{:fr}Le convoi de deux voitures- surchargées qui emportait Dian Fossey vers les Virungas cahotait sur les routes poussiéreuses, traversant les savanes et les jungles du Kenya et de l’Ouganda.

Quatre jours après avoir quitté Nairobi, Alan Root et Dian arrivèrent au Traveler’s RestHotel, àKisoro en Ouganda, à huit kilomètres de la frontière congolaise.

Walter Baumgartel souhaita la bienvenue à Dian. Mais en apprenant qu’elle se préparait à entreprendre des recherches sérieuses sur le gorille de montagne, il fut à la fois ravi et consterné. « Depuis des années, j’ai essayé de pousser à la création d’une telle entreprise, mais l’idée de vous savoir partir toute seule, en ce moment, dans les Virungas m’indispose. »

Il raconta à Dian que la province du Kivu était en rébellion contre le gouvernement central congolais et que les militaires, indisciplinés dans le meilleur des cas, étaient devenus imprévisibles dans leur comportement envers les étrangers.

Prenant à part Alan Root, Baumgartel le mit aussi en garde. « Vous savez comme les choses peuvent mal tourner. Usez de votre influence. Nous pouvons peut-être la convaincre de rester ici et de travailler avec les gorilles du mont Muhabura, en attendant que les choses se calment au Congo.»

Root sourit et haussa les épaules. « Vous ne la connaissez pas, Walter. Elle est capable de traverser les flammes et le déluge pour aller à Kabara. Mais nous verrons bien. Peut-être la frontière sera-t-elle fermée. »

La frontière était ouverte et malgré quelques difficultés administratives, le savoir-faire et l’assurance de Root les fit arriver au Congo. Le lendemain, ils firent une halte à Rumangabo, centre administratif du parc des Virungas, où ils engagèrent deux bons travailleurs pour le camp et deux gardiens armés qui les accompagneraient sur le site. Ils laissèrent leur voiture dans le petit village de Kibumba, au pied du mont Mikeno ; et comme Dian l’avait fait trois ans plus tôt, ils engagèrent une équipe locale pour transporter le matériel à plus de mille mètres d’altitude, sur la plaine de Kabara où Dian vivrait pendant les deux années à venir. Cette ascension que j’avais déjà faite était réellement poignante.

Le long du parcours, il y avait des paysages d’une majesté à vous couper le souffle. Les courbes lointaines des volcans semblaient se multiplier à l’infini. La piste était bordée de merveilleux hagenias touffus qui me semblaient si familiers que j’avais envie de courir pour leur serrer la branche. La pesanteur des membres et le souffle court que l’on ressent en altitude m’étaient aussi agréablement familiers.

Les porteurs grimpaient tranquillement sous la surveillance d’Alan, mais nous n’avons vu aucune trace de gorilles. Nous avons relevé de nombreuses traces de buffles et d’éléphants et ceci était un bon signe. En arrivant sur la prairie de Kabara, le signe le plus encourageant a été de constater qu’elle était intacte ; en fait, elle n’avait pratiquement pas changé depuis mon dernier passage qui remontait à trois ans.

Root ne pouvant pas rester plus de deux jours, tous deux se partagèrent le travail et consacrèrent toute leur énergie à des tâches fastidieuses, mais nécessaires à l’installation d’un camp et au repérage des gorilles. Alan donna à Dian un rapide cours de pistage.

« Nous avons trouvé des traces fraîches d’un groupe de gorilles sur le col relativement plat, adjacent à la montagne. Dans mon excitation, je me suis précipitée sur le passage laissé par les gorilles dans le feuillage dense, avec la ferme conviction de rencontrer le groupe à tout moment. Au bout de cinq minutes de « pistage », j’ai réalisé qu’Alan n’était pas derrière moi. Perplexe, je suis revenue sur mes pas et l’ai trouvé, assis patiemment, à l’endroit même où nous avions découvert leurs traces.

« Avec une tolérance et une politesse toutes britanniques, Alan a dit : « Dian, si jamais vous désirez rencontrer des gorilles, vous devez plutôt suivre les traces de l’endroit où ils vont que celles, à l’envers, d’où ils reviennent. » C’était ma première leçon de pistage et je ne l’ai jamais oubliée 1. »

La veille du départ d’Alan, Dian frissonna en entendant des gorilles mugir et battre leur poitrine, à huit cents mètres du camp.

Le lendemain matin, de bonne heure, la veille du trente-cinquième anniversaire de Dian, le 15 janvier 1967, Alan inspecta une dernière fois le camp : la cabane rafistolée où habiteraient les travailleurs africains ; la tente de Dian avec ses rigoles fraîchement creusées ; les latrines entourées de paravents et les tonneaux de pluie pour collecter l’eau potable. Satisfait par l’installation, il souhaita bonne chance à Dian et s’engagea sur la piste de retour.

 Je n’oublierai jamais le sentiment de pure panique que j’ai éprouvé en le regardant partir. Il était mon dernier lien avec la civilisation que j’avais connue. Je me suis surprise en train de m’accrocher au pilier de la tente pour ne pas courir après lui.

 L’étrangeté de cet isolement presque total ne m’a pas quittée pendant plusieurs semaines. Je n’arrivais pas à écouter la radio que le Dr Leakey m’avait gentiment pressée d’emporter parce qu’elle ne faisait que souligner mon sentiment de désolation. Je ne pouvais ni lire les ouvrages scientifiques et de vulgarisation que j’avais emportés, ni utiliser ma machine à écrire. Tous ces liens avec le monde extérieur ne faisaient qu’accentuer ma solitude.

Quatre jours après le départ d’Alan Root, le pisteur congolais, Sanweke, arriva au camp. Dans sa jeunesse, il avait pisté des gorilles pour Carl Akeley et plus tard avait occupé les mêmes fonctions auprès de George Schaller. Il avait aussi été le guide de Joan et Alan Root. Dian l’avait rencontré au cours de sa visite à Kabara en 1963 et avait eu l’occasion d’apprécier ses qualités remarquables. C’était un visage familier et son arrivée apaisait un tant soit peu son terrible sentiment de solitude.

 Le 19 janvier. Quitté le camp à 8h 30 avec Sanweke, vers la piste de Bitshitsi. Au bout d’une heure, nous avons trouvé une seule trace fraîche de gorille, sur la droite. Nous l’avons suivie en passant à travers de grandes orties et nous avons vu que quatre autres traces la rejoignaient. Nous avons entendu un aboiement aigu, nous sommes allés dans cette direction sur le sentier principal, avons traversé un ravin en marchant sur un tronc d’arbre, puis nous avons grimpé en suivant des traces de nourriture ; nous sommes redescendus dans un ravin très escarpé et enfin avons grimpé suries pentes du Mikeno où nous sommes tombés sur les gîtes nocturnes du groupe. Des excréments dans chacun des gîtes et tout le long de la piste. Nous sommes revenus vers Bitshitsi et, au bout de dix minutes, nous avons vu à notre gauche un gorille adulte en train de se chauffer au soleil. En nous voyant, il a poussé un aboiement aigu et a disparu. Nous avons suivi la piste et avons retraversé le ravin. A cet endroit, toute la pente était à découvert, exposée au soleil, et là, nous avons rencontré un mâle adulte — un noir-noir — de huit à neuf ans qui nous aregardés sans manifester de crainte. Il était 11 h 10. Il a poussé des petits cris, plutôt comme des rots, puis s’est mis à se battre la poitrine (cinq à huit battements à chaque fois) et a terminé deux de ses battements en s’accrochant aux branches. Pendant l’intervalle de trois à cinq minutes qui a séparé les battements, deux femelles plus âgées ont fait leur apparition. Puis le chef de famille au dos argenté a surgi derrière le jeune mâle après avoir poussé quelques « wraaagh » tonitruants.

Ce premier vrai contact qui avait duré plus de trois heures comprenait une famille de neuf gorilles que Dian appela le Groupe 1.

C’était le début d’une série de rencontres qui dura jusqu’à la saison des pluies. Les gorilles descendirent alors de la montagne, bien au-dessous du camp, et le brouillard, la boue et les trombes d’eau rendirent le pistage quasiment impossible. Vers la fin de janvier, Dian avait déjà à son actif près de vingt-quatre heures d’observations qu’elle notait chaque soir sur des feuillets dactylographiés.

A cette époque, son contact avec les animaux est encore maladroit. Elle tient tellement à les observer qu’elle finit par les importuner et les provoquer.

Le 26 janvier : A 9 heures, j’ai quitté le camp toute seule, Sanweke avait la malaria. A 9 h 20, j’ai entendu un aboiement sur la droite, non loin de la piste Bitshitsi… C’était le Groupe 1. J’ai fait quelques pas de manière à être dans la clairière quand les animaux me verraient, et j’ai failli me trouver nez à nez avec le mâle noir-noir. J’ai mesuré la distance plus tard, nous étions à deux mètres l’un de l’autre. Il est debout, cligne les yeux, ouvre la bouche, pousse un cri et court à une distance d’une vingtaine de mètres vers les broussailles qu’il arrache. Des cris fusent de partout maintenant et une mère avec son petit, une vieille femelle et un jeune, grimpent à un arbre. La vieille femelle et le jeune frappent l’arbre et leur poitrine, puis le jeune court vers la vieille femelle. La mère est assise, accrochée à une branche de la main droite et tenant le petit de l’autre. Elle lâche la branche et se bat la poitrine, frappant en même temps le petit. Elle se dresse sur ses pattes, veut descendre, mais continue à me regarder avec hésitation. Puis, en un clin d’oeil, elle jette le petit sur son dos et fait un saut de près de trois mètres pour atterrir sur une branche inférieure, couverte de mousse. Elle s’y accroche pendant une seconde avec ses quatre pattes et fait un autre bond de trois mètres vers le sol. En atterrissant, elle pousse un cri perçant pendant que le petit pousse un pleur aigu. Je m’inquiète pour eux parce que mon intention n’est pas de leur faire du mal. Au même instant, la vieille femelle fait la même chose, mais en sautant vers la branche inférieure, elle dégringole et se cogne le dos contre le sol. Elle pousse un cri terrible et quatre autres cris se font entendre dans les buissons.

Dian avait appris dans le livre de Schaller qu’il valait mieux être tout le temps visible plutôt que surgir d’un coup et effrayer les animaux. Elle découvrit très vite que cette méthode présentait l’avantage de satisfaire la grande curiosité des gorilles et de les attirer vers elle. Elle essaya d’aiguiser leur curiosité en leur parlant doucement, mais cela les effraya et les fit fuir. Elle essaya alors d’imiter leurs sons, en particulier ce grondement profond, naooooom, qui fait plutôt penser à un ronronnement et qu’elle qualifie de « son de contentement ». Elle imita aussi leurs gestes en se nettoyant comme eux ou en grignotant des tiges de céleri sauvage et veilla à rester, en leur présence, dans une position accroupie et soumise. Mais il y eut d’inévitables maladresses.

Aujourd’hui, Sanweke et moi avons été chargés par deux gorilles et ce n’était pas du bluff, mais bien leur intention. Nous étions dans le bas de la colline, à une trentaine de mètres d’un groupe, quand un mâle au dos argenté et une femelle ont décidé de nous chasser. Ils nous ont d’abord mis en garde pendant une fraction de seconde en poussant des cris et des grognements qui semblaient venir de toutes les directions, puis ils ont dévalé la colline dans un galop qui a fait trembler la terre. J’avais décidé de résister, mais lorsqu’ils ont surgi à travers le feuillage en fonçant directement sur moi, mes jambes ont réagi d’elles-mêmes malgré tout ce que j’avais lu suries gorilles qui n’attaquaient pas vraiment. Je me suis arrêtée pour essayer de les dissuader avec ma voix, mais ceci n’a fait qu’aggraver la situation. Et lorsque leurs longues canines jaunes et leurs yeux sauvages n’étaient plus qu’à cinquante centimètres de moi, j’ai piqué un plongeon dans le feuillage épais qui bordait la piste. Emportés par leur élan, ils sont passés en trombe. Heureusement qu’ils ne sont pas revenus à la charge parce que je n’étais pas en état de me défendre. J’avais plongé en un clin d’oeil, mais j’ai mis quinze minutes à m’extraire du feuillage. Quel sac de noeuds !

A mesure que les gorilles dévoilaient leur personnalité et se différenciaient, Dian leur donnait des noms. Le premier, Sans-nez : Je pense que c’est une vieille femelle et c’est la première que j’ose nommer, mais c’est ainsi que je pense à elle — elle a l’air de ne pas avoir de nez. Puis vient Ferdinand, un grand noir-noir, suivi d’une flopée de baptisés :Pucker, Mzee, Solomon, Dora, Hugger, Scapegoat (bouc émissaire), Popcorn, Tagalong, madame Moses, Cassius, Monarque… et même un adolescent surnommé Alexie.

Dian arriva assez rapidement à développer un sens aigu de l’observation et à repérer les traces aussi bien que les meilleurs pisteurs africains. Elle remarqua que les branches inclinées par le passage des animaux indiquaient la direction de leur voyage. Les marques de griffes des gorilles étaient claires sur la terre humide, et des chapelets d’excréments s’alignaient régulièrement le long d’un parcours emprunté par un groupe. Des culs-de-sac formés par des animaux isolés qui errent à la recherche de nourriture pouvaient être identifiés en cherchant à voir s’il existait une couche de feuillage inclinée en arrière, dans la direction du sentier principal emprunté par le groupe. Elle apprit à voir de loin si, le long de leur parcours, les lianes ou les écorces d’arbres avaient été endommagées.

Dian découvrit aussi que l’odeur caractéristique des gorilles imprégnait le feuillage et qu’il était possible de les suivre ainsi, à condition d’avoir envie de se mettre à quatre pattes. Leurs excréments aussi fournissent des indications précieuses sur la distance à laquelle se trouvait le groupe, sa taille, sa composition et même son état d’esprit collectif. La fraîcheur des excréments pouvait être évaluée par son degré de tiédeur et par le nombre de mouches, d’oeufs et d’asticots posés dessus. La taille des excréments dénonçait la taille des gorilles et un examen attentif apportait des renseignements précieux sur la composition et l’âge d’un groupe donné. Quant à l’état d’esprit du groupe, les excréments de gorilles non perturbés avaient la même odeur et la consistance que du crottin de cheval, alors que des gorilles en fuite ou furieux avaient la diarrhée.

Deux mois après son arrivée à Kabara, Dian reçut une longue lettre du rédacteur de la revue National Geographic où il lui exposait ce que l’on attendait d’elle.

Ils veulent tout faire, exactement de la même manière qu’avec Jane Goodall : des séries pour la télévision et les revues, et un livre pour le grand public. Ils me demandent de commencer à préparer mon premier article. Je recevrai deux mille dollars pour l’article et de cinquante à deux cents dollars par photo, selon leur taille. Dian avait été attirée, dès le début, par la possibilité d’être publiée par la National Geographic, aussi se mit-elle immédiatement à l’ouvrage.

 

C’est à cette époque-là qu’elle commença à avoir des problèmes avec les braconniers. Les braconniers des Virungas étaient, en général, des pygmées Batwa – surnommés Twa – qui chassaient l’antilope et d’autres gibiers, à l’aide de pièges, de lances, d’arcs et de flèches. Leur habileté à pister et prendre au piège était légendaire. Autrefois, ils vivaient librement dans les forêts, laissant les activités agricoles à la tribu, plus nombreuse, des Hutu qui font partie du peuple Bantu. Lachasse dans le parc était interdite, mais les antilopes y vivaient et les Batwa prenaient le risque calculé de se faire attraper.

 En ce moment, pendant la saison des pluies de mars, la plupart des éléphants, des buffles et quelques gorilles ont quitté la montagne pour de plus basses altitudes. Dans le but de localiser des gorilles, Sanweke et moi sommes descendus sur le côté est du volcan, dans une région de forêts très fréquentée par les chasseurs Twa. Nous en avons rencontré quatre dans la partie la plus sombre et profonde de la forêt, et pendant que Sanweke les menaçait de son fusil, je leur ai pris leurs lances et leurs pangas. San weke voulait leur faire quitter la forêt en les évacuant vers le village le plus proche, mais ils nous ont échappé parce que je n’arrivais pas à les surveiller et que Sanweke me protégeait en même temps. Je peux dire que c’était le jour le plus horrible de ma vie. Nous avons marché pendant cinquante kilomètres à travers la montagne, les forêts et les villages avant de pouvoir atteindre le centre administratif du parc parce qu’il nous était impossible de revenir par où nous étions venus, les Batwa s’y trouvaient. Nous avons fait six heures de marche dans l’obscurité et près de douze heures sous une pluie battante.

Trouver de la nourriture en quantité suffisante était un autre problème auquel Dian se trouvait confrontée. Elle n’était pas très douée pour adapter sa cuisine et ses habitudes alimentaires aux produits locaux. Elle avait une poule, Lucy, et un coq, Dezi. Elle essayait aussi de cultiver un potager. Il arrivait à la poule de lui pondre un œuf, mais le potager était si souvent saccagé par des éléphants nocturnes et autres animaux sauvages qu’elle finit par y renoncer.

 Pendant mes voyages d’approvisionnement mensuel, j’achète des pommes de terre, des carottes, des artichauts, des salades et tout ce qui me semble appétissant, au village de Kibumba, au pied de la montagne. Puis, je vais dans la petite ville de Goma pour voir des amis anglophones et acheter des conserves. Enfin, je vais à Kisoro, à deux heures de route du pied de la montagne, pour prendre mon courrier au Traveler’s Rest et m’offrir un bon repas.

 A mon grand regret, les produits en conserve n’offrent aucune variété. Surtout la viande. Je ne peux trouver que des saucisses de Francfort, du corned-beef et un peu de charcuterie au-dessous de tout. Alors, je me rabats sur le thon et le fromage en attendant que ma poule veuille bien me pondre un œuf que je lui réclame aussitôt. Elle commence à bien se débrouiller maintenant parce que je lui prépare, tous les matins, un bol de céréales agrémenté de raisins. Et aussitôt qu’elle l’a fini, elle pond un beau calibre « A ». Mais pas de céréales, pas d’œuf. Je lui donne aussi un morceau de beurre et de fromage tous les soirs.

La nourriture se dégradait rapidement, ou alors Dian constatait qu’elle n’en avait pas acheté suffisamment ; elle en était alors réduite à se contenter de pommes de terre. Ce qui n’était pas aussi insupportable que de manquer de cigarettes, chose qui lui arrivait régulièrement.

Mais rien de tout cela ne tempérait son enthousiasme. Dans ses lettres à la maison, elle décrit sa joie de vivre dans la prairie, parmi les gorilles.

« Je suis pelotonnée sur ma couchette et l’intérieur de ma tente ressemble à une vente de charité de l’Armée du Salut : des vêtements mouillés et boueux, accrochés partout, autour de la lampe, dans le vain espoir de les voir sécher. Tout ce qui m’appartient est mouillé.

« Cependant, les nuits sont spectaculaires quand il y a la pleine lune, et pour une raison que j’ignore, le ciel se dégage tous les soirs. Le volcan Kirisimbi se dessine dans le brouillard, à cinq mille mètres d’altitude, à la gauche de ma tente, et son sommet enneigé semble percer le ciel et les étoiles — à cette altitude, elles ressemblent à des petites lunes scintillantes — qui lui rendent hommage. Lorsque la lune est pleine, de mystérieux reflets argentés couvrent la prairie, les collines environnantes et la montagne, et aux abords de la tente, une multitude de petits yeux réfléchissent les rayons de la lune. Hier soir, un grand troupeau de buffles est venu se nourrir à cinquante mètres de moi, sans même remarquer que j’étais assise à l’ombre, sous le” porche “.

« La nuit est peuplée de sons qu’il est impossible d’entendre pendant le jour. Les éléphants barrissent dans les gorges entre les montagnes, les buffles reniflent, des gorilles solitaires se battent la poitrine et poussent leur cri, la plainte douce et lancinante de l’Hyrax arboricole — un petit animal aux allures de lapin qui n’a rien de commun avec les créatures de cette terre — se termine sur une note abrupte, comme quelqu’un qui aurait un gros rhume et se moucherait, enfin les oiseaux nocturnes poussent leurs cris inquiétants, hululent, ricanent ou se lamentent.»

Dian se sentait de moins en moins étrangère à Kabara. Et dans un souci de stabilité et de permanence aussi bien que par besoin d’un minimum de confort, elle décida de s’installer dans l’une des deux pièces de la cabane des hommes.

Je viens de finir d’installer une chambre dans la hutte et elle est superbe. Les vilaines cloisons de bois sont couvertes de nattes végétales tissées, pour moi, par les indigènes et les supports en bois sont camouflés par du bambou rapporté de la montagne, replanté ici et qui donne maintenant une belle ombre verte. Des photos, des peaux, des défenses et des trompes sont accrochées ici et là, et j’ai fabriqué des rideaux avec des tissus africains. J’aurai une cheminée d’ici la semaine prochaine.

Le travail marche bien, j’ai pu suivre un groupe de gorilles pendant un mois et j’arrive à m’approcher à dix ou vingt mètres d’eux sans les effrayer. Mais pour être franche jusqu’au bout, je dois dire qu’ils ont l’air très embarrassés par mon espèce. Je les ai habitués à ma présence en les singeant et ils sont fascinés par mes grimaces et comportements que je ne répéterais, à aucun prix, devant quiconque. Je me sens ridicule, mais cette technique semble marcher et grâce à la proximité, je suis arrivée à observer des choses inconnues jusqu’à ce jour.

La semaine dernière, deux d’entre eux se sont approchés à une distance de sept mètres de moi, alors que le reste du groupe était à dix ou vingt mètres, pendant plus d’une heure ! II n’existe pas de mots pour décrire l’intensité de cette scène et je ne l’oublierai jamais de ma vie. Mais j’avais, en même temps, un peu peur parce que, s’il arrivait quelque chose, j’étais en bas de la pente et il n’y avait aucun arbre, à proximité, pour y grimper ou m’y cacher. Lorsqu’un des dos argentés a commencé à s’exciter à force de me bluffer en courant, en se battant la poitrine et en cassant des arbustes, j’ai dû arborer mon « visage menaçant ». Ne riez pas, c’est très efficace. Inutile de dire que j’étais très impressionnée par ses prouesses, mais il valait mieux que je maintienne la distance entre nous ; alors, je lui ai fait une horrible grimace qui a aussitôt amadoué Ferdinand. Il s’est assis et s’est mis à manger nerveusement, tout en me surveillant du coin de l’oeil, mais au moins ses mains étaient occupées et il a fini par se lever et s’en aller.

 C’était vraiment une heure qui justifiait tout le reste et mon seul regret est qu’il n’y ait eu personne à mes côtés pour assister à cette scène ou la photographier.

Au bout de six mois de séjour, mes notes de travail sont si volumineuses qu’elles risquent d’envahir toute ma tente. Ce mois-ci, j’ai consacré beaucoup de temps à ce que je pourrais appeler, avec optimisme, la préparation de ma thèse : analyse des notes, classification, cartes, graphiques, etc. Quelque chose de complet et de consistant est en train de se dégager de cette masse de pages et je suis plutôt fière de ce qui a été créé.

 En ce moment, en juin, la saison des pluies en est presque à sa fin et de nombreux buffles et éléphants viennent ici parce que l’étang local est l’unique point d’eau, à quelques kilomètres à la ronde. J’ai l’impression qu’un animal se cache derrière chaque arbre. Je ne crains pas trop l’éléphant parce qu’il n’y a aucun danger à tomber sur l’un d’eux. Mais les buffles se cachent souvent dans le feuillage et il est difficile de dire lequel d’entre nous est plus surpris lorsque nous nous trouvons nez à nez. L’autre jour, j’étais en train de ramper sur une typique piste de gorille, lorsque j’ai remarqué que le mince tronc d’arbre auquel je voulais m’agripper semblait bouger. J’ai écarté quelques lianes et je me suis retrouvée à quelques centimètres d’une jambe de buffle ! Cette créature idiote n’avait pas remarqué ma présence et je me suis empressée de ramper sous une longue bûche tout en poussant des grognements qui ont affolé tout le troupeau. Je parie qu’ils courent encore.

 Dans la mare, il y a deux oies d’Égypte qui sont belles à voir, mais n’ont aucun sens de la musique. Je les appelle Olivetti et Corona Smith. Elles sont venues faire un tour dans la prairie pour échanger des menaces avec mon coq Dezi qui se prend pour le roi de la montagne. Il a déjà réussi à intimider deux corbeaux au cou blanc qui sont obligés maintenant de venir près de la tente pour recevoir à manger (la tente est hors de l’enclos de Dezi). Avec le chant du coq, le croassement des corbeaux et les oies qui cacardent, il est impossible de dormir le matin.

Un des problèmes qui risquaient de troubler le petit paradis de Dian était ses rapports avec les travailleurs du camp. Le premier accrochage eut lieu avec le cuisinier.

Mon cuisinier, Phocas, est revenu après neuf jours d’absence. J’étais prête à le congédier, mais je n’avais aucun remplaçant convenable sous la main. Il travaille parfaitement bien, mais il est tellement rude et insolent qu’il m’est insupportable. Je lui ai donc signifié que je le gardais à l’essai ce mois-ci et j’ai triplé ses tâches et l’ai traité comme un chien. C’est ce que j’aurais dû faire dès le début parce qu’il m’obéit à la lettre et semble enfin me respecter. Il en est de même avec les gardiens du parc. Il est impossible d’être gentil avec eux. Si on leur donne une cigarette un jour, ils veulent tout le paquet le lendemain. Alors je gronde et je donne des ordres, mais je me sens seule et juste au moment où je commence à maîtriser le swahili je n’ai personne à qui parler.

 

Les choses se dégradèrent au point qu’elle pensa appeler Leakey au secours. « Docteur Leakey, je répugne à vous écrire ces lignes que vous n’aimerez pas lire, mais j’ai besoin d’une ” aide” ici, le plus tôt possible, même si ce n’est que pour quelques semaines.

« Depuis que la nouveauté de ma présence ici s’est usée, les gardes sont de plus en plus insoumis et les problèmes de discipline ont fini par me vaincre. Le mensonge, le vol, les récriminations et la mendicité n’en sont qu’un aspect qui n’affecte pas vraiment mon travail. Mais tirer sur des animaux en train de paître sur la prairie ou désobéir à mes ordres au moment même où j’observe un groupe de gorilles ont eu un effet certain sur mes observations de ce mois-ci, et je n’aimerais pas que cela se répète…

« Sachez qu’il m’est pénible de demander de l’aide, mais dans les circonstances actuelles, veuillez le considérer comme un impératif.»

Elle s’exprimait encore plus brutalement dans une lettre aux Price : « Je suis d’une humeur noire et j’ai du mal à écrire dans cet état d’esprit. Ces Africains vont finir par m’avoir. Malgré ma répugnance à le faire, j’ai écrit au Dr Leakey pour qu’il m’envoie un mzunga ” [mzungu en swahili ndlr] un Blanc — à la main de fer qui m’aidera à renforcer la discipline. Comme je suis seule ici depuis longtemps, ils commencent à me manquer de respect parce que, dans leur esprit, je suis une entité solitaire… Sanweke a été horrible tout ce mois-ci, menaçant de tirer sur le gibier et me désobéissant au moment où nous observions les gorilles. Le quinze de ce mois, j’ai déversé ma colère accumulée et lui ai demandé de faire ses bagages. La nuit suivante, un coup de feu m’a réveillée : c’était le cuisinier qui a peur de dormir ici la nuit et qui tirait sur un troupeau d’éléphants venus paître sur la prairie. J’étais furieuse et les jours suivants je n’ai évidemment pas rencontré la moindre trace de gorille. Sanweke est revenu avec un autre garde et ils sont maintenant aussi obéissants que pendant ma première semaine de séjour ici. Mais je leur ai dit que leur comportement avait été signalé aux grands patrons des recherches et du parc, et qu’ils seraient sanctionnés. J’espère que Leakey ne me laissera pas tomber, sinon je perdrai complètement la face devant eux. »

Dian entretenait une correspondance avec ceux qu’elle avait quittés, aussi bien par besoin de s’épancher que pour partager ses expériences. Lorsqu’elle faisait son voyage d’approvisionnement mensuel et qu’elle s’arrêtait au Traveler’s Rest, elle y trouvait souvent une lettre des Price, de Mary White et même parfois d’Alexie. Elles contenaient des allusions à peine voilées sur la rude leçon que Dian était en train de prendre et leur espoir de la voir revenir à la civilisation avec un peu plus de maturité. Ces phrases la déprimaient.

Il y avait aussi des moments de solitude et de tension lorsqu’elle-même était rongée par les doutes et la peur, dans cette région isolée des montagnes de l’Afrique centrale. Ses problèmes de discipline et de manque de respect n’étaient pas imaginaires. D’autres les avaient eus avant elle : Joan et Alan Root, Walter Baumgartel et d’autres encore avaient prédit, pour cette raison-là, l’échec du projet de Dian Fossey.

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