L’histoire des armées-bovines dans l’ancien Rwanda

INTRODUCTION
1°. La vache dans le commandement territorial du Rwanda ancien.

Dans une étude antérieure (cf Le Code des institutions politiques du Rwanda précolonial, surtout art. 198-330), nous avons décrit la législation coutumière de la vache au Rwanda, considérée du point de vue politique. Nous avons vu comment cette organisation conférait la participation au pouvoir, dans le commandement hiérarchique du pays, à une catégorie de fonctionnaires pastoralement investis.
En plusieurs passages de ladite étude, il a été question des ibikingi (au singulier igikingi). Ce mot signifie fondamentalement : étendue pâturable et secondairement : sous-chefferie. On sait que le Chef traditionnel du Rwanda commandait l’armée placée sous ses ordres et que les vaches détenues par les membres de cette dernière constituaient une armée-bovine. .Une fois nommé à la tète de telle milice, le Chef devenait par le fait même intendant-général de l’armée-bovine possédée par ses subalternes.

Mais voici un point très important : ces ibikingi étaient concédés, non pas directement au Chef, ni à sa milice, mais à l’armée-bovine, en tant que pâturages. Ces ibikingi se composaient de collines et les chefs respectifs dont dépendaient ces pâturages avaient le pouvoir d’y nommer leurs représentants én qualité de Ibisonga (au singulier Igisonga) que nous traduisons par le terme sous-chef. Les ibikingi dépendant de la Cour était de même gouvernés par des sous-chefs nommés par le Roi. C’est ainsi que l’échelon administratif de base au Rwanda ancien avait été conçu en fonction de la vache et non de l’Administration en tant que telle.

Le sous-chef était chargé de répartir les portions de pâturages aux usagers de la localité. Comme nous l’avons précisé dans l’étude déjà citée (art. 252), le fait que tel igikingi relève de l’armée-bovine A y exclut simplement les troupeaux officiels de toute autre formation similaire, mais non les vaches détenues en propriété privée par les éleveurs relevant de ces mêmes armées bovines différentes. Le sous-chef attaché à l’armée, bovine A y distribuera donc les portions convenant à chaque-éleveur dont le gros bétail appartiendra tantôt à l’armée bovine B, tantôt à l’armée-bovine C, etc., sans aucune discrimination. La raison en est que l’institution de la milice est supra-territoriale; si chaque guerrier avait été obligé de ne faire pâturer que dans les localités dépendant de sa propre armée-bovine, 1a milice serait devenue territoriale et ses membres auraient été privés de la liberté de s’établir dans les lieux de leur choix.

Remarquons, pour terminer, que l’organisation des ibikingi est encore de nos jours en vigueur, malgré que son contexte naturel du passé ait été profondément modifié. Le fait des changements, élaguant progressivement ce contexte pour ne laisser plus qu’une institution isolée, ne pouvait manquer d’en faire une source de heurts dans le cadre de l’évolution actuelle. Aussi le Conseil supérieur du pays étudie-t-il depuis un certain temps la réforme à y apporter, mais en la liant à celle de la propriété foncière. L’importance de la réforme envisagée expliqua peut-être la lenteur de son examen, qui a exigé d’interminables sessions du Conseil. Mais il est à souhaiter qu’une décision soit enfin prise dans un prochain avenir et que l’institution des ibikingi soit remplacée par une autre plus en harmonie avec les transformations déjà réalisées sur les plans parallèles en notre société.

2° L’armée-sociale.
Après l’historique de chaque armée bovine comme on le remarquera, nous avons indiqué le nom de la milice ou armée-sociale correspondante. Le paragraphe précédent nous a déjà laissé entendre que chaque armée-bovine correspond à une Milice. Et pourquoi appelons-nous les milices armées-sociales ?
Nous avons précisé dans l’étude déjà citée (art. 13b) que dans le Rwanda ancien, l’armée n’est pas une institution destinée uniquement aux combats. C’est une vaste corporation, dont les membres dispersés dans tout le pays obéissent à un seul chef. Celui-ci veille à la formation des jeunes gens de la milice, recrutés et groupés en compagnies à sa Cour lorsque les parents sont suffisamment aisés pour supporter les dépenses de leur entretien. Mais à cette corporation incombent principalement des droits et des devoirs d’ordre social dont l’importance dépassait de loin celle des obligations guerrières. On n’oubliera pas non plus que l’armée rwandaise était une institution héréditaire : tel guerrier était membre de telle milice par le seul fait de sa naissance, d’une génération à l’autre.
Nous avons ensuite ajouté la précision concernant le caractère de certaines milices qui étaient uniquement composées de pasteurs. Ceci veut dire que pareille armée-sociale n’était pas officiellement tenue au service d’ost. Ses membres prenaient certes part aux expéditions guerrières, mais ils n’étaient pas officiellement mobilisés. C’est dire que le groupement s’était initialement formé autour d’un fief pastoral accordé à tel notable, lequel n’avait pas bénéficié en même temps d’un commandement guerrier. Pareilles armées-sociales étaient donc uniquement tenues à l’élevage et aux prestations pastorales. Lorsque la milice mentionnée n’est pas signalée comme composée uniquement de pasteurs, cela signifie qu’elle était tenue au service d’ost et qu’elle fut initialement créée autour de compagnies guerrières. Elle se composait alors de deux sections : la première guerrière, officiellement mobilisable, et l’autre pastorale, chargée de l’élevage et responsable des troupeaux officiels de l’armée.

3° Les pâturages patriarcaux.
Nous avons indiqué également la localité formant les « pâturages patriarcaux » de l’armée-bovine, (op. cit. art. 271). Il s’agit de la localité ayant formé igikingi accordé par la Cour au tout premier troupeau de l’armée-bovine. Lorsque cette dernière était tenue à l’élevage des nyambo ou race à longues cornes, cette localité leur était réservée. Les armées-bovines non signalées comme étant tenues à l’élevage de nyambo, se composaient uniquement de vaches communes.
Nous avons également indiqué les armées-bovines jadis tenues à l’élevage de nyambo, mais qui en furent ensuite dispensées, soit à la suite des pestes,
soit par décision de la Cour, soit pour des motifs non précisés. Il a été constaté en effet, que certaines armées-bovines ont comporté jadis des troupeaux chantés par l’un ou l’autre Aède pastoral, -signe qu’elles élevaient des nyambo- mais depuis un temps plus ou moins long, on y retrouve plus trace de cette race bovine.

4° Les prestations des armées-bovines à la Cour.
Nous savons déjà (op. cit. art. 89 à 99 et 202) que chaque armée-bovine, du fait même de son érection par le Roi, se voyait imposer des prestations à fournir à la Cour. Ces prestations étaient les Suivantes :
1)Inkuke ou vache laitière permanente à la Cour. C’était la prestation de base, grâce à laquelle on pouvait mesurer l’importance de l’armée-bovine. Les formations les plus importantes devaient livrer un nombre plus élevé de ces inkuke. La Cour ne pouvait augmenter le nombre de ces dernières, mais elle pouvait le diminuer au fur et à mesure que l’armée-bovine perdait de son importance. L’ensemble de ces inkuke formait les troupeaux appelés intarama ou troupeau de la Cour, placés sous l’autorité plutôt honorifique d’un dignitaire, chef d’armée, portant le titre de Umutware w’intarama = chef des troupeaux de la Cour. Cette fonction échut au prince MUHIGIRWA et à ses successeurs jusqu’au chef RWAMANYWA. (cf. armée-bovine Inkondera, plus loin, n° 30). Notons que sous le chef mentionné était placé un subalterne portant le titre de Umushumba w’intarama = le pasteur des troupeaux de la Cour. C’était lui qui Présidait effectivement au service immédiat du lait à fournir quotidiennement et veillait au remplacement des laitières deux fois par an : au début des mois lunaires de Kamena (juin) et de Ugushyingo (novembre).
2)Au nombre des inkuke imposées à chaque armée-bovine correspondait un nombre égal de jarres de lait. Certaines formations bovines ne devaient fournir qu’une seule jarre quotidienne, et d’autres davantage, sans aucune vache laitière. Ce fait indique alors que l’armée-bovine envisagée n’avait été formée initialement que d’un contingent limité ou qu’elle a été fortement touchée par des pestes bovines, à la suite desquelles la Cour réduisit le taux des redevances traditionnelles. On peut remarquer que telle armée-bovine fournissait des jarres de lait en nombre plus élevé que celui des inkuke. Ceci signifie que l’armée-bovine en question a bénéficié de fiefs bovins mineurs, auxquels était attachée la prestation supplémentaire de tant de jarres de lait.
3)Chaque armée-bovine devait donner, en plus, un ou plusieurs taureaux de boucherie appelés Indwanyi = les lutteurs, en nombre égal à celui des inkuke imposées, et autant de vaches bréhaignes = ingumba, mais dont le terme technique de Cour était ibiniha (au singulier ikiniha). Les armées-bovines soumises à l’unique prestation de jarres sans inkuke n’étaient pas tenues à la fourniture régulière des indwanyi et des ibiniha.

A la fin de l’historique de chaque armée-bovine, nous n’avons pas jugé nécessaire d’indiquer la double prestation indwanyi- ibiniha, du fait qu’elle était automatiquement liée à celle des inkuke et en nombre égal à ces dernières. Si vous trouvez une seule vache laitière inkuke, dites-vous que l’armée-bovine envisagée ne fournissait qu’un seul taureau (indwanyi) et qu’une seule vache bréhaigne (ikiniha).

4)On trouvera, enfin, que certaines armées-bovines étaient soumises à des prestations relevant du code ésotérique de la Dynastie. Quelques-unes de ces prestations ont été signalées, d’autres ont été génériquement indiquées du fait qu’elles ne parvenaient jamais à la connaissance du public. En ce domaine, le code ésotérique n’éxigeait pas toujours des prestations au sens strict du mot ; certains assujettis ne livraient rien en réalité, mais ils étaient tenus à telle obligation de présenter des vaches ou un taureau qu’ils ramenaient ensuite chez eux, à la fin de la cérémonie, etc.

5° L’homonymie de certaines armées-bovines.
On remarquera que certaines armées-bovines portent la mêm appellation. Ceci est dû au fait suivant : lorsque la Cour accordait tel fief bovin à une personne, ou qu’un chef important créait un troupeau, il n’était pas chaque fois prévu que ce devait être le noyau initial d’une armée-bovine. Il arrivait souvent que la formation bovine parvenait à ce rang à la suite de développements ultérieurs, aboutissant à l’imposition qui élevait automatiquement les vaches envisagées au rang d’armée- bovine. Celle-ci portait alors l’appellation générique qui avait servi à désigner le troupeau initial. Au moment d’imposer la dénomination propre à ce dernier, le propriétaire -ou le bénéficiaire avait été guidé par ses préférences personnelles et posé une appellation quelconque désignant déjà une armée bovine antérieure. Il y a tellement de troupeaux homonymes, encore de nos jours. C’est ainsi que sous MUTARA II RWOGERA, nous avons des armées-bovines répondant à la dénomination de Inyanga mutsindo (nos 102 et 109). La première formation était certainement envisagée dès le début comme une armée- bovine ; mais 1e bénéficiaire de la deuxième ne prévoyait pas le sort futur de son fief bovin : il imposait simplement une belle dénomination à son troupeau, sans plus.

Il est arrivé cependant que des armées-bovines homonymes furent érigées par la Cour, dans les circonstances telles que l’homonymie en question ne pouvait n’être pas volontaire dans le chef du Monarque. Voyez, par exemple, le cas des armées- bovines Imisugi (nos 50, 121 et 124) et surtout celui des Ingaju. (nos 115 à 118). Mais on prenait du moins la précaution d’ajouter à l’appellation commune quelque élément destiné à éviter toute confusion. En conclusion donc, l’homonymie pure et simple s’est produite dans le cas considéré au paragraphe’ précédent, où aucun élément de distinction ne pouvait être pratiquement prévu.

6° Une double note concernant la présentation de cette étude.
Nous devons attirer l’attention du lecteur sur deux points au sujet desquels il pourrait se poser la question :
1) L’historique des armées-bovines a été divisé en 6 sections. Cette division ne repose sur aucun élément objectif, sauf peut-être la première. Celle-ci concerne les armées-bovines les plus anciennes et qui, à l’exception d’une seule, sont liées au code ésotérique de la Dynastie. Ceci nous suggère que ces formations répondaient initialement à des besoins d’ordre magique, et que l’institution a progressivement évolué pour répondre à des impératifs nouveaux d’ordre politique, économique et social. Quant aux sections suivantes, il s’agissait simplement d’aérer, sans plus, une nomenclature de soi fastidieuse.
2) Certaines dénominations d’armées-bovines ont été traduites en français d’une manière surprenante : l’article est au pluriel, mais le terme traduit est au singulier ; par exemple : les Maternité-inviolée (no 24), les Attraction (no 1), etc. Pour d’autres, l’adjectif déterminant la localité ou la qualité est au pluriel, alors que le terme principal est au singulier ; par exemple : les Maternité-inviolée dynastiques (n° 50). Ces anomalies de notre traduction s’expliquent par le fait que le terme rwandais exprime réellement le pluriel. S’il était cependant présenté de la même manière en français, la marque du pluriel changerait la signification réelle du nom propre. Aussi avons-nous préféré traduire comme nous l’avons fait, d’avance sûr que le lecteur nous en excusera, du moment que nous lui en aurons signalé la raison en fin de cette introduction.