Il y a également le grand problème du mal dans le monde. Selon le Munyarwanda, ce mal ne peut venir d’Imana, puisqu’il est bon et qu’il aime les hommes, ses enfants. N’est-il pas le Père des humains (Sebantu) ? (Il y a bien des légendes etc. apparentées dans leur tonalité générale aux récits de la Genèse, qui attribuent les maux inséparables de la condition humaine, la mort notamment, à un péché d’origine, dont la postérité de ses auteurs subit les conséquences, mais ces légendes ne sont pas populaires et n’ont pas un caractère d’enseignement traditionnel. La plupart des gens les ignorent ou les acceptent avec scepticisme, à l’instar des contes pour enfants, ou suspects parce que trop favorables aux seuls Batutsi).
Mais alors ce mal d’où vient-il ? Pour répondre à cette question, il faut établir une distinction entre les divers genres de maux qui peuvent frapper l’humanité.

1° Pour ce qui est de la loi inéluctable de la mort, il est hors de doute qu’elle se confond pour le Noir du Rwanda avec la volonté d’Imana. Sur ce point leurs proverbes sont formels.
Nul ne meurt, s’il n’est livré à la mort par Imana
(Ntawe upfa adatanzwe n’Imana).
Personne ne dépasse le jour qu’Imana lui a assigné
(Nta urengaho umunsi Imana yavuze).
Celui qu’Imana abandonne ne passera pas la nuit
(Imana, uwo itanze, ntarara).
Celui qui t’a créé est aussi celui qui t’enterrera
(Iyakuremye n’iyo iguhamba).
Celui qui a créé le crâne (c’est-à-dire l’homme intelligent), c’est celui-là même qui le brise (Iyaremye agahanga, n’iyo ikamena).
Imana fait mourir sans prononcer une parole
(Imana irica ntiyivuga).
Le Maître de l’Heure (la mort) n’a jamais été vaincu
(Nyamunsi ntitsindwa).
Lorsque Imana fera entendre son appel, nous devrons tous y répondre
(Twese tuzagomba kwitaba, Imana iduhamagaye).
Celui qu’Imana abandonne meurt, celui qu’Il sauve guérit
(Imana uwo itanze arapfa, uwo ikijije, arakira).
Déjà on pouvait le compter pour mort, mais Imana l’a sauvé
(Yarapfuye, Imana ikinga ukuboko).
Apprenant le décès d’un proche parent, d’un ami, d’un voisin, d’un enfant surtout, on entend le Munyarwanda dire qu’Imana est venu le ravir (Imana yaramwibye; du verbe kwiba, voler), ou que celui qui a fait le petit vase est aussi celui qui le brise (Iyakaremye n’iyo ikamena).

2° Pour ce qui en est des inconvénients qui peuvent provenir de la diversité des conditions sociales et de l’inégale répartition des biens de l’intelligence, du coeur ou de la fortune, le Munyarwanda reconnaît qu’Imana est libre de ses dons, qu’Il favorise qui il lui plaît.
L’Artisan qui a façonné le coeur des humains, ne les
a pas tous faits à la même mesure (Umubaji w’imitima ntiyayiringanije (Umubaji = Celui qui taille le bois pour en faire des pots à lait, des écuelles, etc).
Imana donne à qui il veut (Tangishaka).
Il ne donne pas à tous (Ntihabose).
Les uns reçoivent plus, les autres moins (Imana ntiyabahwanije).
Ce qu’Imana t’a donné, accepte-le (icyo Imana iguhaye, urakira).

Aussi, c’est sans haine, mais non sans envie peut-être, que le pauvre gueux dira en voyant de plus privilégiés qui lui : « Imana ne m’a pas fait comme les autres ; eux, il les a fait de main de maître (Imana ntiyandemye nk’ abandi-Ni mwe gusa mwaremwe n’Imana). Moi, il m’a maudit (Yaramvumye) ».
Un enfant naît-il difforme, malingre, etc., on dira sans plus qu’Imana l’a fabriqué de travers (Imana yamuremye nabi), qu’il l’a manqué (Yaremwe na Ruremakwatsi) ; qu’il l’a créé étant fatigué (Yamuremye inaniwe). Vous rirez sans doute de cette dernière explication, cependant dans la Bible n’est-il pas écrit que le Créateur « se reposa » le septième jour ?
En réalité, ce sont là des manières de parler, car aucun Munyarwanda n’admet qu’Imana puisse créer des êtres difformes, monstrueux. Tout ce qui sort de ses mains ne peut être que bon et bien.
Tout le mal vient des bazimu ; ce sont eux qui faussent les oeuvres divines.

3° Enfin, outre les maux que nous venons d’énumérer, il y a encore les adversités communes : mécomptes, insuccès, accidents, maladies surtout et mort imprévues. Celles-là le Munyarwanda les tient parfois pour des châtiments d’Imana. Mais plus communément il les attribue à diverses causes, au courroux des bazimu (esprits des défunts) qui viennent se rappeler au souvenir des vivants en les frappant de maladies, etc. ; à la violation, même involontaire, d’un interdit (tabou) ou à la malignité de ses semblables. Le Noir est excessivement soupçonneux. Dès lors il est assez naturel qu’il cherche à savoir la cause de ces maux et aussi les moyens qui pourraient l’en préserver ou l’en délivrer selon les cas.
C’est pourquoi on le voit recourir à tout moment à ceux qu’Imana dans sa bonté pour les hommes, assiste de ses lumières et de sa puissance, à savoir les magiciens (abapfumu) parmi lesquels les devins tiennent une place prépondérante. Imana veut être aidé par eux (irafashwa) ; c’est d’ailleurs par leur bouche qu’il parle (Havuga Imana), qu’il annonce ce qui est caché aux humains (Habarimana), qu’il augure (Haragura Imana).
Et l’homme de l’art, conscient de son rôle, dira à son client : « Je vais consulter les sorts, comme je sais, mais sache que je ne dépasse pas le Maître de l’Heure, car Celui à qui il ordonne de mourir, meurt sur le champ.
(Nararaguje uko mbizi ariko sintamba Nyamunsi; uwo yategetse gupfa, arapfa ubu) ». C’est Imana, et lui seul qui guérit et qui sauve (Hakiz’Imana-Manirakiza).
Le mupfumu, surtout le devin, est donc le ministre d’Imana, son homme ( ni uw’Imana) et c’est pourquoi il est non seulement consulté et écouté, mais aussi respecté et aimé. Le Munyarwanda ne va-t-il pas jusqu’à lui donner le nom de mère (umubyeyi) et dire que, si l’intelligence (la perspicacité) était la vie, le mupfumu serait immortel.

C’est lui qui dira, si telle démarche (mariage, procès, affaire) est de nature à plaire ou non à Imana, en d’autres mots, si elle a chance de réussir ou est vouée à l’échec. C’est lui qui diagnostique avec sûreté le muzimu, cause des maladies, décès, disgrâces, revers et malheurs de tout genre et qui indique en même temps le moyen d’y
remédier ou de les prévenir, etc. Neuf fois sur dix, le magicien impute le mal à l’un ou l’autre muzimu. Il est plus prudent en effet de s’attaquer aux morts qu’aux vivants ! Mais comme nous l’avons déjà fait remarquer, lorsque le Munyarwanda a tout essayé en vain, il finit toujours par conclure qu’il n’y a plus qu’Imana qui puisse le secourir et le sauver.

On ne sait si le Noir du Rwanda ne s’est jamais demandé pourquoi Imana tout-puissant n’empêche pas tous ces maux de se produire et pourquoi surtout il n’interdit pas aux Bazimu de poursuivre les hommes, ses enfants ? N’est-il pas le mwami w’imizimu, le roi incontesté, non seulement des bazimu, mais encore de tout ce qui est ombre, esprit ? Sans doute le grand Lyangombe peut beaucoup, mais il tient toutes ses prérogatives d’Imana, son Maître.
Le Munyarwanda païen ne pourrait d’ailleurs pénétrer ce mystère du mal dans le monde, mystère que la Révélation nous a dévoilé. C’est elle en effet qui nous a appris qu’une faute originelle avait entaché l’Oeuvre du Créateur et que par cette faute la souffrance et la mort étaient entrées dans le monde. Il ne sait évidemment pas que nous devons mériter notre Ciel et que précisément la souffrance, acceptée avec résignation comme permise et même voulue par Dieu, nous est une source abondante de mérites, et plus est un témoignage des prédilections divines, un signe de prédestination.
Dès lors, assez logique avec ses croyances, il recourt à tous les moyens qu’Imana a mis à sa disposition pour détecter la cause des maux dont il est frappé ou dont il se croit menacé : devins, guérisseurs, etc.
Il va de soi qu’il ne faut pas s’attendre à ce que le Munyarwanda, païen, demande à Imana des grâces de perfection intérieure. Il ignore que Dieu récompense dans l’au-delà ses bonnes et ses mauvaises actions. Quand donc il s’adresse à lui, il ne sollicite que des biens tem-
porels : une vie longue et heureuse, les faveurs des Grands, la prospérité et sa protection contre les bazimu et les barozi (ensorceleurs, envoûteurs, empoisonneurs).
Il n’y a pas à s’en étonner, puisque les anciens Israélites n’attendaient rien de plus de la part de Jahveh. Pour le Munyarwanda, comme pour eux, le bonheur terrestre : la richesse, une nombreuse postérité, est le signe de la bénédiction divine. Par contre, la souffrance sous toutes ses formes est celui de ses disgrâces.