{:fr}Depuis la fin de la seconde guerre mondiale au moins, les responsables politiques se sont fortement préoccupés du sort des enfants qui ont passé par l’école primaire et qui ne pouvaient, ni poursuivre au collège, ni s’insérer de manière satisfaisante dans la vie économique du pays.

Des expériences privées eurent un rôle précurseur.  Certains ont décrit, par exemple, une “école Don Bosco” qui a existé à Gisagara à partir de 1955 sur l’initiative des religieuses du lieu et dont le but initial était de dispenser en quatre ans une formation “ruralisée” à des sortants de l’école primaire qui n’ont pu poursuivre dans le secondaire. Cet établissement alors marginal a reçu de ce fait le surnom d’« école des vagabonds ».

Après l’indépendance, les préoccupations autour d’une jeunesse flottante devinrent hantise, et l’on éprouva le besoin de restructurer les institutions existantes afin d’augmenter leur capacité d’accueil et d’en prévoir l’extension, voire la généralisation.

 Les écoles familiales pour filles

D’emblée furent supprimées les 8 écoles ménagères post-primaires existantes, avec un cycle d’études de trois ans en internat, qui n’atteignaient qu’environ 400 jeunes filles privilégiées. On les remplaça en 1962 par une “année complémentaire familiale”, ayant pour but de préparer sur un plan beaucoup plus vaste des mères de famille compétentes. Une fois dotées en matériel didactique et approvisionnées avec l’aide de l’UNICEF, ces sections devaient en principe s’autofinancer à partir de leur propre production, sauf en ce qui concernait la rémunération du personnel.

Comme cette formule connut un grand succès, on chercha à l’étendre à partir de 1968. On prolongea la septième complémentaire, conçue initialement comme année unique, par une huitième, puis une neuvième. En 1971-1972, on parvenait ainsi à 74 sections avec 207 classes et plus de 4 000 élèves. Elles furent appelées à partir de 1967 “écoles post-primaires familiales et professionnelles”. Les 260 monitrices étaient formées en 2 ans après le tronc commun dans les Ecoles Techniques Féminines de Remera, Mubuga et Nyanza, et les directrices en 4 ans à Kibuye. Des inspectrices supervisaient le tout.

Leur but premier était de préparer les jeunes filles à leurs futures obligations familiales, d’en faire des maîtresses de maison, des épouses et des mères capables de participer activement au développement. Les locaux comprenaient en général une salle de classe par année, un atelier de couture, une cuisine-réfectoire, un bureau de direction, un magasin scolaire et un logement pour les monitrices. L’encadrement normal comprenait une directrice elle-même chargée d’enseignement et une monitrice polyvalente pour chacune des années. Le Bureau de l’Enseignement Familial au ministère en assurait le contrôle, l’administration et l’animation, et éditait la revue Vie féminine et enseignement familial.

On peut regrouper les activités qui se déroulaient dans un tel établissement sous trois rubriques :

– formation générale de type scolaire en kinyarwanda, français, calcul, religion, morale familiale, éducation civique, leçons de choses, agriculture, puériculture, secourisme, hygiène corporelle, hygiène de la mère et de l’enfant, hygiène sociale, etc.,

– formation pratique et technique en cuisine (en utilisant les produits locaux), couture, raccommodage, jardinage, économie domestique,

– sensibilisation des parents aux problèmes ruraux par des informations régulières et des visites à domicile afin d’obtenir une participation de plus en plus active des familles : en effet, une section familiale ne visait pas seulement la promotion individuelle des jeunes filles, mais voulait aussi devenir un centre de rayonnement et de promotion pour la communauté au milieu de laquelle elle était établie, et en particulier pour les parents des élèves qui la fréquentaient.

Celles-ci venaient des environs et rentraient le soir chez elles de manière à ne pas être coupées de leur milieu et à ne pas devenir des étrangères dans leurs propres familles. Souvent les responsables s’efforçaient d’intégrer la section dans l’ensemble des réalisations existantes au plan communal et faisaient appel à toutes les personnes qui par leur profession ou leur position sociale pouvaient fournir un apport à l’éducation des jeunes filles : infirmiers, agronomes, sages-femmes, comptables, responsables communaux, membres du clergé, etc.

Les sections familiales avaient plusieurs sources de financement: les élèves payaient un “minerval” ; le gouvernement prenait en charge la rémunération du personnel d’encadrement ; les dépenses d’investissement (construction, équipement, entretien) relevaient de la communauté locale ou de l’entité privée qui demandait l’ouverture ; de nombreux organismes publics et privés leur apportaient une aide en nature et en espèces ; l’autofinancement jouait enfin dans la gestion un rôle important : vente de vêtements cousus ou tricotés, des surplus de la cuisine et des produits du jardin.

Les règles de conduite transmises à de futures mères en matière de puériculture, de morale familiale, voire de simple politesse, s’inspiraient trop largement de modèles européens et ignoraient les façons de faire africaines. Bien plus : elles s’inspiraient souvent de modèles surannés et dépassés depuis longtemps en Europe même. Ainsi arrivait-il qu’on parte en guerre contre l’allaitement à la demande ou le portage dans le dos, ou qu’on préconise que l’enfant soit couché dans un petit lit bien à lui.

Le rapport de la mission UNESCO d’évaluation Béguin-Rimoldi en 1970 a recommandé un certain nombre de réajustements. En effet, dans les textes mêmes qui régissaient ces “sections” apparaissaient des ambiguïtés quant à leurs objectifs : on y parlait à la fois de formation ménagère et de formation professionnelle. C’est le premier aspect qui intéressait les promoteurs, et c’est le second qui motivait de plus en plus les élèves elles-mêmes, qui faisaient pression pour qu’il se développât. En effet, grâce à des ateliers rattachés aux sections, environ 45 % des sortantes pouvaient accéder en fin de scolarité à un emploi rémunéré parmi le personnel d’exécution. Ces ateliers publics ou privés avaient chacun sa spécialité : art local, coupe et couture sur mesure, couture de peaux, tricot, tapisserie, vêtements pour bébés, perlage, broderie, vannerie, transformation de produits agricoles, fabrication de jus de fruits, confitures, vinaigre, fécule de canne, etc. Des débouchés s’offraient également aux jeunes filles dans l’administration : après un stage complémentaire, elles pouvaient être engagées comme monitrices sociales, animatrices rurales, animatrices de centres nutritionnels ou de centres d’alphabétisation, instructrices pour centres parascolaires, aides-gérantes de maternités ou d’hôpitaux, etc. Ce décalage entre objectifs officiels et aspirations des filles et de leurs familles posait un réel problème aux responsables. Voici ce qu’en a dit l’une d’elles :

“Malgré toute la bonne volonté de l’école, son objectif sera-t-il atteint s’il n’est pas compris du milieu ? Les parents et les responsables communaux comprennent-ils le but de l’école familiale ? Qu’est-elle pour eux ? C’est une école comme une autre, un peu moins bonne même, qu’on accepte quand on n’a rien trouvé d’autre. Les filles s’y rendent chaque matin pendant trois années scolaires. Pour la fréquenter, il faut payer un minerval de 1000 francs par an. C’est cher pour un simple cultivateur ; mais au terme de ses études la fille recevra un certificat, c’est-à-dire, pour ses parents, un papier qui donne droit à un travail salarié. Malgré des réunions de parents organisées par l’école pour les informer, je pense que cette optique est encore celle de la majorité. Même si on évite le terme “école” en le remplaçant par “section”, si on supprime les pupitres pour les remplacer par des tables et des tabourets, l’établissement où l’on va régulièrement pour étudier, que ce soit le français ou le jardinage, en payant un minerval, sera toujours une école dans l’esprit des gens. A cause de l’incompréhension du milieu (et le bourgmestre n’est souvent pas mieux informé que les parents), le but de l’école qui est de former les épouses et les mères de demain est dévié en une école qui donne une formation “technique”, pour les unes de couture, pour les autres de cuisine et même de secrétariat, car on y apprend le français. Cette formation, concrétisée par le certificat, doit servir tout de suite à donner un salaire. Sitôt l’école terminée, c’est la course au travail salarié Et les parents ne sont pas les moins acharnés à vouloir un travail salarié quel qu’il soit.”

Si la pédagogie des écoles familiales a cherché autant que possible à éviter la coupure des élèves par rapport à leur milieu, force était de constater qu’elle n’y parvenait pas véritablement : “L’école et la maison restent deux choses bien distinctes. On le remarque d’une part par le peu d’enthousiasme que mettent les élèves à essayer de pratiquer chez elles les leçons reçues à l’école. Elles ont toujours la bonne excuse de manquer d’une chose ou de l’autre. D’autre part, on constate le petit nombre de parents qui fréquentent les réunions organisées par l’école à leur intention en vue d’une collaboration. Les parents qui viennent aux réunions n’apportent pas grand chose de positif. Le plus souvent ils laissent parler l’un ou l’autre plus important qu’eux et qui, souvent, n’est même pas père d’une élève. Nous avons l’impression qu’ils se sentent complexés malgré tous nos efforts pour les mettre à l’aise”.

Au séminaire sur l’éducation de base tenu à Nairobi en 1974 sous le couvert de l’UNICEF, la délégation rwandaise exposait un point de vue analogue :“Le risque est grand de voir, dans ces ouvertures (sur le monde professionnel), un moyen d’échapper au monde rural, alors que l’intérêt des sections familiales est justement qu’elles visent à une meilleure intégration à ce milieu afin de permettre à la jeune fille de promouvoir le changement indispensable au développement.”

Pour être réaliste, il fallait donc accepter que les sections familiales, surtout à partir du moment où elles s’étendaient sur trois ans, jouent de plus en plus le rôle d’écoles professionnelles et techniques, d’autant plus qu’il y avait dans ce domaine une fonction à remplir, même si les débouchés se raréfiaient et si les jeunes filles étaient parfois soumises à un temps de flottement préjudiciable avant d’avoir trouvé à s’insérer dans la vie économique. Il était irréaliste de demander à une école de type traditionnel, destinée aux yeux de la population à permettre à ceux qui y passaient de sortir de leur milieu, qu’elle formât des personnes pour un développement en quelque sorte endogène du monde rural. Cela ne voulait pas dire que cette formule n’était pas valable. A mes yeux, ces “sections” formaient même l’institution la plus intéressante et la mieux conçue de tout le système scolaire officiel de l’époque.

Pour atteindre le but premier qui leur était assigné, il aurait fallu qu’elles poussent nettement dans le sens de la “déscolarisation” : ne pas en faire des écoles à temps complet ; instaurer un système d’alternance entre travail à l’école et travail à domicile ; ne pas habituer les jeunes filles à des installations trop complètes, avec outillage de couture ou de cuisine trop perfectionné, mais rester très proches des conditions familiales pour montrer comment très concrètement on pouvait les améliorer ; diminuer la part de l’enseignement général et surtout du français ; orienter l’action des centres vers un travail effectif en famille et dans le milieu ; remplacer les réunions de parents par des visites systématiques à domicile et un contrôle du travail des jeunes filles chez elles ; ne pas délivrer de diplôme final ; diminuer le temps de fréquentation proprement dit pour remplacer celle-ci au bout d’un an ou deux par une animation plus libre ; n’exiger qu’une contribution financière réduite, mais multiplier les travaux communs rentables, etc.

 Les CERAR pour garçons

L’enseignement post-primaire pour garçons fut beaucoup plus lent à prendre forme que celui pour filles. La formule des Centres d’Education Rurale et Artisanale au Rwanda (CERAR) mit des années à se préciser. C’est en 1965 que le gouvernement demanda à l’UNICEF une aide pour l’ouverture de 50 classes d’enseignement rural pour garçons, orientées soit vers l’agriculture, soit vers l’artisanat. En 1966, il demanda à l’Association Internationale pour le Développement Rural (AIDR) l’établissement d’un programme d’action pour intégrer dans leur milieu les adolescents sans qualification professionnelle. En 1967 des programmes furent élaborés. Mais ce n’est qu’en 1970 que les premiers CERAR furent créés à titre expérimental sous l’impulsion d’organismes d’Eglise (Rutongo, Rwaza) ou de l’assistance technique française (Butare). En 1972, un projet fut soumis au Fonds Européen de Développement (FED) en vue de l’extension de la formule. L’UNICEF a fourni de précieux matériels agricoles et des équipements d’atelier.

Il fallait aussi, pour surmonter les aléas d’une économie de subsistance, développer les marchés locaux et le marché national, puis apprendre aux agriculteurs et aux artisans à commercialiser leurs produits afin d’avoir accès à de nouveaux biens de consommation et à de nouveaux moyens de production.

“Mais tant que cette évolution n’est pas réalisée, ils se voient contraints de fabriquer eux-mêmes les moyens de production et les biens qui leur sont nécessaires en raison de l’insuffisance de leur revenu. D’où l’idée de former un certain nombre de jeunes en les adaptant aux techniques de la modernisation rurale, de la commercialisation des produits et du “bricolage polyvalent” dans le domaine des techniques artisanales.”

Le même texte soulignait que l’implantation des CERAR visait à briser les cadres structurels de l’école afin de leur substituer une formule nouvelle fondée sur des techniques de formation directement axées sur le développement économique, et à faire de ces centres non seulement des établissements de formation, mais aussi des points d’animation. “La formule connaît déjà un incroyable succès d’enthousiasme dans l’ensemble du Rwanda et la demande d’éducation sous cette forme est dès maintenant très forte”, pouvait-on lire : encore fallait-il que les intéressés aient bien compris de quoi il s’agissait exactement. Le plan initial prévoyait deux CERAR par préfecture, et l’implantation devait s’opérer de préférence là où d’autres expériences de développement étaient déjà en cours en vue d’un soutien mutuel.

Dans la brochure officielle qui les présentait, les objectifs pédagogiques étaient définis en ces termes :

“Pendant les trois années d’enseignement… les élèves recevront une formation générale, technique, sociale et humaine suffisante pour mener à bien leur vie d’agriculteur conscient et organisé et leur permettre d’assumer leur rôle civique et social. Il s’agit d’arriver à une somme de connaissances générales et techniques et surtout de former des “personnes” conscientes de leurs aptitudes, sachant s’exprimer et s’organiser, et ayant acquis les méthodes de pensée et de travail utilisables pour leur vie personnelle et collective. En conséquence, les CERAR se proposent :

  1. de dispenser un enseignement général de type pratique, propre à consolider et à développer les connaissances de base acquises à l’école primaire ;

    2. d’enseigner l’essentiel des connaissances techniques, agricoles et artisanales répondant aux besoins du pays…

   3.de sensibiliser les élèves aux méthodes d’animation rurale, d’action de groupe et d’organisation coopérative en vue de susciter par la suite, dans leur région d’établissement, la constitution de groupements de producteurs aptes à résoudre les problèmes posés par l’accroissement de la productivité agricole et l’organisation de la vente des produits ;

4. de donner une formation sociale et humaine aux élèves en vue d’en faire des éléments dynamiques, pourvus de sens pratique, animés d’un esprit pionnier et capables d’organiser un travail collectif dans l’intérêt des communautés.”

On espérait en faire des “animateurs bénévoles” ayant autour d’eux un fort effet d’entraînement. Il s’agissait d’ “établir des liens entre formation et activité productive afin d’offrir sur place aux jeunes déscolarisés une issue opérationnelle et utile” .

 Fonctionnement

Comme les sections familiales, les CERAR ont heureusement renoncé au régime d’internat. Le recrutement était donc essentiellement local, provenant d’un rayon de dix à douze kilomètres au maximum. Pour stimuler néanmoins l’esprit communautaire, le repas de midi était pris en commun. On préférait s’implanter dans des zones qui connaissaient une certaine expansion économique, afin que les élèves sortants risquent moins de se heurter aux routines ancestrales qui constituaient pour tant de jeunes un facteur de découragement.

Le CERAR-type groupait 90 élèves répartis en trois promotions de 30. On passait automatiquement d’une année à l’autre. Les adolescents étaient répartis par groupes de 10 pour les activités pratiques et agricoles (travail du fer et du bois, maçonnerie, cultures vivrières et industrielles, élevage, etc.). Les programmes envisageaient

– en première année, une consolidation des connaissances acquises à l’école primaire et une première initiation aux techniques agricoles, artisanales et de commercialisation ;

– en deuxième année, l’entretien de ces connaissances et une formation plus poussée aux techniques ;

– en troisième année, la concrétisation, par une pratique abondante du travail en équipe, des connaissances et habiletés acquises antérieurement.

S’ils s’inséraient toujours dans un horaire standardisé, les programmes devaient varier quant à leur contenu en fonction du climat, de l’économie locale et de la nature du sol. L’enseignement agricole pratique devait être dispensé selon la méthode suivante : on réalisait sur trois parcelles distinctes des cultures identiques, mais en usant de techniques différentes :

– la première parcelle montrait la manière de faire traditionnelle,

– la seconde les possibilités de rendement d’une culture améliorée par l’usage de techniques rationnelles immédiatement utilisables : semis en ligne, fumure organique, assolements, etc.,

– la troisième devait préfigurer ce que serait l’agriculture moderne avec l’emploi d’engrais chimiques.

Les résultats comparés devaient servir d’aliment à l’enseignement général : problèmes d’arithmétique sur les taux de rendement, les pesées, les mesures agraires ; données simples sur la chimie des sols ; relevés météorologiques ; étude des possibilités économiques de la région environnante ; lecture et commentaire d’ouvrages techniques concernant les produits cultivés ; étude des possibilités de commercialisation locale, nationale et internationale ; comptabilisation des ventes et établissement du compte d’exploitation du CERAR ; initiation à la gestion des entreprises agricoles, à la recherche et à l’étude des marchés, à l’organisation coopérative, au calcul des coûts de fonctionnement et d’investissement, etc. L’enseignement général ne devait pas être abstrait, mais lié avec souplesse aux réalités concrètes de la vie de l’établissement et adapté au rythme de compréhension des élèves. Voué à la formation de futurs entrepreneurs agricoles, un tel centre devait déjà prendre les allures d’une entreprise orientée vers la production et le marché.

Chaque élève était tenu de cultiver à domicile une parcelle de terrain selon les méthodes apprises au centre afin qu’elle serve de modèle à l’entourage. Voeu pieux, souvent, plus que réalité.

Le personnel d’encadrement comprenait théoriquement quatre maîtres par établissement : un instituteur, un maître d’agriculture, un moniteur technique polyvalent et un animateur. L’ensemble du personnel était regroupé pour suivre un stage en commun avant la prise de service. Recyclages et réunions pédagogiques réguliers étaient prévus en cours d’activité. Mais comme il était très difficile de trouver un personnel technique compétent, la tendance toujours renaissante était de gonfler l’importance des enseignements classiquement scolaires. Sous la pression des parents et des élèves des attestations de réussite étaient délivrées.

L’enseignement dispensé visait une formation simple, mais complète. Elèves et maîtres étaient censés faire fonctionner en commun l’institution au moyen d’une coopérative. En troisième année il était prévu que grâce à des techniques d’animation de groupes on décelât ceux qui avaient des aptitudes à jouer des rôles d’animateurs et de leaders. Les exploitants des environs devaient trouver en ces centres de la documentation et des conseils techniques, et pouvoir y rencontrer maîtres et élèves. Par un système de consultations et de réunions périodiques, l’établissement devait être associé aux activités de développement de 1a région.

 De l’idéal à la réalité

Les textes officiels donnaient ainsi de ces CERAR une image idéale avant même que l’expérience ait été menée sur une période suffisamment longue pour être concluante. Dans la réalité ils se heurtaient aux mêmes problèmes que les sections familiales. Leur succès venait surtout du fait qu’un nouvel espoir était donné aux jeunes sortis du primaire de pouvoir poursuivre leur scolarité. Quelle illusion de penser qu’ils allaient se muer sans plus en agriculteurs modèles ! Là aussi, c’était à la sortie la ruée vers le travail salarié.

L’expérience de l’établissement qui jusqu’en 1974 a fonctionné à Butare dans le cadre de l’assistance technique française à titre expérimental pour la mise au point des méthodes et des programmes, montrait que seule une infime minorité d’anciens élèves était amenée à travailler en milieu paysan et qu’elle considérait cela connue un échec de sa part. Néanmoins, là aussi, on peut considérer une formation orientée vers le bricolage intelligent et polyvalent comme étant ce qu’on pouvait concevoir de plus utile pour cette catégorie de jeunes, tant du point de vue socio-économique qu’intellectuel. Les bâtiments et leur équipement intérieur ont souvent été réalisés partiellement par les élèves eux-mêmes.

Lors d’une de mes visites, on me montra le programme de formation économique : quel ne fut mon étonnement en constatant qu’il ne s’agissait sans doute pas d’autre chose que de la table des matières d’un ouvrage d’économie politique à usage universitaire : le contenu n’avait quasiment aucun rapport avec les besoins de la formation d’adolescents en milieu rural. Quel décalage entre une pédagogie des bureaux et celle du terrain!

Dès la naissance des CERAR, une ambiguïté de plus planait sur leurs objectifs. Manifestement, les porteurs de projets, les autorités gouvernementales rwandaises et les organisations internationales n’en avaient pas une conception identique. Pour l’UNESCO et l’UNICEF, il s’agissait de former des cadres ruraux en nombre limité, minorité active destinée à faire tache d’huile. Quant aux responsables rwandais, ils voyaient à longue échéance dans les CERAR une formule à appliquer à l’ensemble des élèves qui sortaient de l’école primaire, permettant d’occuper toute cette jeunesse flottante et de lui donner une formation professionnelle adéquate, ce qui revenait en fait à porter la scolarité de six à neuf ans. Une telle mesure se heurtait à une impossibilité financière évidente, le Rwanda ne pouvant se payer un tel luxe et aucune assistance étrangère n’étant disposée à prendre en charge un secteur aussi important.

Une idée cependant survivra à ces essais et tâtonnements : on ne peut donner une formation agricole ou artisanale à des enfants trop jeunes si l’on veut qu’elle revête un caractère véritablement fonctionnel: l’école primaire sous sa forme habituelle ne peut donc s’y prêter. Mais comme la généralisation de l’enseignement post-primaire était impossible, il ne restait donc plus qu’à procéder à une “cérarisation” de l’école de base, c’est-à-dire à un relèvement suffisamment net de l’âge d’entrée pour permettre d’étendre à tous, dans les dernières années du primaire, cette éducation pratique si désirable et en même temps si difficile à réaliser.

Il est à remarquer que ce sont le plus souvent les paroisses et les organismes religieux, délestés d’un primaire encombrant, qui se sont intéressés à cette formule, ont introduit des demandes d’ouverture, ont accepté de les superviser et de partager avec l’Etat leur prise en charge financière.

  Le CRAFAG

Il faut signaler ici un établissement du type CERAR, précédant ceux-ci et conçu selon une formule particulière : le Centre Rural Agricole et de Formation Artisanale de Gitarama (CRAFAG), qui faisait partie de l’ensemble appelé Université Radiophonique de Gitarama dont il sera question plus loin. Son originalité lui venait, d’une part de son internat qui lui permettait d’étendre son recrutement sur le plan régional à 40 km, d’autre part de la place qu’il accordait dans sa pédagogie à l’audiovisuel. On y utilisait couramment fiches de travail, diapositives et bandes magnétiques. Deux tiers de la formation étaient de type professionnel, et l’enseignement général consistait en un approfondissement et en une mise en pratique des acquis du primaire. Les bâtiments comportaient, outre les locaux scolaires, une menuiserie, une forge, un terrain pour les exercices de maçonnerie, une étable, une cuisine, un réfectoire et des dortoirs. Le mobilier et le matériel ont été fabriqués en partie par les élèves eux-mêmes, ainsi que les installations annexes, clapiers, poulaillers, etc. L’établissement disposait d’un terrain marécageux de 11 ha où, après mise en valeur par drainage, on pratiquait intensivement des cultures vivrières, industrielles et fourragères, et où un verger était aménagé. Chaque élève avancé y disposait d’une parcelle. La semaine de travail y était de cinq jours, puis les élèves allaient passer deux jours dans leurs familles de manière à ne pas les isoler de leur milieu. Durant la troisième année, des séries de travaux scolaires de trois semaines étaient prévues, coupées d’une semaine passée en famille, que l’élève devait mettre à profit pour entreprendre un travail précis en appliquant les techniques apprises au centre. Cela impliquait qu’une portion de terrain cultivable lui fût concédée. Pendant l’absence des jeunes; des anciens revenaient à l’école pour des stages de perfectionnement : les personnes en formation continue représentaient la moitié des effectifs. L’examen d’admission exigeait des connaissances suffisantes en français et en calcul pour que l’enseignement théorique fût profitable : une quarantaine d’élèves de 14 à 16 ans était ainsi admise chaque année pour 3 ans.

Conclusion

Sur le plan statistique, l’enseignement post-primaire féminin a pris une extension importante : en 1973-1974 on comptait 72 sections avec 227 classes, 5 000 élèves et près de 300 enseignantes. En 1974- 1975, par contre, n’existaient encore que 12 CERAR avec 900 élèves et une trentaine d’enseignants. Il fallait y ajouter des écoles artisanales destinées à former des ouvriers spécialisés en deux ans et une école d’arts de trois ans à Nyundo. Dans un séminaire sur l’éducation de base tenu à Nairobi il était dit à propos du Rwanda :

“Le système actuel de sélection et d’orientation permet à moins de 10 % des élèves issus des classes primaires d’entrer dans le cycle secondaire, ce qui signifie que pour l’immense majorité d’entre eux il n’y aurait qu’une seule ressource : le retour à la colline et l’entrée dans la vie active rurale. Ce retour… est d’autant plus pénible à l’adolescent qu’il vient de se voir refuser l’entrée dans le secondaire et que, se considérant déjà comme un “intellectuel”, il lui semble déchoir que de faire retour à la terre. D’où l’importance de mettre en place un système d’accueil qui lui permette par la suite une meilleure insertion dans son milieu afin que, devenu adulte, il puisse à la fois s’épanouir au plan personnel et participer activement au plan national.”

Encore une fois, quelle illusion de penser que trois années supplémentaires, quelles qu’en soient les intentions, la valeur et les programmes, arriveront à infléchir l’orientation imprimée par six années d’école primaire ! Il était dommage que des institutions par ailleurs aussi intéressantes aient reposé sur des idées que l’expérience contredit avec une constance aussi parfaite. Les établissements existants ne permettaient d’ailleurs absolument pas d’éponger ou d’encadrer de manière tant soit peu efficace la masse des scolarisés abandonnés à eux-mêmes.

“Indéniablement, la formule répond à des besoins “objectifs”, mais elle ne suffit pas à détourner les jeunes et leurs familles de leurs attentes extra-agricoles dans la mesure où depuis la mise en place de l’appareil de formation le passage prolongé à l’école et la réussite scolaire sont absolument synonymes de perspectives urbaines et/ou salariales. Les enseignements à finalité professionnelle rurale offrent alors un substitut de formation qui fonctionne, dans l’esprit des bénéficiaires et malgré les intentions et finalités initiales, comme une sorte de repêchage scolaire par rapport aux filières classiques “nobles”. Sans ouvrir les portes de la Fonction publique, il peut permettre l’accès aux emplois d’ouvriers mécaniciens, maçons, charpentiers, etc., soit dans les petits centres urbains régionaux, soit directement à Kigali, selon les trajectoires migratoires qu’offrent la famille ou le voisinage” .

Il importait de veiller à ce que la volonté d’insérer les jeunes dans leur milieu ne reposât pas sur une vue des choses trop passive : le plus décisif, ce n’était pas de leur donner la faculté de s’adapter statiquement à ce milieu, mais la possibilité dynamique de le transformer.

Une chose est certaine et vaut pour toute l’Afrique : il est totalement illusoire de compter sur l’efficacité des seuls moyens pédagogiques pour fixer les jeunes à la campagne. Ils accepteront le milieu rural et le métier d’agriculteur et ne chercheront plus à les fuir le jour où ils y trouveront un intérêt réel, où leurs produits seront payés à des prix décents, où ils disposeront de moyens de communication pour les commercialiser, où ils auront les ressources nécessaires pour améliorer leur habitat et leur équipement, où grâce à un système coopératif vraiment fonctionnel et non idéologique ils disposeront d’une réelle puissance économique, où ils auront à proximité des magasins pour s’approvisionner, des services de soin, de sécurité et d’éducation de niveau similaire à celui des villes, et où ils disposeront de structures politiques leur conférant un vrai pouvoir de décision. La vie rurale n’attirera qu’en devenant attractive. Faire progresser l’économie rurale représente donc le fond de la “ruralisation. Seule la transformation de l’agriculture donnera à l’éducation sa vraie signification, et non l’inverse. Il demeure vrai cependant qu’entre instruction et développement le rapport est dialectique : un certain type d’éducation peut constituer une aide puissante au progrès ; mais ce n’est pas en donnant la priorité à la pédagogie qu’on arrivera à inverser le mouvement.

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