{:fr}L’Établissement Du Protectorat Allemand

  1. L’Avènement De Rutalindwa. L’Affaire D’Ishangi, Juillet 1896

Kigeri mort, le fils qu’il avait désigné pour succéder prit possession – de Kalinga, sans que personne n’y mit obstacle, et fut acclamé par l’armée, ses frères en tête, sous le titre de Mibambwe. Il confirma sans plus Kanjogera dans la dignité de reine Mère. Kabale et< ses partisans, feignant la satisfaction; reconnurent le nouveau gouvernement. La période du deuil royal, d’une durée de quatre mois, s’écoula sans incidents. Rutalindwa, répugnant à verser le sang s’abstint d’exercer des vengeances et de -prévenir parmi les siens par des massacres systématiques les, cabales éventuelles. Renonçant à poursuivre l’entreprise contre lei Bashi, il gagna le Nduga, fit halte à la colline de Bumbogo, puis se fixa à Rukaza, sur une colline où Rwabugiri avait résidé, à une heure de marche environ de Kabgayi.

Entre-temps des nuages s’étaient amoncelés dans le ciel politique du Ruanda aux marches du Kivu; compromettant l’indépendance nationale et l’intégrité du territoire. L’équivoque de l’Acte de neutralité touchant les relations de frontières entre Allemands et Congolais, faisait déjà sentir ses fâcheux effets. Dès 1894, le lieutenant Lange, au service de Léopold II, se heurtait “au colonel prussien von Trotha ; il l’induisait pacifiquement à amener le pavillon du Reich déjà hissé sur un territoire contesté.

En juillet 1896, le lieutenant Sandrart, lancé à la poursuite des mutins de la colonne Dhanis, franchit la Rusizi et s’installa à Ishangi au pied d’un promontoire du lac Kivu. Il menait avec lui, seul européen, une troupe de trois cent cinquante tirailleurs noirs et se faisait suivre d’un canon de petit calibre. Ne sachant pas au juste de quelle autorité indigène relevait le pays, il entra en pourparlers avec les chefs locaux dans l’intention de les lier à l’Etat du Congo. La nouvelle d’un tel sans-gêne, d’une violation aussi flagrante du territoire national, suscita l’indignation de Mibambwe et de l’ibwami. Une armée fut levée ayant pour objectif de rejeter les intrus dans le lac. Elle fut placée sous le commandement de Bisangwa, déjà familiarisé avec les blancs, et comptait dans ses rangs le frère du roi Nshozamihigo, les Béga Nyamushanja et Rwidegembya, ce dernier, neveu de Kabale, qui avait la réputation d’un matamore. Les Congolais étaient retranchés, invisibles, derrière la palissade du camp. Par des décharges à bout portant, ils eurent sans peine raison des assauts des batutsi, armés simplement des flèches et de sagaies, assauts qui se renouvelèrent courageusement par trois fois. Le lieutenant, appuyant lui-même sur une fourchette son mauser, atteignit à la tête Bisangwa, qui dirigeait l’attaque auprès des tambourins. Les batutsi se débandèrent, les -chefs eux-mêmes pris de panique. La partie n’était vraiment pas égale. Les Congolais, sortant de leurs retranchements, apprirent des blessés qu’ils avaient eu affaire à des guerriers Mibambwe. Les choses de ce côté en restèrent là. Mais peu après l’officier belge vit arriver à lui le lieutenant allemand von Ramsay, venant d’Usumbura, qui lui fit remarquer sa méprise. Ishinga étant, disait-il, dans la zone allemande. Pour éviter une effusion de sang, M. Sandrart consentit à évacuer le poste d’Ishangi, où il avait séjourné environ -trois semaines, mais réserva la question de droit, qui devait être réglée entre chancelleries en Europe. Pour le Ruanda cette occupation prolongée d’une portion du sol national et cette impuissance à le défendre étaient de sinistre augure.

  1. La Conjuration Des Bega

La mort de Bisangwa sur la ligne de feu servit la cause des Béga. 13isangwa, chef du Bugoyi, était en effet un des trois Biru dépositaires des instructions du défunt roi, et le plus ferme appui du nouveau. Kabale avait tenté, paraît-il, de le circonvenir, mais en pure perte. La fortune le débarrassait de lui. Restaient ses deux collègues, son frère, Sehene, et Mugugu, chef du Kisaka. C’étaient des témoins gênants : Kabale travailla à s’en défaire. Il eut l’heur de persuader au mwami, son beau-frère et quasi neveu, que nul mieux que lui n’avait à cœur Ses intérêts ; il sut par des prodiges de ruse capter si bien sa religion qu’il lui rendit suspects ses deux conseillers et tuteurs. Autorisé à s’emparer” de la personne de Mugugu, « l’homme dévoué et sûr par excellence », au rapport de Mgr Classe, il le força dans sa demeure à Bulima au Nduga. Le calomnié, pour éviter de tomber vivant aux mains de son pire ennemi, se brûla dans sa hutte en compagnie de ses deux frères. Kabale mit encore moins de formes à éliminer Sehene. La cour séjournait alors à Bumbogo; l’invita à boire dans sa demeure, et, violant les lois les plus élémentaires de l’hospitalité, tandis que son convive humait la bière, il l’occit traîtreusement. Le cadavre fut coup6 en morceaux et enfoui dans le sol de ce kraal maudit Le lamentable Rutalindwa assistait, inerte et frappé de stupeur, à la disparition de ses plus fidèles soutiens. Un autre que lui, son père surtout, eût congédié sa mère et châtié l’assassin. Il restait perplexe et passif. Kabale pouvait dès lors tout oser. Aux yeux des courtisans c’était lui le plus fort. Il exploita la jalousie des frères aînés du mwami, déçus dans l’espoir de Kalinga i  il les gagna à la cause de l’enfant Musinga, ou s’assura de leur neutralité Nshozamihigo, chef du Marangara, Sharangabo, chef du Buganza, Cyitatire, chef du Bwanamukali, Baryinyonza, achetant par des promesses un bon nombre d’autres Banyiginya suivis de leurs innombrables bagaragu: Il entreprit les Biru, respectés par le peuple pour leur situation dans l’Etat, les détachant l’un après l’autre, à commencer par le chef de leur collège, Rukangirashyamba. Les Abatsobe marchèrent presque tous. Des Bakono de marque, tels que Rwangampuhwe et Rubasha, se laissèrent corrompre. Pour donner des apaisements à la conscience des conjurés, il fit cyniquement intervenir la religion. Des devins dûment stylés déclarèrent que le successeur de Rwabugiri devait être le fils d’une Mwega : tel était le décret d’Imana: Rutalindwa ne remplissait pas la condition. Si son père avait fait choix de lui, ce n’était qu’en qualité de fidéicommissaire et pour un intérim : le moment venu, il devrait, avec l’aide des Biru, introniser le vrai mwami, qui, dans l’espèce, ne pouvait être que Musinga, fils de la mwegaKanjogera. Rutalindwa, au mépris des volontés paternelles, s’était arrogé le plein pouvoir, non gomme régent, mais en tant que mwami. Son usurpation était manifeste. Une telle abomination — ishyano — ne devait pas rester impunie. Les Béga se dressaient comme des justiciers. Ils vengeraient les droits de leur neveu et accompliraient les destins. Tous les Moyens seraient bons pour faire triompher la volonté d’Imana. Ainsi argumentait Kabale, plaçant le régicide sous les auspices de la croyance et joignant le sacrilège à la perfidie. Il avait à portée pour arriver à ses fins les procédés classiques du poison et du poignard. Il préféra le combat. Une cause si noble ne devait pas être servie par de petits Moyens, et une victoire éclatante sur un champ de bataille serait interprétée par la nation comma un jugement de Dieu. . . Le faisceau des conspirateurs fortement axé sur eux, les quatre Béga Ruhinankiko, Kabale, leur neveu Rwidegembya, leur sœur Kanjogera, suivaient l’ibwami dans ses déplacements, multipliant leurs soins auprès de Mibambwe pour endormir ses soupçons, contenant l’impétuosité de leurs séides, guettant l’instant propice pour déclencher leur offensive. De Bumbogo à Rukaza, à plusieurs reprises aux diverses étapes, on faillit en venir aux mains. Kabale sans doute intervenait pour retarder une” bagarre, qui, mal engagée, risquait de tourner court Le candide et inexpérimenté Mibambwe avait affaire à bien forte partie. Se doutait-il seulement de ces machinations monstrueuses ? S’il avait eu vent de quelque chose, aurait-il laissé tous ses grands frères quitter la cour ? Ils avaient regagné leurs gouvernements respectifs, même – Muhigirwa, dévoué jusqu’à la mort, qui se, trouvait alors dans son apanage du Nyaruguru. Le prince n’avait auprès de lui à Rukaza que ses plus jeunes fières, Burabyo, Karara, Murigo, et puis encore son cousin Bigirimana, un fidèle celui-là, qui se sacrifierait à ses côtés. Il avait, il est, vrai, un atout dans son jeu, sa troupe de féroces batwa, et c’était sans doute assez pour tenir tête à la tourbe des conjurés. Mais il fallait savoir s’en servir et faire montre à .leurs yeux de cran, d’intrépidité, de ce courage civique plus rare que la bravoure militaire. C’est sans doute ce dont il manquait le plus, ce que Kabale possédait à un degré supérieur. La force de caractère n’était pas du côté du droit.

  1. L’Attentat De Rutshunshu, L’Intronisation De Musinga, Fin 1896.

On était à l’époque où les haricots commencent à mûrir – ku rugalyi rw’ibishyimbo, fin novembre ou début de décembre, quelque dix mois après le décès de Rwabugiri. Le mwami, résolu à. faire halte pour quelque temps à Rukaza, ne pouvant pas installer son camp dans les cabanes jadis occupées par son père, le protocole de la Cour s’y opposant, cantonnait chez l’habitant, en attendant que des demeures appropriées fussent édifiées. Le kraal qu’il occupait personnellement avec femme et enfants, se trouvait au lieu dit de Rutshunshu. La reine-mère et son fils Musinga, âgé de treize à quatorze ans, logeaient dans une chaumine à côté. Les seigneurs de la cour, les conjurés, s’étaient dispersés çà et là dans le voisinage immédiat. Un jour, — la date exacte ne s’en est pas conservée, — tandis que le soleil baissait à l’horizon et que tombait • une pluie fine, une rixe éclata entre valets et gamin ‘s dans la bananeraie contiguë à la hutte royale. Ce fut le signal d’alerte pour les régicides. Ils sortirent en armes et se rassemblèrent face au palais de fortune. Aussitôt de ce côté- ci battirent les tambourins d’alarme. Une bataille s’engagea, qui devait se poursuivre avec des vicissitudes diverses pendant deux heures, jusqu’à la nuit. La fortune sembla d’abord favoriser le mwami. Kanjogera, se voyant déjà dans les griffes des royaux et appréhendant une dure expiation de sa forfaiture, songeait à se détruire, ainsi que son_ fils : Kabale la retint. De fait, la roue du destin tourna. Les flèches pleuvaient dru sur • la hutte du roi. Mibambwe, qui luttait à l’entrée du kraal, eut la cuisse traversée. Perdant la tête, il se replia derrière le palis. C’en fut fait de lui. Sa garde, se sentant abandonnée, se tint coite et indécise. ‘ Kabale, grâce à la promptitude et à la sûreté de ses réflexes, saisit au vol cet instant unique, gros d’un si long avenir. Il éleva dans ses bras l’enfant Musinga, et, se portant rapidement sur le front de combat, le présenta aux troupes en s’écriant : u Voici le vrai mwami, celui que Rwabugiri a désigné, Yuhi Musinga. L’autre n’est qu’un usurpateur et un rebelle. » Ce discours accrut le désarroi dans le camp du prince ! Arcs et lances s’abaissèrent. Le putsch s’avérait un succès. L’infortuné Mibambwe assistait, invisible derrière l’enclos, à cette scène fatidique. S’estimant délaissé d’Imans, il perdit cœur. En de pareilles rencontres un chef n’attend pas le glaive du bourreau. Il s’ensevelit sous les cendres de sa demeure et sa famille entière le suit dans son trépas. Une tuerie générale précède l’holocauste. Le feu ne consume que des cadavres. Tel fut le sort de la smala royale. S’entre-tuèrent ainsi Mibambwe, sa femme, ses trois enfants, son frère Karara, son cousin Bigirimana, celui-ci non sans avoir au préalable égorgé de sa Main le petit’ Muligo, qui faisait mine de passer aux insurgés, — deux Biru incorruptibles Lutikanga et Kibaba, d’autres encore. Une gerbe de flammes jaillit du kraal dans les ténèbres envahissantes. Les troupes fidèles, accourues ‘de loin pour sauver l’ingoma en détresse, marchèrent droit au sinistre. Trop tard. Déconcertées par la soudaineté de la révolution, – elles se rallièrent au nouveau gouvernement et acclamèrent l’enfant Yuhi. Quant aux restes calcinés des ‘vaincus, ils furent voués en malédiction à la dent des hyènes et eu bec des rapaces. Tel fut le drame de Rutshunshu, où la fourberie le dispute à l’impudence. Telles furent les circonstances lugubres de l’avènement de Musinga, usurpateur inconscient, triste jouet de l’ambition de ses oncles et de sa mère. Elles pèseront lourdement sur son règne. La voix du Sang de ses frères le poursuivra, comme jadis le sang de Jesrahël la maison de Jéhu un parti légitimiste, vengeur du crime, se lèvera, dont la menace continue finira par le jeter’ dans les bras de l’étranger.

  1. La Régence Des Bega. La Liquidation Du Précédent Règne : Extermination Des Banyiginya Réfractaires.

L’opposition légitimiste surgit au lendemain de l’usurpation. Muhigirwa, informé par Burabyo, échappé à la catastrophe, jura de venger son frère. Soulevant son gouvernement du Nyaruguru, il fit acclamer comme mwami son fils Muhunguyisoni, encore enfant, et se dressa face à Kabale, régent comme lui. Mais on ne prenait pas sans vert le mwega retors.

Celui-ci se porta au-devant du Munyiginya et par d’habiles manœuvres débaucha ses partisans. Muhigirwa n’eut d’autre ressource que de se précipiter tout vivant sur sa lance fichée en terre, comme jadis Saül vaincu à Gelboé. Son fils, saisi à bras le corps par des soudards fut lancé comme une balle sur la pointe des sagaies, afin qu’un sort identique réunît l’enfant au père. Burabyo fut conduit au Bugéséra et poussé vivant dans le gouffre. Au Bugoyi, une insurrection générale dirigée par Sebakara, vengeur lui aussi de Mibambwe, ne fut écrasée qu’au bout de deux années de meurtres et de roberies par les « écorcheurs » -inkemba- de Rwidegembya.

Pendant, ce temps se poursuivait à l’ibwami la série funèbre des exécutions capitales, des vengeances politiques, des épurations systématiques, qui .étaient d’usage lorsqu’un ‘nouveau prince arrivait au pouvoir, surtout s’il y parvenait par fraude. L’opération’ fui ici conduite par le triumvirat sanglant, Kanjogera, Kabale, Ruhinankiko. Les aînés de Rutalindwa, traîtres à sa cause, mais restés prudemment à l’écart à l’heure du drame, furent consignés. Dans leurs apanages ; dûment admonestés qu’au moindre geste d’insubordination : leur tête tomberait. Ceux-là du moins .sauvaient leur mise.’ Leur frère Balyinyonza., bien qu’ayant fait sa soumission à Musinga, servit d’exemple : devenu suspect, il fut expédié au charnier du Bugesera.

On passa ensuite aux représailles légales, qui furent menées rondement et sans faiblesse. Bigirimana, avant de périr, avait, on s’en souvient, tué froidement le jeune Muligo. Kanjogera avait un faible pour l’enfant. Le fils paya pour le père. L’Agrippine du Ruanda ne laissa pas à d’autres la volupté d’enfoncer un sabre dans la poitrine d’un enfant de dix ans. Elle s’acharna également sur un certain Lwamanywa, coupable de rester indéfectiblement fidèle à la mémoire de ses anciens seigneurs, les deux princes Rutalindwa et Muhigirwa. Sur, son ordre, sous ses yeux, le condamné, pendant cinq jours, subit les pires tortures, les plus ignominieuses aussi. Entre autres supplices les bourreaux savoureront la satisfaction de lui enfoncer dés échardes de bambou sous les ongles et de les briser dans la blessure. Pas une plaintene sortit de ses lèvres stoïques on ne put venir à bout de sa constance ni lui arracher le désaveu de son noble attachement.

Son frère Rukwavu, ainsi que Nyabakonjo, chef du Bwishaza, furent ceints d’une corde avec nœud coulant, et l’on serra lentement jusqu’à ce que la mort s’ensuivît. Shamabwa fut livré aux chiens, qui déchirèrent son corps à belles dents, lambeaux par lambeaux. Rutalindagira fut écorché vif après avoir eu la tête tailladée à coups d’herminette. « C’est à qui se surpasserait en férocité, écrit à ce sujet le P. Pagès. Les excès des Béga continuèrent jusqu’au jour -vers 1908- où les européens commencèrent à exercer un certain contrôle sur les agissements de la Cour. Les Banyiginya, si forts et si puissants autrefois, ne sont plus aujourd’hui que l’ombre d’eux-mêmes et doivent à la venue des Blancs de ne pas avoir été exterminés. »

  1. Les Réactions De L’Opinion Légitimiste

Dans l’ensemble, le pays, n’en pouvant mais, ratifia le fait accompli et transféra son hommage d’un frère à l’autre. Mibambwe, laissé sans sépulture, nereçut point de place dans les fastes officiels des bami du Ruanda. Il ne manquait pas néanmoins d’esprits avertis et sincères, à qui tant d’hypocrisie n’en imposait pas et qui perçaient à jour les sophismes grossiers mis en circulation pour légitimer l’attentat. Si Rutalindwa n’avait pas été désigné comme mwami véritable, pourquoi son père lui aurait-il donné une reine_ mère ?  – S’il n’était qu’un usurpateur, pourquoi les redresseurs de torts avaient-ils si longtemps tardé à se soustraire à son allégeance ? Pourquoi Kabale avait-il à Rutshunshu décoré Musinga du titre de Yuhi, et non de celui de          Mibambwe si Rutalindwa s’était adjugé indûment ce nom protocolaire ? On ne pouvait être plus illogique. Quant aux oracles des bapfumu, on savait bien ce qu’en valait l’aune, et Kabale lui-même ne s’était pas fait faute de mettre à .mort les mystificateurs plaisants qui avaient vaticiné certains jours pour le perdre.

Les légitimistes avaient d’autres arguments, et de valeur plus reconnue, pour prouver que l’usurpateur véritable était Musinga. Kalinga, le tambourin enseigne, dont la possession conférait la légitimité, cette relique antique et sacro-sainte, avait disparu, racontait-on, dans l’incendie, avec les autres tambourins, le trésor et tous les souvenirs vénérables de la monarchie. Kabale lui-même en était convenu, qui, apprenant le désastre, avait prononcé avec sa désinvolture habituelle : « Qu’à cela ne tienne ! On en confectionnera un autre. » — Ingoma irabazwa. Le nouveau Kalinga n’aurait donc été qu’un pastiche sans vertu surnaturelle. On n’affirmait pas ailleurs que Musinga dans son enfance ait été initié au kubandwa, ce qui, d’après une règle constitutionnelle inviolable, le rendait inhabile à régner.

Aussi l’opposition dynastique ne se laissa-t-elle pas décourager par tant de perfidies et de supplices. Toujours prête à renaître, vingt ans après Rutshunshu, elle relevait encore la tête avec le prétendant Ndungutse, soi-disant fils de Rutalindwa, et cette fois avec’ une puissance telle que, sans le bras de l’étranger, le tambourin de Musinga lui eût été ravi, comme il sera conté au chapitre suivant Les résistances finalement furent brisées. Mais les protestations avaient eu l’oreille du populaire, et, lorsque Musinga tomba en 1931 et fut relégué sans gloire dans un étroit canton à l’extrémité de son royaume, nombreux furent ceux de ses sujets qui virent dans sa chute une vengeance des mânes et un jugement d’Imana. Musinga payait innocent pour les coupables.

  1. L’Occupation Allemande Sous La Minorité De Musinga.

Au moment où le Ruanda était déchiré par les factions, ses portes cédaient sous la pression des blancs d’Europe. L’union entre ses fils n’avait jamais été aussi nécessaire, et c’est elle à cette heure qui manquait le plus.

Dès 1897, au lendemain de la tragédie de Rutshunshu les bandoliers mutinés du commandant Dhanis, contournant au nord le Kivu, descendaient la vallée de la Mukugwa, remontaient la Nyabarongo en direction du Tanganyika, pillant et massacrant sur leur passage les populations sans défense. C’étaient des mercenaires Batétéla, que le roi Léopold avait engagés au nombre de 5.000, les lançant, armés jusqu’aux dents, sur les derviches de la vallée du Nil. Ils avaient en chemin levé la crosse en l’air, et emportant armes et munitions ils renouvelaient les exploits des routiers de la guerre de Cent ans. Les officiers congolais durent abandonner les postes qu’ils occupaient sur la Rusizi. Deux ans plus tard, le lieutenant Dubois, essayant de leur barrer la route, essuya un cruel désastre. Le commandant Hecq parvint à les réduire au Tanganyika, un parti seulement : le fléau sévit au nord chi Ruanda jusqu’à épuisement des munitions vers 1901.

La place abandonnée par les Belges sur les rives du Kivu fut occupée dès 1898 par le capitaine Béthé « clans le but déclaré de maintenir l’ordre parmi les indigènes », dit M. Stiem L’officier allemand s’établit à Ishangi, naguère occupé par les Congolais, et y posta une section d’ascaris aux ordres d’un sous-officier européen. L’ibwami ne réagissait plus.

Au même moment, au même endroit, à Bergfrieden, le Dr. Kandt, qui devait faire longue carrière au Ruanda, entreprenait une série d’études sur le pays, ses rivières et ses lacs. Dès lors aussi des colonnes d’ascaris, comprenant jusqu’à trois cents fusils, parties d’Usumbura au sud ou de Bukoba à l’est, sillonnèrent méthodiquement la contrée, préludant à une occupation effective. Le chef de la troupe rendait visite à la Cour, s’il la rencontrait sur sa route. C’est ainsi que le résident de Bukoba, lieutenant von Béringé, fut reçu par elle à Gitwiko au Nduga septentrional, le capitaine Béthé à Nyanza, et sans cérémonie Kandt à Mukingo.

Ce n’était pas Musinga en personne qui accueillait ces bazungu de passage. Le triumvirat des Béga, qui exerçait la régence, tenait caché le mwami mineur et produisait à sa place un homme de paille, Mpamarugamba, fils du chef de la colline de Rukaza. Il en fut ainsi jusqu’au milieu de 1900, où Musinga, âgé d’environ dix-huit ans, se présenta pour la première fois à Kandt. Le figurant n’était qu’une marionnette manœuvrée par Kabale.

Les officiers allemands, par ces démonstrations militaires, enseignes déployées, posaient le fait de la souveraineté de leur maître, le kaiser Wilhelin II. Il ne restait plus qu’à faire reconnaître et accepter le droit par les autorités-indigènes. C’est la mission dont fut chargé le résident de l’Urundi-Ruanda, capitaine Béthé, en 1899.

  1. La Reconnaissance Par La Cour Du Protectorat Allemand. 1899.

Encore que Kabale, esprit positif, eût réalisé l’impossibilité d’échapper à la domination étrangère, – le Ruanda devant à sa situation géographique d’avoir été le dernier dans la contrée à subir la loi commune, – l’opération n’en était pas moins assez délicate, si l’on voulait éviter les résistances et les troubles dont l’Uganda, le Bunyoro naguère, l’Urundi à ce moment même, avaient été le théâtre. Il s’agissait en somme d’acculer l’Ibwami à une sorte de suicide par persuasion. Béthé y parvint adroitement au jugement de Mgr Hirth, qui témoignait de lui au début de 1900, qu’au cours de l’année précédente « sans tirer un seul coup de fusil, il avait effectivement établi son autorité sur tout le pays », et que son interprète était « l’homme le plus accrédité auprès du mwami ».

Béthé ne procéda pas à la façon dont avaient usé avant lui Brazza et Stanley à l’ouest, Karl Peters et Lugard à l’est, c’est-à-dire par écritures artificieuses, soumises à la signature de potentats illettrés. De tels instruments diplomatiques avaient leur valeur aux yeux des chancelleries européennes pour certifier des droits de premier occupant L’Allemagne n’avait pas à prendre de telles précautions. « L’administration occupante pendant la guerre, lit-on dans le Rapport adressé par la Belgique à la Société des nations en 1925, l’administration mandataire ensuite ne se sont trouvées en présence d’aucun traité, d’aucun droit reconnu par le gouvernement antérieur, soit aux états indigènes, soit à leur mwami. Le régime allemand était basé sur la conquête, réalisée de fait dans l’Urundi, reconnue nominalement au Ruanda. » C’est plutôt d’acceptation bénévole que de conquête violente qu’il faut parler pour ce dernier pays.

Sans lier son gouvernement par aucune convention, le résident allemand fit sans doute valoir aux yeux de Kabale l’intérêt qu’avait le mwami, son neveu, à s’en remettre à la discrétion du Kaiser. La question litigieuse de sa légitimité ne serait pas soulevée. Il serait efficacement défendu contre ses ennemis éventuels du dehors et du dedans. Il garderait juridiction entière sur ses sujets. Prestations et redevances féodales lui seraient servies comme par le passé. Tout ce qu’on lui demandait en retour c’était de garder la fidélité envers l’empereur allemand, de ne pas intriguer pour se soustraire à sa protection, de ne pas se liguer avec ses ennemis. Le mwami serait vis-à-vis de lui dans la situation d’un tributaire, sans avoir à payer de tribut Les couleurs allemandes flotteraient sur le Ruanda, mais la réalité du pouvoir sur les indigènes resterait aux mêmes mains. Rien ne serait changé dans les apparences.

Béthé dut se contenter de poser le principe de la suprématie de son maître, comptant sur les circonstances pour en dévider les incidences. Cette adhésion de principe il l’obtint, et son crédit à la cour, au lieu d’en être diminué, en sortit accru. Ainsi le Ruanda, dans la personne de ses représentants officiels, prenait conscience et faisait implicitement l’aveu de la place qu’il occuperait dorénavant, en vertu de l’arrêt d’une puissance étrangère se disant sa protectrice, dans une communauté plus large de peuples divers, groupés sous un gouvernement résidant à Dar-es-Salaam et relevant au loin d’un très haut seigneur d’Europe. Quelque inouïe, quelque déconcertante que fût cette nouveauté chez un peuple jusque-là si jaloux de son indépendance et de son isolement, les conséquences qui devaient en résulter pour le pays ne passaient pas la capacité de compréhension d’un politique tel que Kabale, qui, indéfectiblement jusqu’à sa mort en 1911, s’employa à y rallier les esprits sinon les cœurs, et à décourager toute velléité de récupération de la situation nationale d’antan.

Une phase de l’histoire du Ruanda était véritablement révolue. Le pays perdait la conduite de ses destinées il s’en remettrait désormais pour, son avenir à la sagesse et à l’humanité de magiciens de race blanche — abarozi abazungu, dont il constaterait de plus en plus l’intelligente sollicitude.{:}{:rw} 

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