LE REGNE DE KIGELI III NDABARASA 2ème Roi, de 1708 à 1741

a) La politique de Kigeli III dans l’occupation du Ndorwa.

257. Lorsque Kigeli III Ndabarasa fut intronisé corégnant, sa mère Rwesero était déjà morte. Comme le Code ésotérique interdisait l’intronisation d’un monarque orphelin (c.à.d. sans Reine Mère), Kigeli III en reçut une, au titre de Reine Mère adoptive (cfr n°- 166- 167), la nommée Nyiratunda, cousine germaine de Rwesero, comme l’exigeait le Code à défaut d’une soeur de la défunte, pourvu, dans l’un et l’autre cas, que l’élue n’eût pas un fils du sang royal. Le monarque devait avoir un certain âge à l’époque, puisque dès ce moment il se mit à apanager ses fils en âge d’exercer personnel
lement le commandement des Milices. Ainsi choisit-il son fils Butwatwa comme son lieutenant dans le commandement des Ababito. Le prince mourut malheureusement peu après, emporté par la tuberculose, et eut pour successeur son frère Semugaza. Aussi longtemps que vécut Cyilima II, son co-régnant dut se comporter en subalterne, tout en ayant toujours les yeux sur le Ndorwa qu’il souhaitait rwandiser à fond. On constate que les localités où il se fixa sont situées vers la frontière.

258. Une fois devenu seul monarque, à la mort de son père, il s’en alla habiter dans le Ndorwa et s’y éternisa, ne faisant au Rwanda que des visites sporadiques. Il en fit une, par exemple, parce que ses femmes lui avaient présenté un chant de leur composition dans lequel elles exprimaient leur nostalgie du Rwanda. Mais il retourna bientôt au Ndorwa, dans sa résidence de Kabungo, en la région appelée uRuhinda du Kajara. Il eût voulut voir ses guerriers et courtisans imiter son exemple, mais ils s’y refusèrent, se limitant à se relayer auprès de lui et à rentrer au pays après le temps traditionnel de Cour. Il faut croire que le climat de ces régions, souvent privées de pluies et trop chaudes pour un Rwandais, ne tenteraient personne à moins d’y être contraint par la nécessité de sauver sa vie.

b) La conquête du Mubali.

259. Si attaché au Ndorwa qu’il fût, Kigeli III n’oubliait pas le petit royaume, le Mubali, situé à l’Est du Mutara, où nous avons vu régner Biyoro et sa mère Nyirabiyoro. Les espions du monarque, Magenda fils de Cyatwa et Mutarugera fils de Buguzi, lui apprirent qu’il n’était pas difficile de triompher sur la terre ferme : mais qu’il était difficile d’atteindre la capitale située dans l’île Shango, au milieu d’un vaste lac. Le Mubali est en grande partie constitué, en effet, par l’actuel Parc National de la Kagera, qui, nous a-t-on assuré, était alors habité, tandis que le marais de papyrus actuel, traversé par la Kagera, était un lac découvert, appelé iGishamba. Les espions lui conseillaient de trouver un moyen d’attirer sur la terre ferme le monarque et sa mère, afin de s’en emparer ou bien de préparer une flottille capable de débarquer de nombreux guerriers sur l’île Shango.
Kigeli III se décida pour les deux : il attirerait les deux personnages dans un guet-apens et les ferait prisonniers, et il préparerait une flottille afin de débarquer simultanément à Shango, pour s’emparer du tambour-emblème de cette Dynastie.

260. Feignant un projet d’alliance pour renforcer son amitié avec Biyoro, Kigeli III lui fit proposer la main de sa fille Nyabugondo. Biyoro accepta avec empressement et la princesse fut envoyée à son époux. Elle partait en Libératrice ; aussi lorsque sa mission aura été accomplie, ne pourra-t-elle plus jamais rencontrer un Roi du Rwanda.
Dès que la flottille fut prête, Kigeli III vint s’établir à Rubona, près Nzoga (Commune actuelle de Murambi, Préfecture de Byumba), face à la frontière du Mubali. Il engagea les pourparlers tendant à préparer une rencontre avec son gendre et la belle-mère de sa fille. Le stratagème réussit partiellement, car les deux personnages se dirigèrent vers Rubona en deux groupes séparés. Les guerriers envoyés à leur rencontre pour les amener en prisonniers, se jetèrent sur le premier groupe et ne s’emparèrent que de la Reine mère. Le groupe suivant en fut averti à temps par des rescapés de l’avant-garde et Biyoro rebroussa chemin. Il ne put cependant retourner à Shang, car la flottille du Rwanda,— patiemment et secrètement traînée par voie de terre, — avait été lancée sur le lac, avait débarqué les guerriers à l’île de la capitale. Ses défenseurs surpris avaient été dispersés sans difficulté et le tambour-emblème du Mubali avait été capturé. Biyoro chercha refuge au Karagwe, où régnait Ndagara (II?).

261. Dès que le Roi l’apprit, il envoya toute une Compagnie avec des messagers au Karagwe, pour dire ceci au monarque de ce pays : «Depuis Ruganzu II il est tabou aux Rois du Rwanda d’attaquer le Karagwe. Si tu ne me livres pas Biyoro réfugié chez toi, tu auras supprimé le tabou et je viendrai le chercher en armes ». Le monarque du Kaxagwe connaissait déjà les exploits de Kigeli III : il ne se le fit pas dire deux fois. Il livra Biyoro aux guerriers Rwandais.

Lorsque le prisonnier arriva à Rubona, sa mère, qui avait refusé toute nourriture, aurait capitulé et demandé à Kigeli III de lui servir de l’hydromel. Y ayant goûté, elle aurait prononcé la phrase devenue dicton : Ngaye inda, ngaye Ndagara, qui a le sens de « honte au ventre et honte à Ndagara ! (au ventre qui fait demander quelque aliment à un ennemi, et à Ndagara traître à l’égard d’un parent qui avait eu confiance en lui). Les deux prisonniers furent livrés au bourreau et le Mubali, désormais sans maître, — le tambour-emblème ayant été saisi, — fut annexé au Rwanda. La princesse Nyabugondo avait été ramenée par les envahisseurs de Shango. Ne pouvant plus paraître à la Cour en sa qualité de Libératrice (livrée pour annexer un pays étranger), elle prit résidence à Cyeza (Commune actuelle de Rutobwe en Préfecture de Gitararna), où elle devait mourir à un âge très avancé.

c) Une expédition coutre le Gisaka ; toujours le Ndorwa.

262. Kigeli III était neveu du vivace Kimenyi IV Getura, (il régnait en effet depuis Yuhi III) : Rwesero, mère de Kigeli III, nous nous en souvenons, était une nièce de ce Kimenyi IV. En vertu de cette relation du sang, on eût cru que Kigeli III était tout désigné pour s’attaquer au Gisaka (cfr n° 92, 145 et 248). Il n’en fut rien, ce qui suppose que le hasard des oracles divinatoires s’y était opposé. Une fois, tandis que Kigeli III se trouvait à Munyaga, la Milice Abakemba organisa une expédition contre Kimenyi IV. Ce monarque aux abois dut se réfuter dans une forêt où il se barricada, pour ainsi dire. L’expédition était dirigée par Ruzamba, fils de Sharangabo, nouveau commandant de ladite Milice. Kimenyi IV envoya des messagers auprès de Kigeli III à Munyaga, pour lui dire : « Mon fils, je suis un Muzira-nkende (dénomination de la Famille régnante du Gisaka, terme qui veut dire : « à-qui-le-colobe-tabou), et voici que tu m’as obligé à vivre en contacts incessants avec le colobe. Je te demande de mettre fin à cette situation ». Kigeli III envoya des messagers donner à Ruzamba l’ordre de rentrer au Rwanda. Ruzamba qui tenait le Gisaka à sa merci ne voulut point obtempérer et répondit qu’il fallait occuper 1e pays pour de bon. Pour l’obliger à rentrer, Kigeli III fit arrêter le notable Kaliza, oncle maternel de Ruzamba, et le fit mettre à la torture, en commentant : « Géniteur pour géniteur ». En apprenant l’arrestation de son oncle, Ruzamba rentra avec sa Milice, frustrée de sa victoire. Que cette retraite de Kimenyi IV dans la forêt eût réellement lieu, l’Aède Nsabimana fils de Nyabiguma nous en est témoin, dans son poème n° 71 : Ruhanga rucura inkumbi = front foudroyant’! aux vers 51-53. L’attitude de Kigeli III en cette affaire suppose une décision prise pour des raisons d’ordre magique.

263. A part ces apparitions à la périphérie du pays, le monarque séjournait plus habituellement au Ndorwa. Ce pays n’était cependant pas juridiquement conquis : il avait été simplement vaincu, car si le Roi reconnu avait été tué, — ce qui suppose qu’un Libérateur Rwandais non mentionné avait préalablement versé son sang, — le tambour-emblème de la Dynastie des Abashambo, le Murorwa, n’avait pas été capturé. Le grand Mwiru du pays, appelé Rwakomba, fut enfin découvert et arrêté. Il refusa cependant de révéler la cachette du tambour : -s’il l’avait fait, il aurait été le véritable annexeur du Ndorwa au royaume du Rwanda. On le fit périr par la torture du feu, sur le rocher de Ngarama chauffé à blanc. Il préféra Mourir ainsi carbonisé que de trahir son pays.

264. Le séjour du Roi au Ndorwa commença enfin à lasser le Rwanda : des troubles se produisirent un peu partout au cri de : « Nous voulons entendre à nouveau les tambours ». Pour satisfaire le Rwanda, Kigeli III délégua son fils Mutabazi (le successeur désigné, qui ignorait encore le choix dont il avait été favorisé). Le prince arrivait au pays avec le privilège du tambour au coucher et au lever, et durant ses déplacements. Le Roi interprétait matériellement le désir des populations. Le prince Mutabazi avait reçu pleins pouvoirs contre quiconque s’opposerait à son autorité. Aussi la peine de mort sanctionna-t-elle l’opposition de ceux qui essayèrent de minimiser les pouvoirs délégués. C’est à eux que dans le poème ci-avant cité, l’Aède Nsabimana fait allusion aux vers 146-148.

d) La mort de Kigeli III.

265. D’autres milieux que le populaire s’inquiétaient de ce séjour prolongé en un pays qu’ils considéraient comme étranger. C’était la corporation des Abiru : ils constataient que le Roi était déjà âgé et ne voulaient pas qu’il mourût en dehors du Rwanda, éventualité qui aurait bouleversé le cérémonial des obsèques royaux et celui qui entourait l’intronisation de son successeur. Ils chargèrent l’Aède Musare d’user de ses libertés de compositeur pour suggérer au Roi qu’il était temps de venir résider au Rwanda. L’Aède se rendit au Ndorwa et présenta au Roi sa nouvelle composition, le poème n° 54 : Mbwire Umwami uko abandi Bami bantumye= Que je dise au Roi le message des autres Rois. Le poème était mis dans la bouche des anciens Rois et Reines mères, impatients de voir revenir leur fils et de lui réserver un accueil triomphal après tant de victoires. Les anciennes résidences de ces monarques se disputent l’honneur d’organiser des solennités en son honneur. Puis en plein milieu de ces messages, il glissa le vrai motif de sa composition : le Roi devait rentrer pour mettre ordre à ses affaires, et se préparer à aller se fixer à Munanira (l’un des quartiers du mont Rutare, cimetière des monarques Mutara, Cyilima et Kigeli). Le Roi avait compris : Musare avait été chargé de venir lui dire qu’il doit rentrer au Rwanda pour se préparer à y mourir. Il donna l’ordre d’arrêter l’Aède et de le garder sans torture.

266. Durant ces jours de la captivité de Musare, le Roi se fit aider de l’Aède Kibarake fils de Bagorozi, pour la composition d’un poème de réponse. Ce fut le n° 55 : Batewe n’iki uburake ?= Qu’est-ce qui les a courroucés ? Une fois le poème achevé et appris par coeur, Kigeli III fit venir Musare, le messager des Rois. Il lui déclama la réponse : passant en revue les noms de ses ancêtres, le Roi leur fait remarquer qu’ils ont habité les régions conquises par eux et les ont ainsi incorporées au Rwanda. Pourquoi se fâcheraient-ils de le voir agir à leur exemple ? Musare fut aussitôt libéré et chargé d’aller rapporter la réponse à ceux qui l’avaient envoyé en qualité de messager. — L’Aède ne se tint pas pour battu : il composa aussitôt le poème n° 56 : Puisque tu as achevé les labours dont il a été parlé plus haut (cfr n° 254). Musare devient davantage courtisan : il se fait le compagnon du monarque durant ses déplacements, assiste aux massacres des princes autochtones, et à chaque tête qui tombe il fait un noeud pour ne pas en oublier le nombre. Mais l’idée centrale est la suivante : tu as terminé les conquêtes, tu n’as plus rien à faire. Il est grand temps que tu rentres au pays, afin que nous puissions célébrer tes hauts faits. En attendant que le Roi se mette en route, Musare se charge d’aller annoncer sa prochaine arrivée. Kigeli III ne se déplaça pas pour cela et du reste Musare resta auprès de lui.

267. Kigeli III souffrait du mal de nerf, mal qu’on attribue aux excès vénériens. Pour en adoucir les douleurs, les Rwandais tranchaient le nerf qui empêchait le souffrant de prendre le moindre répit. On s’y résolut pour cette fois-là encore et ce fut Musare que l’on désigna pour effectuer l’opération. La plaie s’envenima et Kigelii III en mourut. Le fait nous a été révélé par le poème n° 63 : Inkovu icitse irushya abavuzi= la cicatrice qui se rouvre embarrasse les guerrisseurs, de l’Aède Ntibanyendera ; c’est une suite d’accusation ordonnées à faire prononcer la peine de mort contre Musare sous le règne du successeur de Kigeli III. Pour l’ensemble de ces poèmes très précieux, cfr La Poésie Dynastique au Rwanda, p. 160- 161, 165-166.

La mort de Kigeli III fut cachée aux autochtones : les Rwandais feignirent de rentrer au pays, transportant le mort qu’ils laissaient croire vivant. Il fut enterré à Rutare, au sommet du Munanira, où les vestiges du bosquet-cimetière se voient encore de nos jours.