La Justice (suite)

Les Procédures
(Aujourd’hui, à l’exception d’infractions telles que les détournements de bétail dont les tribunaux indigènes s’attribuent la connaissance à l’égal des différends d’ordre privé, les affaires pénales où des indigènes sont en cause sont jugées par des juridictions européennes. Quant à l’organisation judiciaire indigène en matière civile, le gouvernement belge l’a maintenue presque intégralement)

1. Les divers degrés de juridiction.

D’habitude, les parties essaient d’abord de régler leur différend à l’amiable avant de s’adresser à la juridiction du chef de colline (Urujya kujya ibwami rubanza mu bagabo, c’est-à-dire littéralement : la palabre qui va (aller) chez le Roi commence entre les hommes (ici = arbitres). Le chef-juge est toujours assisté d’abagaragu versés dans le droit coutumier du pays qui portent le nom collectif d’abacamanza (juges-arbitres). Il se peut que dans des matières très délicates, la cause soit remise à une date ultérieure pour permettre à des abagaragu particulièrement compétents de siéger. Les abacamanza ne sont pas nécessairement des Batutsi; il peut arriver que des Bahutu soient désignés comme assesseurs et ainsi soient appelés à connaître d’une affaire dans laquelle se trouve impliqué un Mututsi.

Le tribunal est saisi de deux façons :

a) Quand le chef de colline (igisonga) ou le sous-chef (umuhingisha) apprend qu’une infraction a été commise, il envoie quelques-uns de ses hommes pour arrêterl’individu que la rumeur publique soupçonne d’être l’auteur du délit. Ce dernier, étroitement lié, reste enfermé dans un enclos ouvert à tous les vents, situé près de la maison du chef, jusqu’à ce que le tribunal statue sur son sort. Pendant le temps de cette détention préparatoire, des abagaragu du chef, juges ou non, interrogent le coupable présumé et essaient de le faire avouer (kwindja: litt: tenter, solliciter).

1) En matière civile, le demandeur (umurezi) va trouver le chef. Il se met cropetons devant lui, son bâtalon ou sa lance contre l’épaule, bat des mains et dit au chef :
« Nimugahorane Imana ! » Que Dieu t’assiste ! (pour juger ma palabre). Le défendeur (uregwa) est invité àcomparaitre. Si après trois convocations successives il persiste à se dérober, le chef le fait appeler une nouvelle fois. S’il fait encore défaut, son adversaire a cause gagnée.
Le tribunal siège au seuil de la demeure du chef, là où sont les ibitabo (Murets très bas, de terre battue, en forme de festons)ou encore sous le porche, devant les insika (Sorte de paravents de vannerie décorant le bas des piliers qui soutiennent le toit de la hutte)

Les parents des plaideurs et la foule des curieux assistent aux débats. Le défendeur, puis le demandeur parlent de façon alternée chacun deux fois. Ils peuvent recourir aux bons offices d’un avocat bénévole, généralement leur fils, un serviteur fidèle ou leur shebuja.

Les assesseurs qui ont des questions à poser interrogent alors les parties. Le chef, lui, se tait. Puis, sur son ordre ou celui du plus savant des assesseurs, un de ceux-ci se lève et reprend la palabre par le menu (gushora imanza : donner le contenu de la palabre ou, mieu,gusubiramu rubanza : répéter (à la place de…) lapalabre. A la fin de cet exposé, pendant lequel un silence religieux n’a cessé de régner, il prononce les paroles suivantes : ku byanjye nyanaka aratsinze! (D’après moi, un tel l’emporte !), puis il se rassied. Bien que le silence du tribunal marque son accord, le chef demande aux assesseurs de confirmer leur acquiescement, puis il prononce la sentence.

S’il n’y a pas unanimité au sein du tribunal, le chef prie un des assesseurs opposants de refaire lui aussi l’exposé de l’affaire en indiquant les motifs de son attitude. Le premier orateur réplique ensuite, appuyé par ceux de ses collègues qui partagent sa façon de voir. Les assesseurs qui sont d’un autre avis ripostent ensuite et il s’ensuit un débat animé, souvent orageux, en pleine audience. Les écarts de langage sont parfois tels que le chef doit sévir pour rappeler l’aréopage à plus de dignité. A un moment donné, sa religion étant faite, le chef-juge réclame le silence, reprend à son tour l’affaire et, après avoir justifié son point de vue, dit : koko nyanaka aratsinze! (Vraiment, celui-là l’emporte!).

Les modes de preuve les plus usités sont le témoignage et le serment. Seul le demandeur est autorisé à invoquer le témoignage. Le témoin (une femme ou un enfant ne peuvent jamais servir de témoin)(umugabo), toujours unique, peut ètre appelé dans les affaires civiles ou pénales. Il est interrogé après que les deux parties ont parlé. L’intervention d’un témoin a une utilité fort relative, car étant donné qu’il est toujours apparenté de près ou de loin avec le demandeur, le défendeur le récuse généralement.

Quant au serment, il est déféré par le chef aux deux plaideurs et au témoin avant qu’ils ne prennent la parole. Après avoir fiché leur lance en terre, ceux-ci jurent en disant : Nkabeshya, iri cumu ndakaritega Mutara! (Si je mens, que cette lance transperce Mutara!) (Au lieu de prononcer le nom glu Roi régnant).

Jadis, en cas de vol grave, de coups et blessures, de maladie ou de mort suspecte, les accusés persistant dans leurs dénégations étaient torturés ou soumis à une ordalie.

Le coupable présumé d’un vol important était lié étroitement, puis dans les coupures faites par les cordes, on versait de l’urine de vache ou encore il était privé de nourriture, frappé jusqu’à en devenir infirme et ce sans préjudice du châtiment.

Un homme ayant été victime d’un vol considérable ; celui dont un parent était atteint d’une maladie suspecte ou y avait succombé allait se plaindre au chef en se faisant accompagner d’un sorcier (umushozi) muhutu, qui procédait alors au gushora (divination). Celui-ci prenait une serpette (ikibabo) et invitait le prévenu à cracher sur la lame (gukamira: traire) et à prononcer les paroles suivantes : « Si je suis coupable, tu deviendras noir. Si je ne suis pas coupable, tu deviendras blanc comme uninyange (ibis) ». L’umushozi plongeait ensuite la serpette dans le feu: quand le fer devenait rouge, il semait de la poudre magique (umubi) sur la lame et attendait le résultat de l’expérience.

Une autre épreuve utilisée couramment dans les mêmes cas était celle du poussin appelé pour la circonstance umucuri (de gucurika: renverser). L’accusé buvait un peu d’eau, se rinçait la bouche et crachait l’eau dans le bec du poussin. Le sorcier (mututsi) s’adressait alors à l’oiseau en disant : « Si tu trouves que celui-ci est coupable, tu feras marcher le voyageur et tu arrêteras le sédentaire. S’il n’est pas coupable, tu feras reposer le voyageur et marcher le sédentaire (Ces paroles sybillines s’expliquent comme suit : il y a dans les entrailles (ibiranga) du poussin. des boyaux qui se contractant ou en se détendant donnent l’impression de reculer ou d’avancer).
Le sorcier tuait alors le poussin, ouvrait son corps, et après avoir procédé il l’eexamen des entrailles en donnait l’interprétation convenable.

L’exécution des sentences ne comporte pas de procédure spéciale. Si le jugement porte sur des vaches volées, le plaignant ou des abagaragu vont les reprendre chez le voleur. Dans les autres cas, le condamné s’exécute lui-même. Si par impossible, il refusait, le chef l’y contraindrait par force.
En principe, la justice est gratuite et les frais judiciaires n’existent pas, mais les juges ne sont pas insensibles aux épices, avantageant ainsi les puissants et les riches. D’autre part, il est de règle qu’un umugaragu avant une palabre apporte de la bière ou du tabac à son shebuja pour qu’il introduise l’affaire devant le tribunal.

L’appel est prévu devant le chef de province, dont le tribunal est organisé sur la même base que celui du chef de colline. Ce recours est dit : gusuzugura (litt:mépriser la justice du chef) ou gusubira urubonza (recommencer la palabre).

Jadis, un Mubutu ne faisait pas appel devant le chef de province, mais bien devant l’umugaba w’ingabo
D’autre part, le tribunal du chef de province connaît en premier ressort des affaires de bétail et des litiges territoriaux entre chefs de colline. De même, il est obligatoirement compétent en cas d’expulsion et de dépossession d’un Mututsi ou d’un Muhutu par un chef de colline.

Le tribunal du Mwami est la juridiction suprême. Le Roi le préside, entouré d’hommes de conifiance versés dans les coutumes (abahanga) ou de grands personnages assumés comme juges.
Le Mwami est normalement seul compétent pour connaître en premier et dernier ressort des affaires criminelles, mais il arrive qu’il délègue son pouvoir à un umutware. Si, par exemple, un chef de province a dénoncé un sorcier au Roi, il arrive que celui-ci ordonne à ce chef de tuer l’umurozi.
Les crimes de lèse-majesté el de violation des secrets d’Etat sont aussi de sa compétence exclussive.
Jadis, dans les affaires criminelles jugées par le Mwami, on recourait à l’épreuve du gihango pour forcer l’accusé à avouer. Les sentences étaient exécutées par les bourreaux batwa.

Tout Munyarwanda, même le plus humble, peut se plaindre directement au Mwami s’il a été spolié par un chef. Mais ce recours à la justice royale est illusoire pour les plaideurs peu fortunés, qui sont souvent contraints de séjourner plus ou moins longtemps à Nyanza avant que leur affaire soit appelée. De plus, bien que les juges du tribunal du Mwami soient tenus de refuser les cadeaux offerts par les parties et de juger en équité sans se préoccuper de la caste des plaideurs, il leur arrive d’accepter d’être « honorés « par l’une ou l’autre des parties.

Le tribunal du Mwami intervient enfin en dernier ressort dans les litiges surgissant entre individus appartenant à des ressorts différents.

2. Litiges entre indigènes de ressorts différents.
Quand des litiges surgissent entre indigènes appartenant à des collines différentes, c’est l’igisonga du défendeur qui connait de l’affaire. Mais le demandeur comparait assisté de son shebuja ou d’un autre umugaragu de celui-ci qui joue en quelque sorte le rôle d’avocat et porte le nom d’umuhagarikira. Si le demandeur est débouté, il va se plaindre à son chef; les deux chefs se réunissent alors dans un endroit neutre, avec leurs abagaragu et les plaideurs. Si un arrangement à 1’amiable est impossible, les parties recourent à la juridiction du chef de province.

Si les plaideurs appartiennent à des provinces différentes, le demandeur débouté par le chef de colline de son adversaire, accompagné de son shebuja ou d’un umuhagarikira, va trouver le chef de sa province. Celui-ci essaie d’arriver à un accord avec son collègue. S’il n’y parvient pas, les parties et leurs patrons se rendent chez le Mwami. Parmi les chefs de province en visite officielle, ses courtisans et ses abagaragu, le Roi désigne quelques-uns de ces hauts personnages pour examiner l’affaire. Cette fois, ce sont les chefs de colline qui plaident eux-mêmes la cause de leurs gens. Si la décision rendue n’agrée pas à l’une des parties, elle se plaint à son chef de province, qui signale la chose au Roi. Le Mwami appelle alors certains de ses abahanga. I1 siège avec eux et entend les chefs de province respectifs des parties qui agissent au nom de celles-ci. Le Roi prononce alors la sentence en justifiant sa façon de juger.

Il convient de noter que la procédure normale que nous venonsde décrire ne pouvait pas toujours être employée jadis. Quand les deux chefs de colline étaient, par exemple, hostiles l’un à l’autre, si la victime d’un vol, par exemple, venait réclamer justice, il se pouvait que le chef du voleur prit le parti de celui-ci. Le volé prévenait son chef et c’était alors la guerre entre collines. Si le chef du volé, trop faible, n’obtenait pas justice pour son administré, il en appelait au chef de province, qui convoquait les deux chefs, le voleur et le volé. Seuls les deux chefs plaidaient, d’abord le chef du volé, puis celui du voleur. Si celui-ci prouvait que la victime du vol avait voulu se faire justice sans s’être d’abord plainte à lui, qu’il avait eu ensuite à se défendre contre une attaque qu’il pouvait croire injuste, le chef de province infligeait une amende (icyiru) en vaches au chef du volé. Si la guerre intestine avait causé des morts ou des blessures, la palabre devait être transmise obligatoirement au Mwami. Après avoir payé l’amende, le chef du volé pouvait appréhender le voleur et le punir comme nous l’avons exposé plus haut.