{:fr}Traits Généraux De La Société Des Imandwa.

Le kubandwa, avons-nous vu, est une religion organisée en société, dans laquelle on pénètre par la porte d’un sacrement d’initiation, le kwatura, comme on entre dans l’Eglise chrétienne par le baptême. C’est ce qu’il faut maintenant expliquer.

Le kwatura c’est ce que les Grecs appelaient le mystère — mustérion. Le myste mustès — chez eux, c’était l’initié à la religion et au culte de Démétèr. Mystère dans son sens primitif désigne un acte de culte, un sacrement : c’est ainsi que le langage chrétien parle des « saints mystères » à propos du sacrifice de la messe. Il s’agit ici de mystères « liturgiques », non de mystères « dogmatiques », vérités révélées qui font difficulté à la raison. Le mystère antique, celui du bassin de la Méditerranée, se célébrait clandestinement, la nuit en général, entre affiliés, qui s’obligeaient à une discipline du secret : d’où le sens de choses cachées — arcana verba, de rites hermétiques, d’enseignement ésotérique, dérivé du premier, qui s’est attaché au mot mystère. En bref, dans le vocabulaire de l’histoire des religions, le terme de mystère est appliqué à un culte partiellement secret, à la pratique duquel ne sont admis que des adeptes, groupés en communautés, ayant passé par les épreuves de l’initiation.

C’est cela même qu’est la religion de Ryangombe et des Imandwa. Les adeptes — ababandwa — forment une compagnie de frères, une sorte de noblesse religieuse, dont les membres prennent le titre d’imandwa, le même que celui qu’ils donnent à leurs patrons célestes, comme les premiers chrétiens se nommaient « les saints ». On s’agrège à eux par un acte personnel et libre sur admission explicite : c’est un recrutement par cooptation. Les cérémonies imihango — se célèbrent en privé entre coreligionnaires, et les récipiendaires sont tenus à garder le secret — ibanga — sur les rites essentiels de leur introduction dans le club.

Cette société est d’ordre spirituel. Elle est distincte, sinon séparée, de l’Etat, et ne se coule pour, ainsi parler dans aucun des moules sociaux et politiques : famille, clan, cité. Elle se suffit à elle-même, et néanmoins elle ne connaît pas de hiérarchie de juridiction ou de gouvernement avec officiers subalternes et chef suprême, mais elle se fonde constitutionnellement sur une indispensable hiérarchie d’ordre à deux degrés : les simples – initiés ou débutants — les nzingo, et les parfaits, ministres spirites, les- abasubiyeho. En outre, parmi ceux-ci surtout, elle distingue les devins et prophètes, conseillers de conscience, de la classe des inspirés.

Cette sorte d’église n’a ni temples ni calendrier liturgigue ni solennités statutaires ni festivités publiques et officielles. Le culte se célèbre dans l’intimité de la famille : parents éloignés et amis, y compris les griots n’y participent que sur invitations personnelles. Le clergé officiant est recruté sur place parmi les parfaits du groupe.

Ces traits brièvement esquissés, essayons de démonter le mécanisme de l’institution et d’en saisir l’esprit.

 L’Entrée Dans La Société : Mobiles Déterminants.

Ce n’est point à contre-coeur mais ce n’est pas non plus avec enthousiasme qu’un Munyarwanda postule son admission dans la société des Imandwa. Les initiations, en effet, outre qu’elles sont une cause de dérangements dans la maison, grèvent lourdement le budget d’un natif de condition modeste. Il ne s’y résigne généralement que s’il s’y sent moralement contraint, ce qui arrive tôt ou tard presque nécessairement dans la vie d’un chef de famille. Au demeurant, s’il diffère de poser sa candidature, ce n’est pas qu’il doute de la puissance des Imandwa ou de l’avantage qu’il y aurait à les invoquer; il attend une urgence quelconque, le moment opportun.

Voici qu’un jour il croit deviner qu’il est victime d’un maléfice. Il se voit accablé par le malheur et il redoute une infortune plus grande encore. Sa récolte est déficitaire ;son épouse reste stérile ; la maladie visite son logis ou son étable,son chef ou le mwami lui refusent leur appui, il perd ses procès. Ces contrariétés, il l’estime du moins, ne peuvent avoir en dernière analyse qu’une cause surnaturelle. Il recourt à son directeur ami, le mupfumu. Celui-ci, interrogeant les sorts, prophétise que « tel muzimu a fait intervenir tel Imandwa pour le frapper ». Abazimu bateze Imandwa. Le moyen de désarmer le bras du médiateur, c’est de se faire initier à son culte.

Il y a des foyers où le culte de tel ou tel Imandwa, de Binego ou de Kagoro, par exemple, est une tradition, une coutume ancestrale. La protection de ce « dieu lare » s’ajoute à celle de l’aïeul, « maître de céans » — Nyirigicumbi. Alors, avant aucun avertissement de l’Imandwa, par déférence et sage précaution, le père lui consacre son enfant. Une veuve, comme il a été dit précédemment, dédiera son fils en bas âge à l’Imandwa patron de son mari défunt. Elle le présentera devant le simulacre de mausolée où son conjoint trépassé est censé résider : « Ris, lui dit-elle, sois-nous propice ! Seka ugororoke !Voici ton héritier. Tu avais pensé, n’est ce pas ? que nous avions négligé ton cher Imandwa, celui que tu préférais à tous les autres. Voici ton fils. On va l’initier.»

Une femme retardataire, si elle se voit dans un état intéressant, demandera spontanément à subir les épreuves accoutumées ; elle se placera spécialement sous l’égide de Nyabirungu dans l’espoir que cette Junon Lucina l’aidera dans son travail et lui donnera une heureuse délivrance.

En résumé, c’est pour se défendre contre des maux présents ou à venir, actuels ou menaçants, pour s’assurer une bonne chance dans les aléas de la vie, que l’on se fait recevoir imandwa. Mais on n’exclut pas de ces motifs temporels la perspective d’un heureux sort dans l’autre monde, en compagnie et dans la clientèle de l’Imandwa que l’on aura dans le siècle entouré d’honneurs et de soins.

Quand on s’est décidé à s’affilier, soi ou les siens, il faut obtenir la garantie que cette résolution est agréée par les Imandwa, puisqu’elle implique pour eux des charges corrélatives. Le clerc devin prononce encore ici en dernier ressort,car lui seul a communication du vouloir des Immortels. Il impose parfois un stage d’attente, une sorte de catéchuménat, qui est mis à profit par le postulant pour se familiariser avec les rites. Enfin il rend son verdict. « Les esprits ont dit oui. » Abazimu baramushima. La voie est libre : on peut avancer.

 Rites D’Admission A L’Un Et L’Autre Degré De La Hiérarchie : Les « Noués » Et Les « Rassis ».

Il y a dans le kubandwa deux rites sacramentels, si l’on peut s’exprimer ainsi, donnant accès à l’un et à l’autre palier de l’établissement : le kwatura, qui fait du profane un adepte, le gusubira ku ntebe, qui fait de l’adepte un clerc ou ministre. Le profane est appelé inzigo « philistin » : il est en principe exclu de toutes les assemblées liturgiques. Si c’est un réfractaire endurci, se dérobant systèmatiquement à l’initiation, on l’appelle plaisamment mugome – « mutin », igicibwa – gâteux».

Le kwatura, l’initiation proprement dite, tel le baptême, fait le ruzingo, littéralement le « noué », nom que l’on réserve aux enfants mal venus, malingres, arriérés, façon badine de marquer qu’il n’est qu’un débutant, un mineur, malgré qu’il ait pleinement droit au salut, à la possession spirite du kubandwa.

Gusubira ku ntebe signifie mot à mot « retour au trépied ». C’est le rite dans lequel un « noué » s’assied de nouveau sur le siège pour une sorte d’ordination : d’où le nom de uwasubiyeho « rassis » – qui marque son grade. C’est un accompli, investi du pouvoir exclusif d’administrer le kwatura et de créer des ministres tels que lui. C’est par les rassis que l’ordre peut se perpétuer. « II y a peu de Banyarwanda établis en ménage, observe le P. Arnoux, qui n’aient été initiés », qui ne soient des « noués » ; mais il y a moins de « rassis » : on hésite devant les frais de l’ordination.

L’un et l’autre sacrement est administré dans la demeure de l’aspirant, la nuit, entre coreligionnaires, par un officiant umwatura – de la parenté, qui a pris soin au préalable de sonder les Imandwa glorieux pour savoir si son ministère a leur assentiment. Ministre d’occasion parfois, il s’aide de l’expérience d’un mupfumu, ami de la famille, qui remplira les fonctions de maître des cérémonies – umunyamihango.

L’office est très long. Il débute au milieu de la nuit et ne finit qu’à l’aurore. Les rites essentiels se célèbrent sous l’érythrine, l’arbuste au pied duquel Ryangombe mourant réclama pour lui des honneurs quasi divins. Ils comportent des purifications réitérées au lait de kaolin, des avanies multiples, anodines ou indécentes, le pacte du sang, des agapes, l’imposition du secret, de graves admonestations interprétant ces symboles, des épreuves de force, un apprentissage de l’invocation aux Imandwa, des tableaux vivants mimés en costumes liturgiques, des processions et cortèges, des dialogues et monologues, des chants et des danses, une abondante consommation des boissons spiritueuses, un scénario où le grotesque et le grivois alternent avec le grave et le profond, des intermèdes de grande liesse tournant à la bacchanale, une cohue confuse succédant à des minutes de silence et d’ordre impressionnants, tout cela un magma équivoque et ténébreux, où l’on croit distinguer à la fois du divin et du diabolique.

Les Expériences Probatoires, Préliminaires De La Réception.

La première disposition d’esprit dans laquelle doit se mettre un postulant au kubandwa, c’est celle d’un homme qui quitte un monde pour un autre.

« Sache, lui dit l’initiateur, que tu entres à l’instant même dans une nouvelle famille » et, lui Montrant tour à tour les hommes et les femmes de l’assistante : « Voi-ci ton père, poursuit-il, voici ta mère, voici ton frère, voici ta soeur, etc. N’oublie jamais ceux qui t’ont adopté. Et si par malheur tu déclarais au vulgaire que nous sommes des gens en tout semblables aux autres, puisses tu être frappé par Ryangombe !Urakicwa na Ryangombe !»

Changeant de milieu il doit changer d’âme. Il doit acquérir l’esprit de corps, devenir un homme nouveau, s’assimiler les façons et les moeurs peu, recommandables des Imandwa, ses futurs patrons. D’où une série d’épreuves qui ont pour objet à la fois de constater sa souplesse à s’adapter et tout autant de lui former le caractère. Ces exercices probatoires constituent une première phase de la cérémonie.

Ils ont le caractère répugnant du déniaisement d’un ingénu. Il s’agit d’ôter à un jeune garçon, à une jeune fille, honnêtement élevés dans la serre chaude du foyer familial, tout sentiment de pudeur, de propreté physique et morale, de respectabilité, d’abolir chez eux l’instinctive aversion de l’abominable – ishyano : cannibalisme, banditisme, inceste : tout cela, bien entendu, uniquement en paroles, gestes, simulations, d’ailleurs d’une crudité toute barbare, scatologique et obscène.

La première brimade est la berne : on projette l’aspirant ou l’aspirante en l’air et on les laisse choir lourdement sur le sol. Puis vient un simulacre de dépeçage de leur corps : on aiguise les couteaux et on fait mine de se partager les morceaux, qui le filet, qui le scalpe, qui les poumons ; les femmes réclament les côtes. Ensuite la purification à l’ordure : le sujet est couché nu sous les bananiers, et des accroupis le salissent à la file ; cela s’appelle, par euphémisme ou antiphrase, le lavoir — kamesero. Enfin le patient, fille ou garçon, est traîné entièrement dévêtu sur le sol et subit maint outrage jusqu’à ce qu’il ait proféré le voeu infâme, celui d’un commerce incestueux avec son père ou sa mère selon son sexe. Ndagasweraa mama. Ndagaswera na data.

Après des farces de corps de garde on peut croire certes que le sujet a suffisamment « dépouillé l’ingénuité » — kumukiza ubusigo — et adopté les moeurs des « ilotes ivres », comme on disait à Sparte : ici on dit des batwa. Mutwa, c’est le terme d’amitié que l’on se donne entre adeptes dans les réunions cultuelles. Une des preuves que doit fournir de son courage viril le néophyte pendant cette nuit sacrée c’est d’aller dérober prestement quelque objet chez le voisin. De quoi l’assistance se pâme. On s’écrie en choeur : « C’est un homme, il a poussé. » Ni umugabo, arakuze.

On s’explique que les personnes qui se respectent, les nobles surtout, se soustraient et soustraient leurs proches à ces pratiques éhontées. Ils en obtiennent dispense et accèdent au rite sacramentel sans subir cet indécent examen de capacité.

Les parfaits, ceux qui s’élèvent au niveau supérieur du « retour à la sellette », prennent un nom de confirmation, qui peint avec pittoresque l’idéal que l’on caresse — platoniquement, s’entend, — par, assimilation aux patrons célestes. On se nomme : Casse-assiette — Kamenankono, Briseur-de-pierres, Kamenasinga, Goulu — Bukimasema Bâfreur — Bikundakulya, Bouffe-la-balle — Isikumbanyarwaba, Cambrioleur — Kamurabanzu, Brigand — Ruhubuzi, Kleptomane — Mukundakwiba, Coupeur-de-bourses — Luserero.

Les Rites Essentiels Du Mystère : Pacte Du Sang, Repas De Communion, Hierogamie

Ayant reçu de l’officiant son Dignus es intrare, le postulant s’approche des Imandwa, se voue à leur service, contracte avec eux une alliance infrangible, qui fait de lui leur frère d’adoption, leur convive, leur conjoint. D’où trois rites essentiels, couronnant la cérémonie au matin de la nuit sacrée.

C’est d’abord celui du pacte du sang, d’un usage général chez les Banyarwanda, sous forme de potion. Les deux contractants font couler quelques gouttes de leur sang dans un breuvage unique, qu’ils hument l’un après l’autre au chalumeau. C’est ce qu’on appelle kunywana — « boire ensemble ». Désormais ces étrangers sont liés l’un à l’autre plus étroitement, s’il se peut, que des frères consanguins : procès, biens, vengeances de l’un sont ceux de l’autre. Ici le rite, en ce qui regarde Ryangombe, ne peut être que figuratif. On prépare une boisson, que l’on colore en rouge vif avec la cendre d’une herbe quasi tinctoriale, le mwisheke. Le mystagogue, en qui Ryangombe s’est incorporé, absorbe quelques gorgées de ce liquide sanguinolent et invite le récipiendaire à l’imiter, non toutefois sans l’avoir averti « des engagements solennels qu’il prend en ce moment : fidélité absolue envers Ryangombe, dévouement sans borne et affection sincère pour tous les sociétaires imandwa». (R. P. Arnoux.)

Le second rite est celui d’un repas pris en commun dans la hutte du néophyte, offert par celui-ci aux Imandwa célestes dans la personne « des rassis », officiants figurants du drame sacré, portant encore leurs insignes.

Une communion hiérogamique fait immédiatement suite à cette communion alimentaire. « Ryangombe et son ruzingo, écrit le P. Arnoux, se couchent ensemble quelques secondes sur une même natte ». Ce qui donne toute sa signification à cette formalité dernière, c’est l’expression courante au sujet du nouvel imandwa : « Il a été épousé par Ryangombe » Alongowe na Ryangombe, expression qui s’emploie quel soit le sexe du néophyte, preuve qu’il s’agit réellement et uniquement d’une alliance mystique.

Il fait jour maintenant. Les participants prennent congé de l’initié. La griserie produite par l’alcool, par les danses, par les clameurs du conventicule s’évanouisse, l’illusion aussi se dissipe d’avoir vécu toute une nuit dans la personne des héros glorifiés.

Les Effets Du Mystère, La Possession Ou Obsession Spirite – Uguhangwaho.

L’union du ruzingo avec l’Imandwa, avec le patron attitré de sa famille notamment, celui auquel il est spécialement consacré, n’est pas de pure forme : elle n’est pas simplement représentative et scénique, juridique et froide. Elle se consomme dans l’intime de l’être. Le propre d’un esprit c’est de passer au travers d’une enveloppe corporelle et de s’emparer de l’ombre igitshutshu, dont il fait son instrument.

Les bazimu ennemis abusent de ce pouvoir de pénétration et infligent des maladies mentales et nerveuses langueurs, hypocondrie, démence. A leur défaut, ce sont les Imandwa, appelés à la rescousse, qui se font fouetteurs, oppresseurs. Le bénéfice premier de l’initiation c’est de rendre toute visite d’Imandwa pacifique et amicale, et le second de conférer un droit d’évocation de l’Imandwa patron, un pouvoir sur lui, un titre à sa venue bienveillante, messagère de salut. A la discrétion de l’adepte, lorsque les rubriques de l’appel magique auront été observées, le patron spirituel arrivera, entrera par la porte ouverte et s’installera dans l’ombre personnelle de son filleul. Dès ce moment et jusqu’au départ de l’esprit, l’orant ne sera plus lui-même : c’est Imandwa qui vivra en lui et se substituera à lui.

Le P. Zuure, pour préciser la notion de cette habitation intérieure avec pénétration du moi intime et substitution d’âme, intelligence et volonté, parle de « transpersonnalisation ». C’est ce que le kinyarwanda appelle uguhangwaho et que les Occidentaux, tant modernes qu’anciens, dénomment « possession », « obsession », « subjugation ».

Tel est l’objectif que vise le fidèle de Ryangombe lorsqu’il se livre au kubandwa. Il veut que l’Imandwa évoqué s’insinue si profondément en lui et l’absorbe si totalement qu’il épouse sa cause et s’emploie à la faire triompher, comme si elle était sienne.

C’est comme une caricature et une parodie de l’emprise divine sur une âme sanctifiée. Il ne saurait s’agir évidemment, en dépit des apparences, de l’infusion d’une crie supérieure, grâce transformante, vertu régénératrice, s’insérant d’une façon permanente dans les aîtres profonds de l’hôte, comme une greffe sur un sauvageon. L’inculte du Ruanda ne s’élève pas à ces hauteurs de la spiritualité chrétienne. Il en reste aux conceptions d’une pythie visitée par Apollon, d’un Saül rendu furieux par « un mauvais esprit », d’un démon « de mensonge » égarant les pensées des faux prophètes, du délire des Aïssaouas et des fakirs de l’islam, héritiers des corybantes de la Grande Mère en Phrygie, du fluide astral imprégnant le périsprit du médium moderne, bref à la démonopathie vulgaire, sincère ou frelatée.

Le P. Zuure a fait remarquer, que le terme de kubandwa, qui désigne l’invocation aux Imandwa, signifie étymologiquement « possession », ainsi que nous l’avons dit. Du « rassis » ou parfait, qui joue dans la liturgie le personnage de Binego, de Kagoro et d’un Imandwa quelconque, on dit qu’il est « possédé » — guhangwaho — par cet esprit. L’effet de cette prise de possession c’est que ses comportements ne lui sont plus imputables. Si umuntu — « ce n’est plus un homme ». L’Imandwa a substitué momentanément sa personne à la sienne,il contrôle et dirige ses actes jusqu’au terme de la fonction liturgique.

Lorsque le récipiendaire, victorieux de toutes les épreuves, sacré imandwa, est ramené en cortège de l’érythrine à sa hute, costumé en Ryangombe, décoré de guirlandes de momordique, lorsqu’on l’acclame au passage et qu’on l’honore des épithètes de nyirabuja-« matrone », « maîtresse de servante », quel que soit le sexe, ou de « Kamana », « petit dieu », lorsqu’on déclare à son propos en battant des mains que « le roi a pris la succession » — umwami yimye, ce n’est pas un roi de comédie que l’on salue de la sorte, c’est un autre Ryangombe, éphémère assurément, mais de présence réelle, encore que mystique.

 

Au demeurant cette habitation fugitive et transitoire de l’esprit n’est pas exclusive de celle d’Imana, qui, à l’inverse de l’autre, est constante et permanente. Les deux se conjuguent, car les Imandwa sont les Enfants d’Imana », ses servants et amis. C’est ce que proclame le premier souhait qu’on leur adresse en guise de salut au début de l’invocation : « Puisses-tu demeurer toujours avec Imana, toi Ryangombe, toi Binego, toi Mashira » — Uragahora n’Imana, Ryangembe

Les Formes De L’Hommage Aux Imandwa, Une Mimologie Evocatrice.

 Le moyen ordinaire de réaliser la possession, de faire venir l’Imandwa, de matérialiser en quelque sorte sa présence, c’est l’imitation fidèle de ses gestes, de sa ténue, de son équipement, la reproduction de ses mots, de ses bravades, de ses extravagances, le chant de ses refrains, la copie de ses vices. Cette mimique agira sur lui conformément aux lois de la magie sympathique. Il fondra sur celui qui le singe si bien, et le subjuguera. En fin de compte, l’Imandwa n’étant qu’un muzimu, le procédé pour le faire apparaître n’est autre que l’évocation des morts. La liturgie de Ryangombe, le drame que l’on joue pour l’honorer, les tableaux vivants qui mettent en scène tous ses suivants, les monologues et dialogues que déclament les acteurs, tout cela est ordonné à l’apparition de son esprit, à une nécrophanie. Les bacchanales nocturnes sont des scènes de sabbat. Le kubandwa n’est que théurgie et magie imitative. « Il semble, écrit le P. Arnoux, qu’au sens absolument strict du mot, kubandwa doive se dire de celui qui imite les actions de Ryangombe, de Binego, de Kagoro, etc., qui chante leurs glorieux exploits dans les bisingizo, qui rappelle une parole, un geste cher avec Imandwa ».

L’action évocatrice de cette mimique et de ces formules sur l’Imandwa imité est tenue pour infaillible et radicale. Ainsi lorsqu’un nzingo suppliant a joué ainsi sa partie devant le « rassis » représentant, Ryangombe, celui-ci pousse un beuglement rituel — kuvumera-, qui est interprété comme une réponse de l’esprit, annonçant sa venue. « Ryangombé a mugi, » s’écrie-t-on. Ryangembe iravumera. Aussitôt l’impétrant et sa suite, s’approchant du « possédé », battent trois fois des mains comme on salue le mwami, offrent leurs présents et formulent leurs voeux.

 L’ducation Liturgique Du Novice : Théorie Et Pratique.

0n comprend ainsi que la formation religieuse d’un dévot aux Imandwa consiste à apprendre des râles, à s’exercer au jeu du drame liturgique, et pour cela à s’instruire des péripéties de la légende, à connaître les héros par leur nom, par leurs habitudes et leurs travers, de façon à pouvoir les contrefaire et parodier en tout respect et révérence.

La première partie de la cérémonie de l’initiation après les exercices probatoires consiste précisément dans un examen que le moniteur fait subir au candidat et dans une pédagogie par l’exemple. Le dialogue suivant s’institue de l’un à l’autre :

L’INITIATEUR, assis sur sa cathèdre.

Les noms des Imandwa de Ryangombe, les sais-tu ?

LE RECIPIENDAIRE.

Oui, je les sais. Je sais Binego, je sais Kagoro, je sais Mashira. (Il poursuit l’énumération jusqu’au bout.)

L’INITIATEUR.

Puisque tu connais tous les Imandwa, fais chacun d’eux — kubandwa.

Fais Ryangombe –bandwa Ryangombe.

LE RECIPIENDAIRE.

Je ne sais pas.

L’INITIATEUR.

Alors, regarde-moi faire, et imite-moi. L’office prend alors le caractère pratique d’une répétition de cérémonies. Le moniteur se mue d’abord en Ryangombe, la queue de lièvre au front et le glaive la pointe en l’air dans les mains, puis en Binego, brandissant une lance à la manière d’un Roland furieux, en berger Serwakira armé d’un bâton pastoral et d’un chasse-mouche, en vachère Muzana tenant en ses doigts une gaule et une baratte, en Nyabirungu agitant un grelot à son oreille. Pendant toute cette instruction, personnifiant proprement le roi des Imandwa, il est entouré d’un cercle d’acteurs, qui portent chacun sa livrée et jouent le rôle d’un satellite du prince.

C’est alors que se miment les gestes et que se déclament les tirades que nous avons déjà rapportées : Rumana buvant à quatre pattes dans l’auge, la gracieuse Nyabirungu débitant son monologue et sonnant du grelot, les guerriers Binego, Kagoro, Mugasa, pourfendant l’air avec leurs armes et prenant des airs de capitaine Fracasse, leurs vantardises étant à l’unisson de leurs poses théâtrales.

La Discipline De L’Arcane – « Ibanga ».

Outre cet apprentissage, le postulant reçoit encore une instruction spéciale relative au secret. Ce n’est pas que la société des Imandwa soit clandestine.

« Les profanes, écrit M. Edmond de Jonghe, connaissent les adeptes ils savent où et quand ceux-ci se réunissent mais ils ignorent ce qui se dit et ce qui se

Fait ». Il y a, en effet, dans le kubandwa tout un ensemble de rites et d’enseignements qui sont choses cachées — guhishwa, — les noctis sacrae arcanedes Anciens, choses « dont on ne parle pas » ntibivugwa, qu’on ne révèle pas aux philistins — kubivuga birazira, qui doivent être enfouies dans un profond secret — ibanga. « Celui qui n’est pas initié ne les connaît pas », dit le proverbe. — Utarabandwa ntamenya ibya Ryangombe.

La catéchèse de l’arcane tient une grande place dans la cérémonie de l’initiation. Une suite de symboles parlants a pour but d’inculquer et de rendre pour ainsi dire tangible au récipiendaire la stricte obligation de rester muet sur tout ce qu’il aura vu et entendu dans le mystère. On lui enjoint d’aspirer une liqueur rituelle au moyen d’un roseau non débouché, d’arracher avec ses dents un fragment de fer au glaive de Ryangombe, d’écarter avec ses doigts les lèvres d’un grelot pour en extraire la grenaille, de faire tomber une pluie d’étoiles dérobées au ciel. Devant ses essais infructueux le pseudo Ryangombe tire la morale de l’apologue. « Tu n’as pas pu vaincre l’obstacle, lui dit-il. Qu’ainsi le secret soit plus fort que toi ! » Ubwo yakunaniye, uzananirwe no kumena ibanga ! Puis, se tournant vers l’assistance : « Si, ayant violé le secret, il n’est pas tué par Ryangombe, s’écrie-t-il, méprisez-moi tous ! » Ubwo Ryangombe atazamwica amenye ibanga, muzangaye ! Enfin, revenant à l’aspirant, il lui dit sur un ton comminatoire :

« Ne parle jamais avec qui que ce soit de ce que tu viens de voir et d’entendre. N’en parle pas à tafemme, n’en parle pas à tes enfants; n’en parle pas à ton père, à ta mère, à tes amis, à tes ennemis, n’en parle pas aux non initiés. Si tu te laisses arracher ton secret, que Ryangombete fasse périr ! »

A l’appui de ces graves adjurations on raconte aux adeptes des histoires à faire frémir : celle d’une reine tuée par Ryangombe pour avoir tout révélé de son initiation à son royal seigneur et maître, et, en marge du secret, celle d’une autre reine, Nyiramulera, femme de Mutara, dont on montre la tombe à Save, crucifiée à même le sol de son kraal par les Imandwa pour avoir ridiculisé leurs cérémonies : fictions invraisemblables, mais qui impressionnent les novices.

De fait, le secret est gardé, encore que les cérémonies, se déroulant à air libre, ne puissent être l’objet que d’une clandestinité restreinte. Le P. Zuure a remarqué que si le nom d’Imana revient à tout bout de champ dans les conversations, celui des Imandwa est tu devant les étrangers et qu’interrogés au sujet du kubandwa, les gens sont systématiquement réticents ;ils sourient au lieu de répondre. On n’est renseigné sur le mystère que par les convertis, qui, conscients de la vanité des imprécations fulminées contre eux, brûlent aujourd’hui sans crainte ce qu’ils ont adoré la veille avec tremblement ils sont d’ailleurs peu enclins à réveiller, des souvenirs, qui ne laissent pas que de leur apparaître maintenant passablement ineptes et fangeux.

Pourquoi ce secret ? Couvre-t-il des abominations en rapport avec « un culte, qui, au dire du P. Arnoux, fait explicitement de l’inceste et du vol une des notes caractéristiques de ses adeptes » ? Renseignements pris, tout se passe, au moins pour ce qui se voit, en farces ordurières, en gestes licencieux, en propos grivois, en ripailles et soûlées, autant de comportement dont la vergogne peu chatouilleuse de l’homme du commun n’a guère coutume de s’offusquer. « L’Imandwa du ventre, dit-il, ne connaît pas d’impies ». Imandwa y’inda ibandwa bose. Ce dieu du ventre est un Silène bon enfant. Le secret est ici surtout une formalité, un rite constitutif de tous les mystères. Il crée un lien entre les sociétaires et donne du piquant à des bouffonneries banales en les faisant paraître ténébreuses.

C’est un des traits par lesquels les rites du kubandwa s’assimilent le plus étroitement aux mystères classiques, qui, au dire de Tertullien et d’Apulée, imposaient aux adeptes un silence rigoureux — silentii officium, l’engagement sacré de le garder inviolablement — sancta silentii fides, un silence que l’on qualifié de grand — magna religionis silentia.

La Dévotion Ordinaire Aux Imandwa : Sa Fin.

Une fois agrégé à la famille spirituelle de Ryangommbe, l’adepte imandwa, surtout s’il s’est laissé porter au second degré de la hiérarchie, est tenu aux devoirs de culte que nous incluons dans la vertu dereligion. L’Imandwa que l’on a choisi spécialement comme protecteur, Binego ou Mutwa, prend place dans la confiance du fidèle à côté de l’ancêtre en chef, le Nyirigicumbi. On recourt à lui en dernier ressort, quand les mânes sont restés sourds aux supplications,ou quand le devin l’a désigné formellement comme l’auteur particulier du mal dont on souffre.

Que l’on s’adresse aux Imandwa ou aux mânes, le service que l’on attend d’eux est le même, encore que tels et tels soient des spécialistes de certaines grâces, Nyabirungu d’un heureux accouchement, Serwakira de la préservation du bétail. Voici un échantillon de la requête adressée à Ryangombe, d’après le P. Arnoux.

Uragahoran’ Imana, Ryagombe ! = Sois toujours avec Imana,-  Ryangombé !

Tukubona none.= Sois-nous propice !

Dore inzoga. Vois ce nectar que ‘nous te présentons.

Dore ibyiza byawe. Abaisse ton regard sur ces belles offrandes!

Udutsindire != Sois notre victoire !

Uduhe kubaho != Donne-nous de subsister !

Uduhe kubyara= Donne-nous d’engendrer !

Uduhe gutunga, kugabana inka ! = Donne-nous des biens, des vaches en fermage!

Uduhe kweza imyaka ! = Fais – nousmûrir d’abondantes récoltes 1

Uduhe guheka != Donne-nous des enfants biens vivants !

Tudahurira mu nzira n’ababisha ! = Ne permets pas qu’en chemin nous tombions sur un ennemi en armes

Utulinde n’abarozi, n’umuzimu w’umugabo, n’uw’umugore != Garde-nous des ensorceleurs, des revenants masculins, tout comme des revenants féminins.

Il ne s’agit, on le voit, que des biens de ce monde : longévité, fécondité, prospérité, santé, invulnérabilité. Cela ne veut pas dire que l’on n’espère pas en une vie meilleure, que l’on fasse fi de la perspective d’aller boire un jour le refrigerium dans « l’amphore de Ryangombe » — intango ya Ryangombe, que l’on assimile poétiquement au cratère lacustre du Muhabura. Mais cette gloire du siècle futur, il est oiseux d’en solliciter l’octroi : ce serait mettre en doute la solidité des promesses faites à la foi. La réunion à l’aréopage divin des Imandwa est chose acquise : il ne faut pas la remettre en question. Le disciple de Ryangombe est fidéiste, comme celui de Mahomet, comme le myste d’Eleusis.

La Nature De L’Invocation : Spiritisme Et Mediumnité.

Ce que le kubandwa ajoute de nouveau et d’original au culte des mânes, c’est le spiritisme le moins déguisé, le plus classique. Nous avons déjà parlé de l’état de possession spirite dans lequel le kwatura place le néophyte, du rôle de médium que joue l’initiateur « rassis ». Ces mêmes conceptions se retrouvent dans les exercices ordinaires du culte.

Lorsqu’un adepte veut faire une offrande, un voeu — kuhiga — à un Imandwa quelconque, il prie un rassis de se mettre dans la personne de cet esprit, d’en devenir l’interprète, de se soumettre momentanément comme un instrument passif à sa volonté, bref, comme on dit en style spirite, d’être son médium incorporant. Le coreligionnaire obligeant se grime, se costume, s’équipe, s’arme, selon la tradition iconographique du personnage qu’il doit incarner. Cela fait, il s’assied sur le trépied des hôtes dans la hutte, prêt à recevoir l’hommage et la requête de l’impétrant.

Celui-ci fait d’abord une oblation à l’être invisible caché sous les espèces sensibles du médium. Son présent est en rapport avec le caractère de l’Imandwa évoqué. A Ryangombe il offre une oenophore de céramique, remplie jusqu’aux bords de cidre de bananes : c’est l’intango ya Ryangombe, le cadeau préféré dece Bacchus. Le pot restera dans la hutte et tout passant aura le droit de s’y désaltérer, bénissant le seigneur des Imandwa. A l’esclave Muzana il présente ce qu’elle aime le plus, de quoi faire du beurre, savoir une jatte de crême, que le médium se met aussitôt à baratter. Devant l’ilote Mutwa, bâfreur, il dépose une ration commune de gaude, un plat de haricots, une pinte de bière. Au devin Kigobo il demande une vaticination, lui remettant en retour l’honoraire accoutumé.

Le tribut d’hommage présenté et agréé, il s’agenouille ou s’accroupit devant le médium, incarnant l’esprit, comme les païens égyptiens ou grecs faisaient devant l’image du dieu. Il lui bat discrétement un ban comme pour le mwami et la reine mère. Enfin il exprime ses voeux suivant la formule ci-dessus ou tout autre, débutant toujours par la salutation rituelle : Uragahorana Imana ! « Sois éternellement avec Dieu ! »

Les modalités de l’évocation varient naturellement, avec l’Imandwa et avec l’objet de la requête. Pour assurer la prospérité de son troupeau, un propriétaire de vaches se tourne spontanément vers Serwakira, le berger de Ryangombe, une façon de dieu Pan. A chaque trimestre il renouvelle son hommage. Cet hommage consiste à muer fictivement pendant toute une journée son troupeau en troupeau de Ryangombe, en succédanés de Rumens, et à le faire paître par un autre Serwakira, « le tourbillon de poussière sur les chemins ». Comme médium il choisit l’un de ses fils. Il le pare en berger, lui noue sur le front une tige de convulvacée, dont les deux bouts saillants figureront des cornes. Il lui passe un bâton de pâtreinkoni y’abashumba, un chasse-mouche pour l’abreuvoir, une jatte en bois pour la traite. Il lui persuade, sans se heurter à aucun scepticisme de sa part, qu’il est un suppôt, une hypostase, de Serwakira, et que les vaches sont celles du roi des Imandwa.

Le jeune Imandwa passe sa journée dans une hypnose, consécutive à la transe il est subjugué par l’esprit. Il fait sortir le bétail du kraal et le suit au pâquis débitant de longs monologues en une langue intelligible pour lui et pour les auditeurs. Il laisse les vaches pâturer dans les planches des jardins. Les propriétaires n’ont garde de l’incriminer et de les chasser. Ils disent de lui « Ce n’est pas un homme » si umuntu.

Au départ le médium a bu un vase de lait cru, écumeux, à l’instar de Serwakira au retour il en vide un autre. Quand les bêtes sont rentrées à l’étable, il se dépouille de son costume et de ses insignes. Aussitôt l’obsession, nous dirions la suggestion hypnotique, s’évanouit. Il redevient le fils de son père, un simple mortel. Le troupeau, lui aussi, cesse d’être celui de Ryangombe. Mais cette permutation temporaire l’a fortifié. Il en garde une certaine immunité, qui durera jusqu’au renouvellement de la scène spirite.

Dans des cas exceptionnels comme dans les circonstances ordinaires, l’esprit, dûment évoqué, est censé se rendre présent et c’est à son intervention qu’on attribue le succès escompté. Le P. Arnoux raconte à ce sujet un fait qui se produisait presque à sa portée. A Mbaré, plateau situé vis-à-vis de celui de Kabgayi où il résidait, une femme se mourait dans les douleurs d’un enfantement laborieux. Dieu sait pourtant si, voyant approcher le terme, elle avait eu recours à tous les saints du paradis ruandais pour obtenir une heureuse délivrance. Depuis plusieurs heures, parents et amis du voisinage, envahissant la cour du kraal, suppliaient le Maître de céans –Nyirigicumbi-et les autres mânes domiciliés dans les mararo, s’évertuant à les « faire rire », de repousser les mauvais esprits qui mettaient obstacle à l’accouchement.

En désespoir de cause, un des fils de la dolente, connaissant d’expérience apparemment les facultés de médiumnité de son frère plus jeune, lui cria : « Fais le Binego » –Bandwa Binego, c’est-à-dire : Evoque en le mimant – le patron de notre famille. Aussitôt l’adolescent saisit une lance et un bâton, les brandit selon les rubriques, et, entrant dans la transe spirite, déclame un des monologues de la liturgie de Binego :

« Ababa ! ababa ! Je suis Rubaga Rwamukanya..

Je suis le foudre de Nyirajanja.

Je suis celui qui teint de sang le fer de sa lance. »

Aussitôt des transports de joie éclatent ; « Elle a accouché ! Elle a accouché ! » — Yabyaye ! Yabyaye !

Binego, vaincu par la mimique, est arrivé il est entré dans l’enveloppe mortelle de l’évocateur, devenu son médium, il a prêté l’oreille à la voix des suppliants, il a pourfendu d’un coup de lance les bazimu qui nouaient la jeune mère, et l’enfant délivré est sorti de sa geôle. L’expert spirite ayant déposé ses insignes, « l’imana se retire » « Imana iratashye. »

Le Culte De Ryangombe A La Cour : Les Impara Et Leur Mwami.

Nous avons dit pourquoi le mwami témoigne personnellement peu de ferveur pour les Imandwa. Il tient ses ancêtres pour plus puissant qu’eux. Le mythe d’ailleurs n’a pas osé donner à Ryangombé dans l’ascendance royale une place plus élevée que celle de gendre du plus illustre des bami, Ruganzu, Ndori. En Urundi, Kiranga — Ryangombe déclare modestement dans son péan au sujet du mwami régnant : « Je ne devancerai pas mon aîné… Je suis arrivé devant le kraal de mon aîné. « Le souverain du Ruanda est plus que quiconque dans le royaume « Enfant d’Imana », imana lui-même.

Ajoutons que des trois collèges de devins du Palais, Basinga, Bazigaba, Bakongori, ces derniers, les plus considérables, qui se recrutent parmi les Bega, le clan qui fournit le plus d’épouses au dynaste, ont pour règle de ne pas se faire initier, pas plus que le maître. Si, de rencontre, ils consentent à officier dans un kubandwa, c’est pour avoir brûlé l’étape du kwatura, comme s’ils étaient imandwa de naissance, eminenter. Ils ne daignent en principe que pour le service des mânes royaux.

Cependant le mwami ne peut ignorer un mouvement religieux d’une telle amplitude et aussi populaire. Il perdrait de son prestige en paraissant le mépriser. Il se doit, du reste, de le surveiller, sinon de le diriger. Ainsi faisaient les chefs de cités en Grèce à l’égard des mystères locaux. Aussi fait-il une place au collège des impara, dont il a été question précédemment. Ce sont des gens d’origine modeste, bahutu et batwa, quelques-uns anoblis, qui appartiennent à la suite des grands chefs, sont amenés par eux à la Cour, et y prennent leur service à tour de rôle, ce qui se dit gufata ibihe, à raison de six à dix par équipe, montant la garde à l’entrée de l’ibwami de jour et de nuit en compagnie des batwa palatins. Au matin, lorsque le souverain sort de sa hutte et s’il le juge à propos, ils lui donnent une représentation scénique, empruntée au répertoire liturgique des Imandwa. Ayant à leur tête un chorège dit « Roi des imandwa » umwami w’imandwa, sosie de Ryangormbe, portant chacun sur le front la queue de lièvre — mashyira y’inkwavu — des griots, haut panache chez leur major, s’accompagnant de grelots et de sistres, ils chantent, dialoguent, dansent, appelant la protection des Imandwa sur le souverain et son trône. Puis Ryangombe suit le mwami, rentré dans ses appartements, et procède sur sa personne à des purifications accompagnées d’incantations.

La dignité de mwami w’imandwa est inféodée dans la famille mututsi des Bayumbu. Elle est néanmoins à la discrétion du souverain. Rwabugiri y éleva un de ses fils, Sharangabo, l’écartant ainsi radicalement du trône. A l’avè-nement de Musinga on revint à la tradition. Son titulaire fut alors Kabano ka Nyamushangarwa, chef des danseurs nobles du Palais, le dernier en exercice, aujourd’hui baptisé.

Ce serait prendre le change à l’endroit de ce personnage que de voir en lui un « pontife », un « supérieur général », représentant officiellement le monarque dans réglise des ababandwa. Il n’est que l’humble maître des impara, un peu plus qu’un chef de danse et de musique.: Les bami du Ruanda n’ont jamais eu l’idée de rendre officiel le culte des Imandwa, de le centraliser à la Cour et d’en prendre la direction, même par,délégué. Ce n’était pas nécessaire. Les adeptes de Ryangombe ne sont pas, une puissance dans l’Etat, comme les confréries de l’Islam et ses uléma. Ils sont, nous l’avons dit, un mouvement amorphe sans tête et d’organisation rudimentaire, plutôt qu’un ordre et une secte unifiés. Si ce mouvement se melait de politique et devenait factieux, l’autocrate de la capitale ne manquerait pas de policiers pour l’épier ni de délateurs pour le trahir.

Spiritisme Et Necromancie Sous Les Auspice De Biheko NYabingi.

Il est une officine de spiritisme qui vaut d’être spécialement signalée, tant à cause de son audace,que de la vogue dont elle jouit. Au Ruanda elle se propage du nord vers le centre. Elle prétend exploiter la puissance et la faveur d’un muzimu féminin, nommé Nyabingi, surnommé Biheko, terme qui désigne l’amulette porte-bonheur. Dans l’Urundi, pays de gris-gris par excellence, le prédicat de Biheko, comme celui d’Imana, est donné couramment à Kiranga Ryangombe.

Au Bunyabungo, chez les Bashi, Nyabingi a pris rang parmi les Imandwa. Au Ruanda, on en fait une femme de mwami, qui fut répudiée pour cause de stérilité, ce qui n’empêche pas de l’invoquer comme matrone, à l’instar de Nyabirungu. Les noms de Nyiramubyeyi, Nyirabaheka, l’« Accoucheuse », sont les titres qu’on lui donne dans mainte famille.

Cette puissance tutélaire est exploitée par un corps de spirites qualifiés répandus dans les villages à travers le pays, disposant chacun dans leur kraal d’une façon d’atelier de divination, nécromancie, hypnotisme. Ils se nomment eux-mêmes Ababyukurutsa Biheko, littéralement « ceux qui font rentrer les vaches au kraal pour la traite », recruteurs de Biheko.

La consultation de Nyabingi se fait de deux manières. Par nécromancie : le muzimu de Biheko apparaît au seul opérateur, telle l’ombre de Samuel à la pythonisse d’Endor. Sa venue – azaze Biheko – à l’appel du charlatan, est signalée par un ébranlement violent et tapageur de l’arrière-hutte, où se tient caché le voyant. Nyabingi répond aux questions du consultant avec une voix de ventriloque, voix de spectre ou de revenant.

Le second procédé est plus impressionnant encore, sinon moins sujet à caution : c’est celui de la pythie, de l’espèce de nos somnambules médiums. L’impresario entretient dans sa boutique une demi-douzaine de sujets, filles névropathes ou hystériques. Quand un client se présente, l’une d’elles se livre en proie devant lui au démon obsesseur. Biheko fond sur elle et la subjugue : Uyu ya boshywe na Biheko. La transe produit ses effets accoutumés. Le médium se roule à terre et écume,il débite avec volubilité des paroles inintelligibles et des phrases incohérentes. C’est le moment de l’interroger. Le mubyukurutsa interprète ses oracles. La curiosité du client satisfaite, la jeune fille revient à elle. « L’imana s’est retiré ». Imana iratashye.

Nous sommes ici en face d’un de ces cas typiques de pythonisme, tel celui que saint Paul rencontra sur son chemin à Philippes en Macédoine. « Un jour que nous allions à la prière, raconte l’auteur des Actes (XVI, 16), nous nous heurtâmes à une jeune esclave qui avait un esprit python et qui procurait un grand profit à ses maîtres par sesdivinations. Elle se mit à nous suivre, proclamant que nous étions les serviteurs du Très-Haut, et cela pendant plusieurs jours ». Paul finit par l’exorciser, ce qui le fit traduire devant les juges par les exploitants, frustrés de leur gain.

Le P. Arnoux rapporte, sur la foi de témoins oculaires indigènes, que des phénomènes étranges accompagnent ces possessions, des coups frappés, les reps du spiritisme international, des secousses auxquelles les poteaux de la chaumière ne sauraient normalement résister, deslévitations du médium, qui reste ainsi suspendu en l’air sans appui d’aucune sorte pendant quelques instants umwanya utungane, – des guérisons soudaines de plaies purulentes, autant de manifestations qu’il déclare « inexplicables » en soi, mais qui, il faut bien le dire, ont échappé jusqu’ici à tout contrôle européen, encore qu’elles ne soient pas insolites dans les pays de forte démonomanie.

Les nobles batutsi n’ont que du dédain pour ces exhibitions entachées d’imposture. Ils en laissent la pratique aux bahutu et aux batwa comme de basses superstitions, de valeur nationale et politique nulle, et qui du reste ne sauraient balancer dans l’estime générale le culte des ancêtres et le mystère de Ryangombe.

 Le Kubandwa Et Les Mystères De L’Antiquité Classique.

Nous n’avons pas hésité, dès le début de cet exposé, à affirmer une parenté d’esprit et de forme entre le culte des Imandwa et les célèbres mystères d’Egypte, de Syrie, de Grèce, et de Perse, conquérants spirituels de Rome. De tels rapprochements ne paraissent plus forcés depuis que l’illustre jésuite fiançais Lafitau, enquêtant auprès des Indiens d’Amérique au XVIIIe siècle, en a justifié les fondements. Ici et là des sociétés d’adeptes, recrutées par voie d’initiations et dont les membres se lient entre eux par la religion du secret ; ici et là une donnée symbolique et légendaire constante, celle d’un dieu mort et revenu à, la vie, prototype on principe du salut temporel et intemporel des croyants ici et là un culte orgiastique, où des élémentsd’une trivialité révoltante deviennent des symboles d’idées « presque sublimes », pour employer les mots du P. Arnoux s, ici et là une même conception de l’union ,mystique du fidèle et de la divinité, allant jusqu’à l’identification transitoire dans la transe spirite, ici et là même carence d’enseignement doctrinal et de direction éducatrice dont puissebénéficier le progrès humain.

Les différences sont grandes assurément : il est à peine besoin de les souligner, étant donné la différence de niveau entre les cultures. Elles s’atténuent cependant si on institue le parallèle non avec les mystères évolués, ceux qui se propagèrent dans le bassin de la Méditerranée entre l’hellénisme alexandrin et la victoire du christianisme, mais avec les mystères ethniques, ceux qui se développèrent sur place, avant leur émigration hors des frontières nationales. Il faut comparer Ryangombe au Ruanda à Osiris en Egypte, à Adonis à Béryte, à Attis en Phrygie, à Dionysos en Thrace, à Démétèr en Attique, dans les lieux où ces cultes indigènes s’imposaient à tous et ne rencontraient guère de concurrents.

Le culte de Ryangombe ce sont les mystères avant les mythes égyptiens sur le voyage de l’âme dans les régions de l’au-delà, avant la doctrine sur la récompense des bons et le châtiment des méchants, avant le pythgorisme et ses disciplines de purification intérieure, avant les affirmations solennelles et émouvantes de la justice éternelle supérieure aux lois humaines, du Souverain Bien seul objet digne des aspirations humaines, de l’alliance éternelle entre l’idée morale et de l’idée religieuse, qui ont imprégné la philosophie et la haute littérature grecques et dont la synthèse constitue ce qu’on a appelé l’orphisme.

Encore est-ce trop lui accorder, car Ryangombe n’est point l’objet d’un culte vraiment national ; il n’a point desacerdoce attitré, point de temples, point de solennités générales et éclatantes avec mutilations de corybantes, jardins et lamentations de Tammouz, thiases et délires de bacchantes, prostitutions sacrées. Tout se passe dans la simplicité de la vie privée. Mais, pour être plus humbles dans ses formes, le culte n’en répond pas moins aux mêmes aspirations chez le pieux adepte.

Le Bilan Du Kubandwa Dans L’Ordre De La Culture : Profits Et Pertes Pour Le Peuple.

A dévotion aux Imandwa, avons-nous vu, s’est associée chez ses professants à celle des mânes de famille et des héros nationaux, greffées l’une et l’autre sur la religion d’Imana et ne faisant qu’un avec elle. Une question se pose : qu’est-ce que le kubandwa a ajouté en valeur positive et bienfaisante à la religion du foyer ?

Son apport au point de vue de la culture morale et intellectuelle paraît être négatif. Il n’y a pas de vertus, tant civiques que privées, exaltées par la légende de Ryangombe : attachement desfidèles à leur seigneur, dévouement du fils à ses parents, solidarité entre membres du clan, qui ne soient déjà inculquées aux jeunes par l’éducation familiale et nationale. Sur bien des points, au contraire, l’exemple des Imandwa, surtout des plus en vue, serait pernicieux : abus de la force, brigandage, intempérance, aventures galantes, égoïsme, forfanterie, pasquinades. Ces surhommes se croient tout permis, et leurs crimes restent inconscients et inexpiés. Ryangombe même « dont la bonté est l’attribut propre », au témoignage du P. Arnoux, est une figure flasque, amorale, et qui s’assimile le plus immédiatement à celle de Dionysios Bacchus. Cependant, sur cette pente glissante de l’indifférence morale, les Imandwa, il faut le reconnaître, ne descendent pas aussi bas que les dieux de l’Hellade et de Rome. On m’en connaît pas qui dévorent leurs enfants à peine nés comme Kronos Saturne, qui détrônent leur père comme Zeus, Jupiter, qui assassinent leur frère comme Romulus, quiperpétrent, comme les Atrides, des forfaits que le soleil se refuse à éclairer. Pas de bestialité chez eux non plus ni de vices contre nature du moins •avoués. -Malgré cela, dans l’ensemble, le système religieux du kubandwa parait dénué de toute vertu éducatrice. Tout l’effort de la foi et de la pratique consiste à s’identifier à l’imandwa de prédilection, non pour s’élever en perfection,  -on aurait mal choisi son exemplaire, — mais pour s’assurer son appui dans n’importe quel comportement et participer à son heureuse et souvent scandaleuse fortune.

L’eschatologie ne fait qu’accentuer cette déficience d’idées morales. Ce n’est pas la balance de Thot, le justicier égyptien, que Binego, portier du fantomatique Muhabura, tient en ses mains aux fins de peser les âmes et de rendre à chacune selon ses oeuvres. Il ne sait que jeter pour une ordalie suprême un tronc d’arbre, le mugogo, sur l’abîme qui sépare le monde des vivants du monde des trépassés. L’adepte ne risque rien, il s’engage de pied ferme sur la passerelle et accède sans dommage aux collines élyséennes, royaume de Ryangomb. Le non initié, incrédule ou simplement ignorant, perd l’équilibre au contraire et roule dans le précipice jusqu’au Tartare du volcan Nyiragongo. Le sceau de Ryangombe procure le salut automatiquement, quelle que soit la valeur humaine de celui qu’il marque.

Ce n’est donc pas la dévotion aux Imandwa qui soutient la moralité des affiliés. Elle n’aide pas non plus à leur avancement intellectuel. Le spiritisme, sous n’importe laquelle de ses formes, n’a jamais passé Pour une source de lumières et un instrument de culture. Il ne peut avoir d’autre effet,que d’ancrer les imaginations dans une crédulité malsaine et déraisonnable outre qu’il est le paradis des charlatans, des escrocs, des tartufes, exploitant le penchant des âmes simples pour les phénomènes surnaturels et les choses du merveilleux.

Aussi bien les convertis du christianisme ne s’y trompent-ils pas : quoiqu’attrait qu’exerce encore sur eux le kubandwa, Ryangombe est à leur estime un Satan, avec lequel il faut rompre, si l’on veut rester droit et honnête. Ils entendent parfaitement, alois même qu’ils n’y conforment pas toujours leur conduite, le langage que tenait saint Paul aux chrétiens de Corinthe, la veille si fervente des mystères, si enclins aux orgies du ritualisme pseudo-religieux: « Je ne veux pas que vous soyez en communion avec les démons. Vous ne pouvez boire à la fois à leur calice et à celui du Seigneur. Vous ne pouvez prendre part en même temps à la table des démons et à celle du Seigneur. » Il marquait ainsi le fossé qui sépare sans, compromis possible mystères païens et mystères chrétiens.

Le kubandwa serait-il donc entièrement stérile, et n’aurait-il rien en son fonds qui pût enrichir quelque peu 1a société et consoler l’âme ? Non, et voici ce qu’on peut inscrire à son actif.

Socialement, il crée un lien nouveau entre les citoyens d’un même peuple par delà le cloisonnement des familles, des clans et des races. Il est donc un facteur d’unité humaine. Ceci est remarquable : c’est un traitcommun à tous les mystères et comme une préfiguration de l’universalisme chrétien, encore que chaque groupe ethnique garde ses préjugés, son racisme, sa morgue ou son abjection, il n’en reste pas moins que dans les assemblées liturgiques les différences sociales s’abolissent. Seulement le nivellement, loin de se faire par en haut, a tendance à se réaliser dans le bas on s’interpelle en se traitant de « mutwa » ; on parle entre soi un langage qui n’est qu’un argot vulgaire, parfois ordurier et libertin ; les rites sont un prétexte au dévergondage et à l’affranchissement des règles les plus élémentaires de la bienséance. Aussi les délicats s’en tiennent-ils quelque peu à l’écart. Toutefois en ces fêtes délirantes une fusion s’opère, dont peut profiter l’unité nationale et politique.

Et puis la foi confiante en des esprits tutélaires, dont l’assistance se manifeste par des prodiges même frelatés, peut produire sur les psychologies individuelles son action consolatrice accoutumée et contribuer à conjurer des terreurs obsédantes. « La mission de Ryangombe, écrit encore le P. Arnoux, est vraiment pacificatrice, en ce sens qu’elle met des entraves à l’exécution des machinations perverses, soit des Imandwa, ses inférieurs, soit des bazimu. Maigres profits toutefois, qui problablement ne compensent pas les pertes.

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