IL N’Y A QU’UN DIEU, IMANA

Il est incontestable que tout Munyarwanda est convaincu qu’il n’y a et qu’il ne peut y avoir qu’un seul Dieu, Imana, cause toute-puissante, initiale et universelle, de qui procèdent tous les êtres du monde visible et du monde invisible. D’ailleurs, si vous lui en posez la question, il vous répondra, très étonné : « Comment pourrait-il y en avoir plusieurs ? S’il y en avait deux, ils se mangeraient l’un l’autre ». Un dicton populaire ne dit-il pas : « Imana ntihenda indi, iba iyiriye. Un Imana ne trompe pas l’autre, ce serait le détruire ». « Un pays peut-il être gouverné par deux rois ? Qu’arrive-t-il lorsqu’un usurpateur montre la tête ? Le roi régnant prend les armes, il entre en campagne et il s’ensuit une guerre, dont l’un sortira vainqueur ».
Le Munyarwanda est donc monothéiste. Cela ressort avec évidence des nombreux noms et dictons que nous avons cités. Mais il l’est un peu à la façon des Juifs d’antan puisqu’il fait de son Imana un Dieu national.
Jadis, comme il croyait ingénument que son Rwanda était le pays le plus beau, le plus grand, le plus puissant et aussi le plus évolué du Monde, il pensait également qu’Imana avait pour lui un attachement tout particulier. Ne disait-il pas sous forme de dicton, qu’Imana, qui passe ses journées à parcourir le monde, revient tous les soirs au Rwanda, son pays de prédilection, pour y passer la nuit (Yirirwa ahandi, igataha mu Rwanda).

Il serait peu sérieux de prendre au mot certaines de ses expressions ou de ses dires et conclure qu’il admet une pluralité de Mana. Ainsi, on les entend proclamer : « Nous risquerions d’attraper la gale, en priant le Mana d’un autre peuple » (Nta usaba Imana y’uwundi ; usaba iy’uwundi ikamuha amaheri). « Pourquoi prierons-nous le Dieu des Blancs, Mungu ? N’avons-nous pas le nôtre ? ». De telles paroles rappellent celles qu’adressait Jephté au roi des Ammonites : « Ce dont ton Dieu, Chamos, t’a mis en possession, ne le possèdes-tu pas ? Pourquoi alors ce dont Jahveh, notre Dieu, nous a mis en possession, ne le posséderions-nous pas » (Ce qui tient Imana très éloigné de Jahveh, c’est qu’il prodigue ses faveurs aux heureux et aux grands et non aux justes et aux petits ; ses disgrâces par contre vont aux malchanceux, même innocents, plutôt qu’aux criminels véritables. Les fautes qu’il châtie le plus souvent sont en soi vénielles, tandis qu’il laisse impunies les plus graves).

UN AUTEL DÉDIÉ A IMANA

Plusieurs auteurs, s’en rapportant aux témoignages concordants des R. P. P. DUFAYS et ARNOUX, ont affirmé qu’on trouve dans certaines régions du Rwanda un autel domestique dédié à Imana.
Voici ce qu’écrit le P. DUFAYS :
Dans certaines régions, chaque habitant avait un genre de chapelle privée dans sa hutte. C’est là, dans un petit réduit aménagé entre le
lit et le foyer, séparé par une double cloison en claie de roseaux et tapissé d’une natte toujours proprette que le maître de maison va à genoux prier Imana dans ses peines et difficultés. C’est là, dans le ruhimbi qu’agenouillée sur la natte, la mère de famille prie pour le retour du mari et dépose un instant son enfant malade pendant que par une courte prière elle recommande sa vie au Créateur »

Le R. P. ARNOUX de son côté écrit :
« Lors d’une tournée dans le nord du pays, une païenne nous permit de pénétrer à l’intérieur de sa hutte, voisine du campement ; dans cette demeure, par ailleurs banale, nous remarquâmes avec surprise, à gauche de la porte, un meuble insolite : une claie de bambous disposée sur quatre piquets de bois. Notre étonnement n’échappa pas à la vieille, car prévenant nos questions : « Vous voyez ici, dit-elle, l’autel d’Imana, uruhimbi ; c’est là que moi et mes enfants nous nous réunissons pour offrir nos hommages et nos prières au Créateur du Rwanda ». Cette pieuse coutume aurait également pris racine de longue date dans le Nord au Mulera »

Enfin, le chanoine DE LACGER cite cet autre texte du R. P. ARNOUX :
Au Mulera les indigènes aiment à se réunir presque chaque soir au fond de la hutte près du ruhimbi, et là, ils adressent au Créateur des prières circonstanciées qui sont la preuve d’un véritable abandon filial à Imana ».

Que faut-il en penser ? L’auteur doit, en toute loyauté, avouer que l’assurance des deux Pères en question le déconcerte. Car si, d’une part, il sait combien l’autorité de l’un et de l’autre est indiscutable en cette matière des us et coutumes du Rwanda, il lui est, d’autre part, impossible d’être d’accord avec eux dans le cas présent, tellement l’existence de cet autel domestique est peu conforme à tout ce que nous savons et de l’idée que les Banyarwanda se font d’Imana et de leur comportement habituel à son égard. Le R. P. DUFAYS, sans autre indication, affirme qu’on le trouve dans « certaines ré
gions », mais le R. P. ARNOUX est plus précis : c’est « lors d’une tournée dans le Nord du pays » qu’il a eu l’occasion de remarquer « avec surprise » ce « meuble insolite » à l’intérieur d’une hutte. Et il nous apprend que ce serait une coutume enracinée de longue date « dans le Nord, au Mulera ». Or, s’il est une région qui est familière à l’auteur c’est, plus que toute autre, celle du Nord où il a vécu une quinzaine d’années. Il en a parcouru en tous sens à peu près toutes les provinces. Il y a visité et, s’il peut ainsi dire, exploré des centaines de cases, mais il ne lui est jamais arrivé d’y remarquer cet autel d’Imana.

Jamais non plus, il n’a entendu ni indigène, ni missionnaire, y faire la moindre allusion.
Dira-t-on qu’il est venu trop tard, après la disparition de ce culte qui aurait été « la preuve d’un véritable abandon filial à Imana » ? C’est tout à fait invraisemblable. Les coutumes religieuses du culte privé ne disparaisent pas si vite. D’ailleurs, si les RR. PP. DUFAYS et ARNOUX ont devancé l’auteur de quelques années au Rwanda, celui-ci y a pourtant vécu avec d’autres missionnaires qui avaient été leurs compagnons et dont plusieurs sont encore vivants. Comment se fait-il qu’aucun de ces anciens n’a connu, ni soupçonné, l’existence de ce « meuble insolite » qui intrigua le R. P. ARNOUX (2) ?

Ce meuble, lui dit la vieille païenne, c’est l’autel d’Imana, uruhimbi. C’est aussi le nom que lui donne le R. P. DUFAYS. Ils savaient certainement, l’un et l’autre, que ce mot uruhimbi désigne dans le langage courant un meuble qui n’a rien d’insolite : c’est une petite table de bambou (et, plus souvent, de joncs et de roseaux),

mesurant en moyenne 1 m + 0,50 m, placée sur quatre piquets d’un mètre de hauteur, adossée à la paroi de la case, du côté gauche face au lit et au foyer. C’est sur cette claie, recouverte d’une natte, qu’on dépose les pots à lait. On ne la voit guère que dans les huttes des Batutsi. Or, ceux-ci sont très peu nombreux dans tout le Nord du Rwanda ou, sur certaines collines qu’habitent des milliers de Bahutu, seul le chef et quelques membres de sa parenté sont Batutsi. Ce qui veut dire que l’ uruhimbi des pots à lait est chose plutôt exceptionnelle dans les régions du Nord et n’est donc pas la table d’autel dont il est ici question, cette table que « chaque habitant » avait dans sa hutte, « dans un petit réduit aménagé, soit entre le lit et le foyer », soit, « au fond de la hutte », ou encore «à gauche de la porte »!
Comme « entre le lit et le foyer » et «à gauche de la porte » sont des endroits très visibles, la présence de cet autel d’Imana n’aurait pu échapper à aucun missionnaire. Quant « au fond de la hutte », il est toujours occupé par une alcôve appelée « mu mbere » où l’on remise les cruches, les paniers, les houes, et autres outils et ustensiles, mais il est à noter que c’est dans le fond de ce réduit que les dévots du culte de Nyabingi, assez nombreux au Mulera, installent parfois un petit autel très bas qu’ils appellent aussi uruhimbi. Cet autel cependant est invisible puisqu’il est caché par la cloison de l’alcôve dont nous parlons. Est-ce cet uruhimbi de Nyabingi que la bonne vieille dont parle le R. P. ARNOUX aurait déclaré être un ruhimbi d’Imana ? C’est bien possible.
Tout récemment l’auteur a pu s’entretenir avec M. l’Abbé Bernardo MANYURANE qui, après avoir fait dix ans de ministère au Rwanda, dont plusieurs comme supérieur de la grande Mission de Rulindo, est actuellement à Rome où il prépare son doctorat en droit canon.
Or, cet abbé est précisément originaire du Mulera. Comme l’auteur lui demandait ce qu’il pensait de cet autel d’Imana, il répondit sans un moment d’hésitation : « Il y a certainement erreur. Il n’existe pas d’autel d’Imana. Le R. P. ARNOUX a été trompé par cette païenne qui, très ennuyée d’être surprise par un Père, alors qu’elle était sans doute occupée à présenter une offrande à Nyabingi ou aux bazimu, s’en sera tirée par un mensonge ». C’est aussi l’avis de l’auteur. Il convient de s’en tenir à cette affirmation catégorique de M. l’abbé Balthazar GAFUKU, le doyen du clergé rwandais : « Les Bazimu ont leurs sanctuaires, Lyangombe a son pot de bière, et seul Imana, l’auteur de la vie, à qui nous devons tout, le Roi du ciel et de la terre, n’a dans la demeure des Banyarwanda aucun endroit à lui »