’échelon parentèle (Inzu), son rôle en polique administrative guerrière et pastorale en fait une invention purement hamitique. Les conquérants mirent cette organisation sur pied, dans le cadre de l’Etat unifié, qui a succédé aux clans-nations. Il fallait nécessairement résoudre le problème des prestations manuelles et autres, organiser la répartition des pâturages, assurer la défense du pays contre les invasions et systématiser les expéditions destinées à razzier ou à annexer des pays étragers. Le fief rwandais répond absolument à tous ces besoins.

43. Je dois rappeler, pour finir, que les auteurs qui se sont intéressés à ces organisations sociales du Rwanda, ont justement fait preuve d’une hésitation assez marquée, lorsqu’il s’est agi de Milyango (familleS) et de Mazu (parentèles). Le motif est très simple, me semble-t-il : les deux échelons indiquent des groupes de parenté. D’autre part, il peut arriver que dans tels groupes donnés, l’extension famille coïncide exactement avec l’extension parentèle. Il suffit, pour cela, que personne du groupe n’ait encore acquis un fief différent de celui hérité en commun.

 

44. Ajoutons que les informateurs rwandais ne peuvent pas, en général du moins, dégager la caractéristique essentielle servant à distinguer les échelons entre eux. D’autant plus que pareils informateurs sont ou francophones, c’est-à-dire jeunes et peu versés dans les coutumes ; ou, s’ils sont compétents, ne parlent pas eux-mêmes, mais sont obligés de répondre à un questionnaire qui, sur ce point, est incomplet.

  1. b) Et puis, pour l’Européen qui pose les questions, comme la famille représente un concept différent de ce qu’elle est pour l’Africain, et que d’autre part ce mot famille peut traduire approximativement les échelons

à décrire, la conclusion est que l’on ne pourrait pas facilement dégager l’essentiel. Il ya trop d’éléments constituant d’inévitables obstacles, pour un chercheur qui compte davantage sur les informateurs.

III. Le chef de la parentèle et le chef de la famille.

45.Puisque nous venons d’analyser la famille et la parentèle, terminons ce chapitre par l’autorité patriarcale. Une parentèle, en effet, du moment qu’elle se groupe autour d’un même fief hérité en commun, suppose un responsable, un chef qui le représente auprès des autorités politiques. De même, la famille, comme toute association humaine, doit se grouper autour d’un chef. Comment l’autorité s’établit-elle au sein de ces échelons ? Disons, pour commencer, que les deux dignités, celles de chef de parentèle et de chef de famille, peuvent coïncider et n’être exercées que par une seule et même personne. Ceci ressort de ce que nous avons vu plus haut (n. 34), lorsque la famille entière ne forme qu’une seule parentèle. Mais les deux dignités sont distinctes de soi et ne doivent pas coïncider nécessairement. Plusieurs fiefs peuvent, en effet, exister à l’intérieur d’une même famille (n. 33-34).

46.La distinction entre les deux dignités ne repose pas seulement sur le fief, suivant le mode auquel nous venons de faire allusion. Elles se différencient également par leur nature même, au point de vue juridique et au point de vue de leur exercice.

1° La dignité de chef de famille est une institution sociale privée. Elle ne s’accompagne d’aucun droit juridique devant les autorités politiques et ne relève, en conséquence, d’aucun tribunal. Les subordonnés de celui qui en est revêtu acceptent religieusement son autorité patriarcale. Les membres de la parenté le considèrent comme détenteur du droit paternel de leurs ancêtres, comme leur remplaçant.

2° La dignité de chef de parentèle, au contraire, comporte des droits réels sur les biens de ses subordonnés, et des devoirs envers eux et envers les autorités politiques dont dépend le fief. Ce dignitaire s’intègre juridiquement dans la hiérarchie du pays et exerce de pleine autorité le commandement qui lui est reconnu par la coutume.

47.Les deux dignités se différencient, enfin, par le mode de leur collation. Le chef de parentèle est désigné directement comme responsable du fief familial devant les autorités politiques ; cette désignation confère, par le fait même, la dignité de chef de famille. Nous pouvons dire, en termes philosophiques de l’école, que les deux dignités sont conférées simultanément, mais que le chef de parentèle intenditur primario, tandis que le chef de famille intenditur secundario (Traduisons librement : Intenditur primario = a la primauté dans l’intention: est envisagé comme le principal. — Intenditur secundario = est envisagé comme un corollaire découlant nécessairement du premier).

48.Dans le même ordre, les autorités politiques qui ont la juridiction directe sur le chef de parentèle, exercent une juridiction indirecte sur le chef de famille. Cet aspect se vérifie dans le cas d’un chef de parentèle qui meurt intestat. Ce sont les autorités compétentes qui nomment son successeur comme chef de parentèle. Mais de ce fait, le nouveau dignitaire est nommé chef de famille. De même, si plusieurs candidats à la dignité de chef de parentèle portent le litige devant les tribunaux compétents, les supérieurs du fief, en donnant raison judiciairement à l’un des plaideurs, lui confèrent sa double dignité ; celle de chef de parentèle directement et celle de chef de famille indirectement.

49.Reportons-nous un instant sur la table généalogique de la famille des Bahigo. Nous avons supposé que les descendants de MURASHI (n. 7) forment une parentèle à part. Supposons maintenant que, par impossible, tous les autres Bahigo ne se partagent qu’un seul fief, et ne forment en conséquence qu’une seule parentèle. Mihigo avait désigné, comme chef de parentèle, son fils Rwma, auquel succédèrent, au cours des 5 générations suivantes, Rugero, Mushi, Mutwa, Bugabo et ‘Ntwali. Ce dernier est le dignitaire en exercice. Exerce-t-il son autorité directement sur tous les foyers des Bahigo ? Non, évidemment. Il ne l’exerce directement que sur ses propres frères (Gitema et Rugema), et peut-être sur ses deux cousins plus proches (‘Segatwa et ‘Sebashi). Quant aux autres cousins de la famille, chaque subdivision dispose d’une espèce de vice-chef de parentèle qui la représente auprès de ‘Ntwàli. Ainsi donc, une vaste parentèle se fractionne fatalement en plusieurs vice-chefferies de parentèles.

50.Peut-on rencontrer des cas où les deux dignités sont conférées séparément ? Cette question est posée pour signaler un seul fait de ce genre, mais qui avait un fondement d’un autre ordre. Le roi Yuhi IV Gahindiro, ancêtre éponyme des Bahindiro (n. 48), désigna son fils Rwogéra pour lui succéder en sa dignité de roi, sous le nom de Mutara II. Il désigna ensuite son autre fils Nkusi, comme chef de famille. Il se faisait ainsi que, en cas de contestation d’ordre familial, le roi et ses autres frères se pliaient au jugement du prince Nkusi. Cette décision de Yuhi IV Gahindiro ne semble pas avoir eu un précédent, et elle ne fut plus imitée dans la suite.

51.Une autre question : plusieurs familles Imilyango, (il ne s’agit donc plus de parentèles), en dehors de leurs chefs respectifs, peuvent-elles avoir un chef-général ? Un dignitaire supérieur, auquel se soumettraient ses collègues de la lignée ? Il n’y a qu’un seul cas de cette espèce dans tout le Rwânda : dans le clan des Bega, toutes les familles descendant de Makara le Jeune (Makara l’Ancien, surnommé Muzi w’Abega (= racine de tous les Bega), n’a pas été mentionné dans le Poème Généalogique de la Dynastie (Ubucurabwenge). Il a vécu à une époque très reculée. Je n’ai pu apprendre son nom que par des mémorialistes. — Makara le Jeune, surnommé ‘Rwanga-Bami (= Fidèlement attaché à aucun Roi), est plus récent. Son surnom peu flatteur vient du fait qu’il s’exila du Rwanda plusieurs fois, et vécut dans tous les pays voisins, allant de l’un à l’autre monarque, à chacune de ses randonnées.) reconnaissent la préséance au chef de la famille des Bagagi, descendants de Rugagi, fils de Nyakiroli, celui-ci fils de Makara. On remarquera que plus aucune famille ne conserve l’éponymie de Makara: les ramifications de ces descendants se répartissent en groupes désignés sous l’éponymie de leurs fondateurs respectifs. L’honneur qui est ainsi rendu au chef de la famille des Bagagi repose sur le fait que Nyakiroli, leur ancêtre, était le successeur de Makara, en qualité de chef patriarcal (de parentèle et de famille).

 

Nous terminons ainsi l’analyse des échelons famille et parentèle, tels qu’ils se présentent dans l’organisation socio-familiale du Rwanda.