{:fr}Premiers Établissements Chrétiens : 1900-1907

Principes de gouvernement indirect

L’administration coloniale au Ruanda fut militaire avant d’être civile. L’Est Africain Allemand fut divisé en cercles — Bezirke, — dont le nombre en 1916 s’élevait à vingt etunl. Le Bezirk du Ruanda portait alors le numéro XX. Au début ces cercles étaient d’une grande superficie : le Ruanda faisait partie du Bezirk Tanganyika-Kivu, dont le chef-lieu était à Ujiji sur le Tanganyika. Le réseau administratif resserra progressivement ses mailles. En 1899, l’Urundi et le Ruanda constituaient à eux seuls un Bezirk dont le centre administratif était à Usumbura. A partir de 1908 ils formèrent des unités séparées avec résidences à Kitega et à Kigali.

A cette date ils reçurent une administration civile. Auparavant les officiers de l’armée d’occupation étaient en même temps les gouverneurs des territoires. Les forces militaires, dites Schutztruppen, « troupes du protectorat » consistaient en un régiment d’askaris, soudanais mahométans pour la plupart, dont le colonel résidait à Tabora. La 11e et la 12e compagnies occupaient, la première le Ruanda, la seconde l’Urundi. Elles étaient commandées chacune par un lieutenant en premier — Oberleutnant — qui relevait d’un capitaine commandant — Hauptmann — résidant à Usumbura, la Militaerstation. Cet officier était en perpétuel déplacement dans sa circonscription. La 11e compagnie tenait garnison àKisenyi et détachait une section à Ishangi, autant de Militaerposten sur le Kivu, reliés à Usumbura par le lac et par son émissaire la Rusizi. Le capitaine avait le titre de résident du Ruanda et de l’Urundi.

Lorsque fut établi le gouvernement civil, celui-ci disposa à Kigali d’un corps de policiers, d’un effectif de cinquante hommes, commandé par un chef allemand, tandis que la compagnie d’askaris restait postée sur le lac, prête à se porter au camp de Ruhengeri et sur tout autre point du territoire où sa présence serait nécessaire.

Les stations militaires, plus tard résidences — Bezirkamtei, — limitrophes étaient celles de Bukoba et de Mwanza, sur les rives occidentale et méridionale du lac Victoria-Nyanza. Le Ruanda et l’Urundi réalisant pleinement les conditions d’un « pays de protectorat » — Schutzgebiet, l’Allemagne y appliqua le système du gouvernement indirect, dont les Romains avaient fourni le modèle et que l’Angleterre et la France appliquaient avec succès dans certaines de leurs possessions d’outre-mer. Sous un tel régime, les institutions politiques indigènes continuent à fonctionner comme devant. La puissance protectrice administre par l’organe des autorités traditionnelles selon les lois et coutumes du pays. Ce système était ici d’autant mieux indiqué que le Ruanda et l’Urundi possédaient un gouvernement unifié, relativement avancé et généralement respecté.

Le gouvernement impérial s’y réserva la souveraineté suprême, le haut domaine des biens fonds, l’entière propriété des terres vacantes, la force publique, armée et police, la juridiction exclusive sur les étrangers, blancs, asiatiques, souahélis, et sur ceux des nationaux qui avaient obtenu de lui la qualité de protégés, l’entrée et l’établissement des immigrés, missionnaires inclus, les concessions de terres et de mines, la réglementation du commerce extérieur, la création d’une monnaie métallique et l’établissement d’une fiscalité moderne. En revanche il maintint le mwami dans la possession de toutes ses justices, y compris la haute, avec usage inconditionné de la peine de mort s  il confirma ses droits héréditaires à Musinga sans égard aux vices de sa promotion, il tint pour rebelles à sa propre autorité les prétendants insurgés qui visaient à le renverser,  il réduisit à l’obéissance les membres insoumis de la hiérarchie féodale, à l’acquittement des corvées et redevances coutumières les sujets réfractaires et dissidents, bref il exerça à son égard tous les offices d’un curateur vis-à-vis d’un mineur émancipé confié à sa tutelle.

Dans la pratique, bien que conscients de leur pleine et entière souveraineté, les résidents militaires et civils usèrent de ménagements à l’endroit de l’ibwami, d’autant que le Ruanda, marche frontière de la colonie, pilier d’angle confrontant immédiatement aux possessions anglaises et belges, était fort éloigné du chef-lieu du gouvernement général et encore mal relié à lui par les voies de communication. Ils usèrent donc envers lui des procédés de persuasion et d’insinuation, de temporisation et de longanimité, plutôt que de la manière forte et expéditive, sans hésiter toutefois, quand ils le jugeaient à propos, à faire montre de leur puissance, réprimant notamment avec fermeté les atteintes directes à leur suprématie.

Il suit de là qu’il n’était pas loisible aux missionnaires, protestants ou catholiques, de s’installer de leur propre mouvement où bon leur semblait au Ruanda, pas plus que dans l’Urundi, et que leur établissement en tel ou tel lieu était soumis à l’agrément préalable de l’autorité coloniale et de l’autorité indigène. Celle-ci par ailleurs ne pouvait faire une opposition de principe lorsque la puissance protectrice avait accordé son Placet.

  1. Les Premiers Apôtres Du Ruanda.

Les Pères Blancs et Mgr Hirth

L’événement capital qui suivit immédiatement la reconnaissance par Musinga du protectorat allemand, au reste sans relation de dépendance avec elle, fut l’introduction au Ruanda du christianisme, porté par des missionnaires français, les Pères Blancs, sous la conduite du vicaire apostolique du Nyanza Méridional, Mgr Hirth. Dans l’ordre de la politique coloniale, ce fut la première immigration d’une collectivité étrangère et le premier essai de colonisation blanche.

Les Pères Blancs évangélisaient depuis plus de vingt ans le territoire qui devait devenir en 1885 le Protectorat de l’Est Africain Allemand. Ils y avaient donc précédé le Reich. Arrivés dès 1879 à Tabora, à Ujiji sur la rive orientale du Tanganyika, à Mwanza sur la rive sud du lac Victoria, ils avaient sur la rive nord, dans l’Uganda anglais, remporté des succès apostoliques sans exemple, tandis qu’à Rumonge dans l’Urundi, leurs pionniers avaient été massacrés par les Arabes esclavagistes, sans remède passible, puisque les assassins étaient restés impunis.

Le territoire immense que la Congrégation de la Propagande avait assigné à leur apostolat sous le nom de Vicariat du Nyanza, englobait le Ruanda à une époque où nul européen n’y avait encore pénétré. Mais, en 1894, cette circonscription avait été démembrée, et depuis lors le Ruanda, par ailleurs mieux connu, était compris dans le vicariat dit du Nyanza Méridional. Ce diocèse s’étendait théoriquement de l’ouest à l’est des rives du Kivu jusque vers le Kilimandjaro sur une longueur de 800 kilomètres, Mwanza en occupant le milieu : son épaisseur était moindre. Il se développait exclusivement dans la colonie allemande, et faisait face au vicariat du Nyanza Septentrional entièrement compris dans la zone anglaise. Son chef, Mgr Hirth, résidait d’ordinaire au Bukumbi, non loin de Mwanza, à Notre-Dame de Kamoga.

Jean-Joseph Hirth, l’évangélisateur du Ruanda, était né en Alsace en 1854. Il avait gardé la nationalité française après l’annexion de son pays natal à l’Allemagne, était entré au grand séminaire de Nancy en 1873, et deux ans après s’était agrégé à la Société des Missionnaires d’Afrique, les Pères Blancs, fondée en 1868 par l’archevêque d’Alger, Charles Lavigerie, antérieurement évêque de Nancy. Ordonné prêtre en 1878, l’année même où les premiers Pères Blancs partaient pour l’Afrique Orientale sous la conduite du futur vicaire apostolique du Nyanza, le P. Livinhac, il les avait rejoints dix ans plus tard. Mgr, Livinhac, lorsqu’il fut rappelé en Europe par – le cardinal Lavigerie arrivé au terme de sa carrière, aux fins de prendre sa place à la direction générale de la Société, reçut mandat de sacrer avant son départ le P. Hirth, désigné pour lui succéder. C’était le 25 mai 1890 : la cérémonie eut lieu dans l’humble chapelle de Kamoga en territoire allemand.

C’est là qu’au lendemain de son élévation le nouvel évêque fut visité par Karl Peters, que l’on a appelé le « créateur de la colonie de l’Ostafrika ». L’explorateur trace de lui le crayon suivant: « Mgr Hirth est un homme grand et maigre, portant une barbe clairsemée et des lunettes d’or. Il offre tout le type du savant allemand il est fort versé en théologie. Il écrit très bien l’allemand et le parle de même, quoique avec un accent alsacien prononcé… Dans la chapelle on avait installé un harmonium, où Mgr Hirth jouait avec une vraie maestria. »

Quelques semaines plus tard Emin Pacha, l’ancien gouverneur de la province équatoriale du Soudan Anglo-égyptien, au secours duquel Peters s’était porte, mais qu’avait en fait ramené de la zone britannique à la zone –  allemande l’anglais Stanley, Emin, chargé maintenant parle gouverneur de l’Ostafrika, Hermann von Wissinann, de relier par un voyage transcontinental la côte du Zanguebar au littoral atlantique, fit aussi visite au prélat français, prit acte de ses requêtes, et, quelques jours après, ayant fondé le poste de Bukoba dans le Karagwe, lui adressa le billet suivant :

Bukoba, le 15 novembre 1890.

Monseigneur, Je m’empresse de vous informer que les dernières nouvelles de la côte me permettent de vous réitérer les assurances que je vous donnai, lorsque vous me demandâtes si le Gouvernement entendait protéger vos missions. Ayant érigé ici une station provisoire, je vous offre dès aujourd’hui mon appui auprès des indigènes, la protection du Gouvernement pour vos travaux civilisateurs et notre secours pour l’établissement des stations. Soyez sûr que, de ma vie, vos missionnaires dans ces parages ne manqueront d’appui.

Mgr Hirth n’avait donc qu’à se louer des dispositions du gouvernement colonial de l’Ostafrika tant vis-à-vis de sa personne qu’à l’endroit de son-œuvre missionnaire. Aussi, lorsqu’en 1894 le vicariat du Nyanza fut scindé, opta-t-il pour la moitié méridionale où il résidait déjà, et qui, nous l’avons dit, englobait le Ruanda. L’évêque, on n’a pas de peine à le concevoir, tournait depuis longtemps ses regards vers ce pays de promesse, dont Speke et Stanley avaient parlé si avantageusement. Il suivit par la pensée dans son voyage d’exploration le lieutenant Goetzen, qu’il avait pu saluer au passage, en 1894, et lut avec un intérêt tout apostolique le récit détaillé qui en parut l’année suivante. Dès cette époque il se renseignait sur le pays auprès des commerçants et porteurs bajinja et baswi, ses voisins, qui faisaient le trafic entre le Ruanda et Mwanza. Il avait racheté quelques enfants banyarwanda, vendus par leurs parents à ces traitants, et les faisait élever dans son orphelinat du Bukumbi. Assuré de l’appui éventuel des autorités européennes, ilestima l’heure venue de se mettre en rapport avec le mwami du Ruanda en vue d’une fondation religieuse dans son royaume, d’autant que son collègue, le vicaire apostolique de l’Unyanyembe, reprenant l’évangélisation de l’Urundi, parvenait sans difficultés à fonder dans cet état frère les deux stations de Muyaga en 1898 et de Mugera en 1899.

  1. Préparatifs De La Fondation

Vingt jours de marche séparaient le Bukumbi de Nyanza. Mgr Hirth coupa la distance en créant la station de Katoke, à proximité du fortin allemand de Byaramulo dans l’Uswi. C’était le 12 novembre 1897. Il en confia la direction au P. Brard, qu’il destinait à l’honneur de planter le premier la croix au Ruanda. Il lui mandait d’entrer en rapport avec la cour de Yuhi Musinga et de l’amener à solliciter l’établissement des missionnaires dans son état.

Le P.Brard fut si heureux dans l’accomplissement de sa mission diplomatique qu’il pouvait écrire quinze mois plus tard, à la date du premier mars 1899 : « A deux reprises j’ai envoyé saluer le roi du Ruanda Yuhi. Il est à dix journées de marche d’ici seulement. Nos hommes ont toujours été bien traités. Nous avons eu à Katoke pendant un mois une vingtaine de Banyarwanda nous apportant les salutations du roi. J’ai l’intention d’envoyer des catéchistes dans ce pays d’ici quelques jours. »

Le Ruanda, on s’en souvient, était alors gouverné par la reine mère Kanjogera et par le triumvirat Ruhinankiko, Kabare et Rwidegembya. Musinga était un mineur qu’on ne produisait pas aux visiteurs étrangers. Ce sont donc les régents qui reçurent les ouvertures de Mgr Hirth et qui, informés sans doute des fondations de l’Urundi, décidèrent d’y répondre favorablement, non sans s’être renseignés directement par les observateurs députés à Katoke, non peut-être aussi sans avoir pris langue à ce sujet avec le capitaine Béthé, alors à Ishangi. Des politiques tels que Kabare étaient capables de percevoir les profits temporels  de toute sorte qui pourraient résulter pour le pays, pour la Cour elle-même, de la généreuse activité des Pères Français — Abapadrib’abafransa.

Sur de recevoir bon accueil, de retrouver même au Ruanda des gens de connaissance, Mgr Hirth organisa son groupe d’émigrants, dont il prendrait la tête. Ce groupe comprenait, outre le P. Brard, le P. Paul Barthélemy et le frère coadjuteur Anselme, seul parmi les quatre de nationalité allemande. Il avait en outre engagé une douzaine de chrétiens noirs de l’Uganda, qui, plus voisins en toute manière des natifs, se rendraient rapidement maîtres de leur langue, serviraient d’interprètes auprès des missionnaires et constitueraient le premier collège de catéchistes. Le train et équipage ne comportait pas moins de cent cinquante charges, de vingt-cinq kilos chacune, portées par un nombre égal de Basukuma, gens du sud du lac. La caravane s’organisa à Katoke et se mit en route au début de décembre 1899.

Ce n’était pas un voyage d’étude, et d’exploration qu’entreprenaient Mgr Hirth et ses collaborateurs, mais une véritable migration de colons en vue d’un établissement définitif. C’est pourquoi on s’était pourvu de tout ce qui est indispensable à une installation européenne, bibliothèque, objets de liturgie, graines et semences, et jusqu’à un outillage industriel et agricole, vu que le pays était un des plus pauvres qui fût au monde en moyens techniques de civilisation.

Mgr Hirth ne gagna pas directement Nyanza par la voie la plus rapide, celle du Kisaka, mais fit un détour par l’Urundi. Il tenait, en effet, avant de prendre pied dans le pays, à se concerter avec les autorités de la Résidence. Il marcha donc sur Usumbura au Tanganyika, pensant y trouver le capitaine Béthé.« Nous comptions faire écrit-il, les premières démarches auprès de l’officier chef du district Tanganyika-Kivu, mais il était au Kivu même. » Il célébra les fêtes de Noël chez les Pères Blancs de Mugera, fut reçu à la Militaerstation d’Usumbura par le lieutenant von Grawert, qui; après lui avoir rendu mille bons offices, l’aiguilla sur Ishangi où séjournait son chef.

La caravane remonta la Rusizi, suivit la corniche du Kivu et fut accueillie par l’officier allemand sur cet éperon haut perché où le lieutenant Sandrart avait naguère repoussé l’assaut de Nshozamihigo. Bethe avait auprès de lui le médecin Feldmann et le naturaliste Kandt.

De réputation, relate le P. Brard, nous connaissions déjà MM. les officiers du Tanganyika. Aussi ne fûmes-nous nullement surpris de recevoir de leur part le plus sympathique accueil. La veille de notre arrivée à Ishangi, sa résidence, M. le capitaine Bethe, chef du district d’Ujiji et du Kivu, écrivait à Mgr Hirth : « Je suis heureux de voir les Pères Blancs venir fonder une mission dans le Ruanda, car j’ai grandement à coeur le bonheur des habitants de ce pays… »

« M. le capitaine Bethe eut la bonté d’organiser lui-même notre caravane du Kivu à la capitale de Yuhi, roi du Ruanda. Possédant toute la confiance de ce chef, il l’avertit de notre dessein de nous établir chez lui, et nous donna son homme d’affaire, — nyampara — Pour nous conduire, outre deux soldats pour nous escorter. Forts d’une telle recommandation nous ne • pouvions qu’être bien reçus. »

Dans ses conversations avec le résident, Mgr Hirth apprit comment s’était fait accepter par le monarque indigène la tutelle allemande, dans quelles conditions politiques et économiques fonctionnait le protectorat, et donc ce qu’il pouvait demander et obtenir de la Cour.

  1. La Visite De Mgr Hirth A La Cour De Nyanza

D’Ishangi à Nyanza la caravane eut à franchir la haute chaîne qui sépare les deux bassins du Congo et du Nil, puis à traverser la forêt vierge-, ce qui n’alla pas sans épreuves. Elle arriva au but le 2 février 1900. L’ibwami, prévenu par exprès, avait, conformément aux usages, préparé un terrain pour le campement des hôtes et des abris pour les porteurs. Laissons le P. Brard, sous le coup de ses premières impressions, narrer les détails de la réception et les incidents du séjour à Nyanza.

« Le jour même de notre arrivée, le roi, qui a l’habitude de laisser faire antichambre plusieurs jours à ses visiteurs, voulut nous recevoir, et il s’abaissa jusqu’à venir en personne nous rendre visite. Il était entouré de plusieurs milliers de sujets. Vêtu comme dans les grandes cérémonies, la tête couverte d’un bonnet à poils de colobus orné surle devant de ganses de perles lui voilant à demi le visage, les reins ceints d’une étroite peau de lion, tandis que de l’épaule lui tombait, comme une riche draperie, une magnifique peau de léopard, Yuhi fut aimable et accueillit favorablement toutes nos propositions. »

Les missionnaires ne connurent que peu de mois après l’identité du personnage qu’ils avaient pris pour Yuhi. C’était le même Mpamarugamba, qui avait déjà figuré lors des précédentes visites d’européens. Il n’était là que pour les gestes et la parade. « Kabare fait les fonctions de roi à la place de Yuhi, » note le P. Brard.

Il souligne en outre que l’empressement de la population fut au diapason de celle de la Cour. « Je n’avais pas encore rencontré une jeunesse aussi intéressante que celle qui assiégea nos tentes pendant les deux jours que nous passâmes chez Yuhi. Presque tous étaient des batutsi de dix à trente ans, bien faits, grands pour la plupart, l’air intelligent, éveillés, curieux, discrets cependant et convenables dans leur maintien. J’ai été fort surpris, je l’avoue, de rencontrer des manières presque distinguées dans un pays qui a très peu de relations avec les autres peuples. » L’évêque écrit de son côté : « Jamais, en dehors de l’Uganda, je n’avais vu les missionnaires si bien reçus par la population. On dirait que ces pauvres gens soupiraient après notre venue. Ils se font gloire pour le moment de nous avoir. »

Après les congratulations d’usage et les échanges de cadeaux, il fallut aborder l’objet de la visite, requérir un terrain pour l’établissement de la mission : question délicate, point névralgique. Mgr Hirth espérait pouvoir se fixer dans la capitale ou à proximité de façon à atteindre immédiatement le mwami et les chefs, l’élite ethnique etsociale, ainsi qu’on avait réussi à le faire dans l’Uganda, à Mwanza, et ailleurs. C’est ce qu’avait recommandé le cardinal Lavigerie dans ses directives : « Ce qui importe surtout, avait-il écrit, c’est de gagner l’esprit des chefs- On s’y attachera donc d’une manière spéciale, sachant, qu’en – gagnant un seul chef on fera plus pour l’avancement de la mission qu’en gagnant des centaines de pauvres noirs. – Une fois les chefs convertis, ils entraîneront tout le reste après eux. » C’est conformément à ces instructions que l’évêque avait été droit au palais.

Mais ici on ne voulait pas de lui rd de ses missionnaires. Ou plutôt on était partagé à son sujet Les blancs on ne pouvait se passer d’eux. Ils apportaient lé Savoir et les, arts de l’Occident, la langue de la côte, l’écriture; les soins médicaux, bref la civilisation : de cela on _sentait maintenant le besoin, et l’on acceptait que les missionnaires, à défaut d’autres moniteurs, en fussent les obligeants pourvoyeurs. Mais les Pères Blancs étaient aussi les hérauts d’une religion nouvelle visant à supplanter l’ancienne, on le savait par les rapports venus de l’Uganda et d’ailleurs. Or, renoncer à la coutume religieuse, c’était- tout simplement « renier le Ruanda » inyanga Rwanda. L’apostasie impliquait l’incivisme et s’identifiait avec lui. Que les Pères Blancs gagnassent à leur foi bahutu et batwa, gens de rien, il n’y avait pas grand mal. On ne défendrait pas aux serfs et aux ilotes de se laisser « instruire ». Mais les batutsi, les grands surtout, qui incarnaient la patrie, le mwami, qui pouvait dire avec plus de vérité que Louis XIV, « L’Etat c’est moi », la nouvelle foi, disaient-ils, « n’était pas faite pour eux, et ils ne pouvaient pas la suivre ». Gardiens des traditions, conservateurs nés du vieux Ruanda, abandonner le culte historique ce serait de leur part une abdication, une trahison.

Les missionnaires pourraient donc se fixer aux marches du royaume, non au cœur, dans le Nduga, le Marangara, le Buganza, domaine propre du mwami et pays de batutsi. On les requérait seulement d’ouvrir une école au-, près du palais pour l’instruction des jeunes nobles et même du mwami, une école l’enseignement de la religion serait banni et où les matières de classe seraient toutes d’ordre profane.

Ce programme de politique religieuse à l’égard des ministres chrétiens, arrêté à l’avance par Kabale en son conseil, fut maintenu dans ses grandes lignes jusqu’à sa mort en 1911 et au-delà. En suite de quoi Mg/ Hirth se trouva frustré de l’espoir qu’il avait caressé de s’établir auprès de la Cour. S’il avait insisté, le Palais, encore nomade, eût été capable de se transporter en d’autres lieux. Kabale voulait donc éloigner le plus possible les indésirables. ‘ « Il nous Propose, dit laconiquement le P. Brard, d’aller nous établir au Bugoyi, au Kisaka. Enfin il nous concède Isavi. » Ainsi on négocia, et finalement on transigea. L’influence du résident Béthé, représenté par son homme d’affaire indigène, dut peser dans la balance. Isavi n’était qu’à cinq heures de marche de Nyanza : de là on pourrait surveiller l’école. Au reste les missionnaires avaient la faculté de se• fixer à ‘M ara plus voisin, si bon leur Semblait. La caravane se remit donc en route, guidée par Cyitatire, demi-frère de Musinga, chef de la province de Bwanamukali, où se trouvaient les collines concédées.

  1. La Fondation D’Isavi [Save, ndlr], Eglise Mère Du Ruanda

 

Le P. Brard note dans son journal :« Nous allons le 4 février nous établir à Mara. Mgr Hirth nous quitte le 5 Pour rentrer à Bukumbi. Enfin, le 8, nous venons nous fixer à Isavi, la colline donnée par le roi et qui nous paraît plus propice. » De Mara les pionniers avaient exploré les alentours et c’est de propos délibéré ‘qu’ils avaient jeté leur dévolu sur ce plateau d’Isavi, de dimensions exceptionnelles, long qu’il était de onze ‘kilomètres sur quinze cent mètres de large. « Il eût été difficile, écrit encore le P. Brard à la date du 15 février, de trouver un endroit plus favorable à notre œuvre comme site et comme population… Depuis deux jours plusieurs centaines de noirs sont occupés à. élever nos cases sous la direction de Cyitatire, jeune frère du roi.»

Les conditions juridiques de l’établissement des Pères, premiers colons européens, étaient déterminées par le système de la propriété féodale, seule reconnue au- Ruanda. Mgr Hirth n’avait pas acquis la propriété intégrale du domaine „rural d’Isavi, mais simplement sa tenure en précaire. Le mwami en gardait le haut domaine, inféodé premièrement au gouverneur de la province, son frère Cyitatire. Pour la collation de ce fief, Mgr Hirth acquitta au mwami un service de plusieurs ballots d’étoffe, d’une valeur de 450 roupies, le cours de la roupie étant alors d’environ un mark quarante, soit un franc soixante-quinze or.

L’évêque avait dû passer par les fourches caudines de ce régime social et politique, comptant bien s’en évader au plus tôt Dès le mois de février 1903, il enjoignait à tous ses missionnaires du Ruanda, où qu’ils fussent, de renoncer s. l’exercice des droits juridictionnels, et pressait le gouvernement du protectorat d’instituer en faveur de la mission la propriété individuelle foncière, telle que la définit le droit européen moderne. Satisfaction lui fut donnée. Le vicariat apostolique fut investi de propriétés franches de toute servitude féodale, insaisissables, perpétuelles et collectives, ne relevant que de la Couronne allemande, savoir pour la station d’Isavi d’un domaine d’environ 200 hectares. C’était l’aube de la révolution économique et, sociale, prélude de la modernisation progressive de ce vieil état moyenâgeux.

  1. L’Investissement Spirituel Du Ruanda

Isavi n’était qu’un premier jalon. Il importait de multiplier les postes au plus vite, enfin de prendre position avant l’arrivée prévue des missions protestantes. Au reste le travail apostolique propre- ment dit ne pouvait être institué d’emblée, à plein rendement. Il fallait auparavant se loger, se familiariser avec la langue, procéder à des traductions de prières, de cantiques, de catéchisme, s’instruire des us et coutumes, se lier avec les notabilités, gagner la confiance des habitants, créer par mille bienfaits une opinion favorable, constituerenfin une équipe de catéchistes indigènes. Les baptêmes n’étaient pas escomptés avant quatre ou cinq ans.

On profiterait donc des loisirs obligés de cette période d’attente pour multiplier, dans toutes les directions, les foyers de vie nouvelle, non seulement des écoles de catéchistes, mais encore des stations de missionnaires à trois membres, pères ou frères, selon les règles de la Société des Pères Blancs.

Aussi Mgr Hirth, en reprenant la route du Bukumbi, cette fois directement par le Kisaka, était bien résolu à revenir sous peu avec de nouveaux pionniers. Narrant à Mgr Livinhac les péripéties de son premier voyage au Ruanda, il lui disait : « C’est le cas où jamais de vous prier de nous envoyer des missionnaires. Tous nos efforts doivent se porter sur ce pays. Nous n’avons point partout deux millions d’habitants réunis sous un seul chef, qui nous reçoit si bien. » Ces lignes sont significatives. Le Ruanda allait devenir le point vital du vicariat du Nyanza Méridional. La population n’y était-elle pas plus nombreuse et dix fois plus dense que dans les autres parties ? L’appel du prélat fut entendu. En trois années un ré- seau de nouvelles thébaïdes allait être tendu, enveloppant le Ruanda sur toutes ses frontières. L’année 1900 n’était Pas achevée que l’évêque reparaissait avec trois Pères Blancs. Kabale avait voulu l’aiguiller vers le Kisaka et le Bugoyi. Il s’arrêta donc au Kisaka et fonda la station de Zaza, le premier novembre, mettant à la tête le P. Paul Barthélemy, rappelé d’Isavi : Zaza ferait la liaison avec Katoke vers le Bukumbi. Cinq mois après, le 4 avril 1901, est érigée la station de Nyundo au Bugoyi, face au lac Kivu, à 400 mètres au-dessus de Kisenyi. Le P. Barthélemy en est encore le recteur, sous ses auspices le jeune P. Classe, futur évêque du Ruanda, arrivé incontinent d’Alger, y fait ses premières armes. C’est celui-là même qui, dix-huit mois plus tard, le 20 novembre 1903, fixa sa tente – au Mulera, à Rwaza sur la Mukungwa, au pied des énormes volcans éteints. Trente jours après, aux approches immédiats de Noël, le P. Zumbiehl ouvre son ermitage à l’autre extrémité du Ruanda, aux confins de l’Urundi, àMibirizi, à quelques lieues du poste militaire d’Ishangi au-dessus du lac.

Ainsi, dans le laps de quatre années, le Ruanda est circonscrit par cinq bastions spirituels, deux au nord, cieux au sud, un à l’est Hautes montagnes et lac splendide,’ voies d’accès vers Usumbura et vers Mwanza et Bukoba, sont occupés par une quinzaine d’apôtres blancs, déjà deux fois plus nombreux que cette poignée de militaires et de civils qui représentent le Reich dans le pays. ”

  1. Les Angoisses De L’Heure A Rwaza

 

L’installation à Rwaza sous la conduite de l’énergique P. Classe fut d’une hardiesse qu’on aurait pu qualifier humainement de téméraire. Outre que les montagnards balera, encore attachés à l’organisation tribale, supportaient impatiemment le joug de leurs préfets batutsi, grands vassaux de l’ibwami, introducteurs de la centralisation féodale, le pays était farci d’aventuriers, évadés de clans, bandits de profession, rompus au cambriolage, fanfarons de meurtres, que la quasi-certitude de l’impunité encourageait aux coups de mains les plus audacieux, gent non intraitable assurément, si l’on savait la prendre, mais singulièrement turbulente, et incommode. Les deux années 1904 et 1905, où se parfaisait l’installation pacifique des missionnaires, semblaient les moins indiquées pour uneœuvre de ce caractère. Un soulèvement d’inspiration arabe et islamique sur le littoral et chez les Massaï contraignait les Allemands à une véritable guerre coloniale. Au Ruanda, les mutins Batétéla de l’armée congolaise venaient de traverser le territoire du nord au sud, ravageant les jardins et massacrant les paysans qui s’opposaient à leur progression. On y supprimait sans façon des commerçants bahaya, protégés allemands, immigrés de Bukoba. Au Mulera, les fauteurs de troubles s’en prenaient aux Badaki des châtiments sévères que le lieutenant von Grawert, en janvier 1903, avait fait peser sur les pillards qui avaient dévalisé la commission allemande de délimitation. Et voici que vers Pâques 1905, raconte le P. Classe, une rumeur se propage sur les monts, prenant sa source dans les milieux aristocratiques de la Cour, « que Musinga a fait tuer Grawert, passé capitaine et promu résident impérial, par les forgerons du Kinyaga. Un vent de haine xénophobe souffle sur les chaumières. Les Blancs — bazungu — sont à notre merci. Faisons-les disparaître ». Les missionnaires de Rwaza, en train de bâtir, doivent suspendre les travaux et s’armer pour leur défense personnelle. Ce furent des jours d’anxiété. L’arrivée soudaine du résident, remonté du Tanganyika à marches forcées à la tête de ses terribles askaris mahométans, fut un coup de foudre. En un clin d’oeil tomba l’enthousiasme pour la libération nationale. « Le capitaine n’était pas mort, et son activité vraiment extraordinaire venait de faire échouer la révolution. »

Au vrai, ce n’est pas contre les Bapadri que les Balera en avaient. A Rwaza comme ailleurs les petites gens se pressaient autour d’eux pour prendre du travail, recevoir en échange des perles, des étoffes, quémander remèdes et affectueuses paroles. L’orage passé tout rentrait dans l’ordre sans dommage pour la mission. La témérité des Pères s’était révélée sagesse. Le gouvernement de la colonie s’en souviendra et saura user à l’occasion de leur prestige pour apaiser les coeurs et tempérer les convoitises.

  1. L’Ecole Des Nobles A Nyanza

Parmi les moyens de pénétration dans la caste des batutsi et notamment dans les sphères dirigeantes indigènes, il ne pouvait en être de plus efficace que l’école des missionnaires à la Cour. Par elle ils avaient un pied dans la place. Tôt ou tard, quelles que fussent les matières de l’enseignement, les préjugésdevraient céder et des liens de sympathie s’établir entre maîtres et élèves, et les parents de ceux-ci, préludant àun revirement de l’opinion. Kabalé, ‘en sollicitant de Mgr Hirth sa création, songeait exclusivement au profit social et politique qu’en retirerait l’aristocratie contre l’étranger. Il devait être pris au piège. On ne fait point sa part à la culture occidentale, moyennée surtout par des• apôtres que ne meut aucun esprit de lucre. A Nyanza, une école, si paralysée, si muselée fût-elle, aurait plus de vertu conquérante qu’un temple, étant moins suspecte.

Les Pères d’Isavi, du moment qu’ils avaient la responsabilité et la direction de l’école, avaient l’opportunité d’y figurer, d’y professer, partant de résider à la capitale. Pratiquement ils y préposèrent tout d’abord un des chrétiens de l’Uganda qu’ils avaient engagé Comme catéchiste, un certain Tobias, le meilleur de tous, dont le sang versé au Bugoyi en 1901 par un chef brutal empourpra noblement l’Eglise naissante. Ils le remplacèrent par un autre catéchiste étranger, Hélyas, emmené aussi du Bukumbi. La maison d’école ne fut au début qu’une chaumine, peu digne de sa destination, à trois minutes du palais. En 1907 les missionnaires, avec l’agrément de Musinga, la transformèrent en maison de briques et tuiles. Une cellule servait à l’hébergement du missionnaire venu d’Isavi, occupée en règle générale une semaine sur deux.

« Un catéchiste muganda nous représente à la capitale, écrivait en 1904 le fondateur d’Isavi, le P. Brard, régent de l’école, avec ordre de n’y point parler de religion. Il enseigne le kiswahili au roi et à son entourage. Tous veulent apprendre cette langue pour pouvoir converser avec les blancs. » Musinga était loin de souhaiter que tous ses intore, ses pages, dont toute l’instruction jusque-là avait consisté à s’exercer aux danses pyrrhiques et au maniement de l’arc et de la lance, apprissent la lecture, l’écriture et le calcul. Le P. Classe constatait en 1907 qu’il y avait seulement dix-huit inscrits et cinq ou six assidus. « A la capitale, observait à la même époque le P. Loupias, le peu de régularité des écoliers, leur marque d’application rendent tout progrès impossible. Le meilleur élève est S. M. Musinga. Il a appris le kiswahili, quelques phrases d’allemand et les vingt-quatre lettres de l’alphabet. II a du goût pour l’étude, surtout pour les langues vivantes. Il voudrait que toute la jeunesse qui l’entoure apprît à lire et à écrire. » En fait Yuhi pensait que si, lui, le mwami, savait lire et écrire, c’était suffisant. Il devint habile tout au plus à épeler et à signer. Ses lettres étaient simplement dictées.

Aussi important pour l’avancement de la cause qu’ils servaient était le prestige que les missionnaires acquéraient à la longue par leurs relations personnelles dans ce milieu de la Cour, rendez-vous de tous les grands du royaume, où se formaient les -chefs du lendemain. Musinga ne passait guère de jour sans entrer dans son école palatine. Lorsque les missionnaires y arrivaient, il leur envoyait volontiers un ravitaillement en légumes et en viande ; il les convoquait quasi quotidiennement pour des entretiens prolongés. Si réfractaire qu’il fût à l’esprit nouveau, quelque étroite et soupçonneuse que fût la surveillance qu’il exerçait sur l’enseignement donné, il témoignait déférence et amitié aux Pères, prêt à châtier tout affront qui leur serait fait. Un jour un jeune fat, son parent, Kayondo, ayant soulevé de la pointe de sa lance le couvercle de la marmite où mijotait le potage du P. Classe et tourné cavalièrement le contenu avec cette baguette improvisée, effronterie à laquelle le missionnaire avait répondu en renversant le récipient d’un coup de pied, Musinga informé contraignit l’impudent à faire des excuses et à envoyer une vache à la mission d’Isavi.

Si les pages du mwami avaient plus de goût pour les jeux que pour l’étude, ils n’en étaient pas moins curieux de ce que les Pères apprenaient aux serfs dans les salles de -catéchisme et dans les églises. Des échos avaient pu leur en parvenir par des rapports de domestiques, ainsi que des cérémonies liturgiques. Aussi la journée terminée, certains écoliers faisaient-ils irruption dans la cellule du directeur missionnaire et le pressaient-ils de leur révéler cette doctrine qu’ils n’avaient pas le droit de connaître et dont la science manquait à leur quiétude intellectuelle. En dépit des consignes royales et de la perspective d’implacables répressions, ces fils de patriciens -apprenaient leurs prières et les articles du Credo. Des soupçons de leur désobéissance germaient dans les esprits, qui portaient le despote, pour enrayer el mal, à faire des exemples.

Nyanza, relate une note du Vicariat, on instruit le soir ou la nuit par très petits groupes, et il est entendu que ni médailles ni croix ni chapelets ne seront distribués sinon lors du baptême. Ces catéchumènes attendront pour recevoir le sacrement d’être assez nombreux de crainte que leur vie ne soit en péril. La boule de neige grossit Quelques jeunes gens disparaissent Officiellement ? Où et comment ? on ne sait Ceux qui sont aux écoutes apprennent que le coutelas — inkota a fait son œuvre et que tel marais garde de lourds secrets : ce qui accroît l’ardeur des autres malgré les coups de bâton et les dépossessions, ou peut-être même à cause de cela. »

Ainsi, l’humble école des cadets, où enseignaient depuis 1906 deux chrétiens du pays, Wilhelmi et Prestanci, sous l’œil diligent des Pères et à leurs frais, remplissait-elle à souhait le dessein qui avait présidé à sa création

pénétrer sans bruit par la simple force de l’idée- et du dévouement les sphères officielles du gouvernement indigène, servir de truchement entre la mission et les membres les plus hostiles de la monarchie et du patriciat, susciter une lente évolution dans l’opinion des sphères dirigeantes. L’administration coloniale suivait d’un œil attentif ses progrès, reconnaissant en elle l’agent quasi unique de l’éducation- assimilatrice, et se proposant l’heure venue de lui donner une réplique gouvernementale.

  1. L’Occupation Du Poste Central De Kabgayi

Ces succès, si modestes fussent-ils, encourageaient Mgr Hirth à poursuivre son propos, conçu dès l’origine, jamais abandonné, de fonder un foyer d’apostolat. direct en plein milieu mututsi, au coeur du Ruanda, au Nduga ou au Marangara. Dans un pays classique de clientèle féodale, gagner le seigneur foncier c’était saisir la masse moutonnière des saris tenanciers. Les missionnaires d’Isavi avaient reçu la consignede rester l’oeil aux aguets et de profiter dans le but visé de toute opportunité qui s’offrirait.

Précisément, à l’automne 1902, ils furent avisés par le résident intérimaire, oberleutnant von Béringé, sur le point de se rendre d’Usumbura à Nyanza, qu’il serait enchanté à cette occasion de leur rendre service. Le P. Smoor, de la station d’Isavi, se rendit auprès de lui à la capitale, et lui transmit le cher désir du prélat, une autorisation de fondation d’église à Nyanza ou aux environs. A son grand regret l’officier crut devoir écarter la requête. « Musinga, disait-il, serait capable de déménager et de porter ailleurs ses pénates, si l’on voulait l’obliger à accepter le voisinage d’un temple chrétien. Quant à s’installer en pays mututsi, l’idée en est prématurée. Les nobles ne sont pas près de se convertir et il ne faut pas les heurter. Au reste, ajoutait-il, vous avez déjà trois postes au Ruanda : le gouvernement n’en a encore aucun. Le champ ne vous manque pas, où vous êtes déjà, pour de bonne besogne. »

Simple partie remise. Ce qui était réputé inopportun en 1902 parut réalisable en 1905. Mgr Hirth, sachant bien qu’il n’obtiendrait rien de Musinga par voie directe, saisit personnellement de l’affaire le nouveau résident, capitaine von Grawert. Celui-ci, au début de février de cette même année, commissionna le chef des troupes du Ruanda, lieutenant von Nordeck, lui mandant de se rendre au palais et d’arracher à Musinga un consentement à la fondation projetée, puis de joindre Mgr Hirth et de le mettre en possession réelle et effective du terrain sur lequel il aurait jeté son dévolu.

Rendez-vous fut pris, le 12 février 1905, sur la butte de Gahogo au Marangara, entre le lieutenant d’une part, Mgr Hirth, de l’autre, assisté des PP. Classe et Lecoindre. Sous les yeux des négociateurs se dépl9yait au premier plan la côte de Kabgayi, dont le choix avait été arrêté par les Pères. C’est un dos d’âne, long d’environ quinze cents mètres sur trois cents en moyenne de largeur à son faîte, pointant à l’ouest vers les croupes du Mushubati et du, Kanyarira, qui le dominent de 400 mètres, bordé au nord et au sud de vallons, au fond de chacun desquels sourd un filet d’eau potable. Bien que d’altitude un peu plus faible queles plateaux d’alentour, son point culminant portant la cote de 1867 m., la croupe de Kabgayi, bien dégagée, est visible de loin à la ronde. Salubre, abrité du vent, d’un sol moyennement fertile, le site tire sa principale valeur de sa position géographique, non seulement dans le domaine royal et en plein pays mututsi, mais encore et surtout au centre du royaume, au point de croisement des grandes voies de communication, telles qu’un proche avenir devait les établir. Kabgayi était par là-même prédestiné à devenir la capitale religieuse du Ruanda.

L’officier investit le vicariat de la propriété entière et totale de la colline, d’une contenance d’environ cent vingt hectares. Il la déclara « terrain de la Couronne », propriété d’Empire, « vu qu’elle ne porte que peu d’habitations », relate le P. Lecoindre. Le contrat d’achat, impliquant une indemnité au mwami, serait rédigé ultérieurement. Le P. Lecoindre, chargé de la fondation, fut installé d’office au nom du résident par le lieutenant, qui lui laissa deux askaris pour monter la garde• auprès de son campement, au cas où il serait molesté par les batutsi dépités.

Par ordre de Musinga résigné, les batware, comtes et vicomtes du domaine, apportèrent aux pionniers vivres et matériaux de construction, selon les usages en pareille conjoncture. Des huttes provisoires furent dressées sur la plate-forme, tandis que se fabriquaient briques et tuiles dans le marais. Des bâtiments en quartzite et maçonnerie s’élevèrent sous peu, si bien qu’à la fin de 1906 la station fonctionnait à plein exercice. L’école de Nyanza lui fut rattachée en novembre 1907, lorsque le vicaire général de Mgr Hirth pour le Ruanda y établit sa résidence. Puis l’évêque lui-même y prendrait gîte, en attendant la création du vicariat du Ruanda dont Kabgayi serait le siège officiel.

  1. La Confiance Et l’Appui Des Autorités Coloniales

C’est ainsi qu’un lustre environ après leur entrée au Ruanda, les Pères Blancs s’étaient rendu virtuellement, présents sur tous les points du territoire, au centre comme à la périphérie et même à la Cour.

Les indigènes, coutumiers de qualificatifs populaires, les nommaient déjà des « rois sans couronne ». En souahéli c’étaient des BapadriWafransa, littéralement des d Pères Français », par opposition aux pasteurs protestants, appelés Wangreza, littéralement « Anglais », quelle que fût leur nationalité, même allemande. Lorsqu’en juillet 1907, les premiers ministres luthériens, venant de Bukoba, pénétrèrent dans le Kisaka, leurs guides et porteurs bahaya leur répétèrent à satiété : « Ce pays appartient aux Français ». — Intshihiyi ni yamfransa [nchihii ni yaMufransa , ndlr). Pources simples, qui ignoraient l’existence de la France, français signifiait catholique. La confusion des termes datait de l’établissement des Pères du Saint-Esprit à Zanzibar et à Bagamoyo au milieu du XIXe siècle. Le sens de leur refrain était la constatation que les Pères Blancs avaient la maîtrise spirituelledu Ruanda, par opposition à l’Uganda, où les deux confessions, catholique et protestante, se balançaient. ,

Ce prestige grandissant des missionnaires éveillait les susceptibilités d’un homme tel que Richard Kandt évadé du judaïsme, rallié au luthéranisme germanique, en mal d’une situation officielle au Ruanda. Il ne fut pas étranger àcertains malentendus, auxquels le journal de la mission d’Isavi fait allusion à la date de 1905. « Au commencement, y lit-on, ces Messieurs de la Résidence, dociles aux suggestions du Dr Kandt, craignaient l’influence trop grande des missionnaires. M. von Grawert en écrivait au gouverneur général dans une longue lettre, où il était question des plaintes et griefs des batutsi, des agissements des Pères et du vicaire apostolique. Tout était perdu. Depuis deux ans, ce même von Grawert déclare que les batutsi n’ont jamais rien eu à nous reprocher et que lui-même est content de nous. » Les faits ci-dessus rapportés corroborentcette donnée sur les dispositions bienveillantes des officiers du territoire.

Au surplus, des directives catégoriques au sujet de la conduite à tenir à l’égard des missions arrivaient de la métropole, dont le directeur des Colonies, Dr Stuebler, rendait au moins l’esprit, lorsqu’il déclarait à la tribune du Reichstag à la séance du 18 mars 1905 :

« L’administration des Colonies attache la plus grande importance à la bonne entente entre le corps des fonctionnaires et les missions des deux confessions. Dans le cas où cette entente serait troublée par la faute d’un fonctionnaire, l’administration y porterait remède coûte que, coûte. »

Il faut du reste se représenter que dans un pays aussi peu organisé que l’était alors le Ruanda, les stations des missionnaires étaient les seuls établissements où les Blancs de passage pussent trouver un peu de confort occidental Aussi fonctionnaires, officiers, princes, explorateurs, hommes de négoce, pasteurs protestants même, y prenaient gîte, y faisaient des séjours prolongés pour rétablir leur santé ébranlée, partaient de là pour des excursions aux lacs et aux volcans. Comment dans ces conditions les relations entre européens de toute robe n’eussent-elles pas été confiantes et cordiales ?

  1. L’Empressement Des Humbles

 

Les humbles humains

Honorés et défendus par les autorités européennes, les Pères Blancs étaient devenus vite populaires auprès de la plèbe, de celle du moins qui entrait en contact immédiat avec eux et que leurs chefs n’empêchaient pas de venir à eux. On n’a pas de peine à concevoir pourquoi. Ce n’est point sans doute premièrement parce que les prédicateurs de l’Evangile les affranchissaient de leurs terreurs serviles de la crainte des bazimu, du joug des bapfumu, et leur révélaient un Imana plus juste et plus miséricordieux, plusexigeant aussi, que celui qu’ils connaissent. Les attardés du Ruanda étaient trop terre à terre, leur conscience était trop lâche ou trop déviée, pour qu’ils pussent apprécie, d’emblée la valeur d’une pédagogie religieuse aussi haute. Ce qui ne pouvait manquer de les attirer c’est que ces Bapadri, vivant au milieu d’eux et pour eux exclusivement, parlant leur langue, donnaient tout sans rien demander en retour. Ces blancs leur paraissaient somptueusement riches, prodigieusement ingénieux, magnifiquement libéraux, et tout cela ils ne l’étaient que pour eux. Ils ne leur apprenaient pas seulement à prier ils guérissaient leurs infirmités et les équipaient pour les combats de la vie. Ces nécessiteux ils leur mettaient un gagne-pain entre les mains. Ils en faisaient des cuisiniers, des blanchisseurs, des horticulteurs, des maçons, des charpentiers, des menuisiers, des forgerons, des cordonniers, des typographes, des relieurs. Ils leur apportaient l’écriture, le calcul, le dessin, ces signes cabalistiques qui leur permettaient d’être scribes, instituteurs, catéchistes. Ils les initiaient au souahéli [Swahili] et à l’allemand, sans compter le latin dans les petits séminaires. Les humbles serfs s’élevaient ainsi à la situation de lettrés, de secrétaires, d’interprètes, tant auprès de leurs chefs indigènes que des maîtres européens. Ils étaient même invités à postuler le sacerdoce, qui les élevait d’un bond au niveau de leurs éducateurs. Quel relèvement subit de leur condition ! Quel accroissement inouï de prestige et même de bien-être! Quelle révolution sociale en perspective à leur profit si la classe des patriciens s’obstinait dans son aveuglement et sa stagnation! En fallait-il davantage pour faire de ces génies bienfaisants qu’étaient les missionnaires, aux yeux du moins de leurs obligés, des civilisateurs, des libérateurs, des rois sans couronne, comme ils disaient ?

  1. Conditions Sévères De L’Admission Au Baptême

 

Cette popularité n’était pas achetée au prix d’un’ régime de facilité, qui aurait consisté à laisser grand ouverte la porte donnant accès au bercail de l’Eglise. Bien au contraire, les deux règles posées dès le début furent appliquées avec une rigueur de plus en plus intransigeante : temps de probation prolongé sur une période de quatre années, connaissance tout au moins élémentaire des lettres permettant la lecture du kinyarwanda, ne fût-ce qu’en épelant, pour les aspirants non majeurs. Bien entendu, les conditions essentielles du renoncement à la superstition et à la polygamie étaient déjà sauvegardées. Aussi n’est-ce pas avant Pâques 1904 que l’on administra les premiers baptêmes, quatre ans après les débuts de l’évangélisation. C’était à Isavi, dans la station la plus anciennement fondée. Les néophytes avaient été l’objet de soins particuliers. C’étaient vingt-deux enfants et adolescents des deux sexes, appartenant à des familles indigentes, nobles et roturières, que l’on avait recueillis à la mission et élevés pour ainsi dire en serre chaude. On comptait faire catéchistes les garçons les mieux doués. Dès lors les baptêmes suivirent un rythme accéléré, les classes de catéchumènes arrivant en rangs serrés au terme de la préparation. Néanmoins, à la fin de 1905, les cinq stations ne totalisaient que 1108adeptes, ce qui ne donnait qu’une moyenne à peine supérieure à deux cents unités pour chacune, le nombre des aspirants inscrits étant quatre ou cinq fois plus élevé.

Comme propagandistes et recruteurs on avait au début, nous l’avons dit, fait appel au zèle de catéchistes étrangers, baganda, basukuma. Leur bail d’engagement expiré, on se garda bien de le renouveler. Ces étrangers prenaient volontiers des airs de supériorité et de suffisance dont se froissait la susceptibilité des nationaux. On se rabattit sur la méthode de l’apostolat individuel : c’est le Ruandais qui travaillerait à la conversion du Ruandais. On développa chez le catéchumène l’esprit de prosélytisme, ce à quoi le mututsi se montrait naturellement enclin. On n’admit au baptême que le croyant qui amènerait deux frères au catéchisme. Cette méthode d’action catholique, renouvelée des premiers temps de l’Eglise, donna les plus heureux résultats. Le R. P. Classe notait en 1907 au sujet de la paroisse d’Isavi dont il avait la cure :

« Deux cents adultes et plus, baptisés dans le cours de l’année. Ils ont été tous amenés aux missionnaires par leurs amis, chrétiens déjà. Nous n’avons pas encore de vrais catéchistes : chacun doit catéchiser autour de soi. Dans un pays où tout homme aime tant à commander, où chacun aspire à dominer et à se constituer patron de clients qui le suivent, l’établissement de catéchistes dans les villages est toujours, au début, gros de dangers et de déceptions. Il est à craindre que ces catéchistes ne se posent trop parfois, et que les chefs, inquiets de leur ascendant, qu’à tort ils croiraient s’exercer au détriment de leur autorité, ne se froissent et ne se rendent adversaires acharnés de tout ce qui, de près ou de loin, approche le missionnaire. Ces inquiétudes font tache d’huile et sont contagieuses. Nous préférons que les chrétiens entreprennent peu à peu leurs parents et leurs amis. En se faisant doucement et sans bruit, l’oeuvre des missions n’en avancera que plus sûrement, ce qui n’empêche pas d’ailleurs de travailler à avoir bientôt quelques catéchistes pour seconder les missionnaires. »

« La propagande du christianisme, lit-on encore dans un document émané du vicariat apostolique, s’est faite toujours par l’apostolat individuel, dans la famille et parmi les amis, dans le cadre social ordinaire. Aussi jamais n’avons-nous voulu séparer les « priants » de l’élément païen ni avoir des villages chrétiens. » Ainsi est soulignéela divergence des méthodes employées respectivement au Ruanda et dans les milieux musulmans de l’Afrique du Nord.

  1. L’Alerte Dans Le Patriciat

 

Le relèvement de la condition physique et morale du paysan; associé par les missionnaires à l’oeuvre de la régénération spirituelle et matérielle du pays,

la fascination des hommes et des choses de l’Occident s’exerçant par la force des choses au détriment du prestige de l’aristocratie traditionnelle, la perspective d’une crise économique et sociale menaçant de renverser les proportions historiques entre les races et les castes, tout cela pouvait bien échapper à des esprits superficiels et légers du type d’un Nturo, ou hautains et truculents du type d’un Ruhinankiko ou d’un Rwidegembya, et encore à un Musinga, court de vue et buté, non à un observateur souple et averti tel que Kabale. Lui, qui n’avait pas soupçonné la force du mouvement de rénovation à son origine, il se demandait anxieusement, six ou sept ans après, si le patriciat dont il était le chef incontesté, n’allait pas se laisser dépasser, submerger, par le flot des roturiers formés par les Pères et employés par les européens. Il sentait qu’à bref délai une conversion de front devrait intervenir, à peine pour les batutsi d’une complète déchéance. A ne pas suivre leurs troupes les chefs s’exposaient à être coupés d’elles et à les voir passer sous d’autres enseignes.

En 1907 Kabale était plus puissant que jamais au palais. Il en avait évincé son frère aîné Ruhinankiko, et Musinga adulte restait entre ses mains le fantoche dont il avait toujours manoeuvré les ressorts. Il avait dû agiter dans ses conversations secrètes avec ses confidents, avec sa cour, avec la reine, ce problème crucial de l’avenir du régime. Il lui revenait d’indiquer la voie nouvelle. Il était assez fort pour réaliser un rétablissement opportun. C’est en accord avec les idées qui hantaient aujourd’hui sa pensée que dans une circonstance mémorable il fit un geste etprononça des paroles, gros de conséquences, et qui eurent le plus grand retentissement dans le pays.

C’était au premier semestre de l’année 1907, un jour dont le quantième n’a pas été précisé. Il se délassait des fatigues du pouvoir dans son humble fief de Gisanze, au Bwanamukali, assis sur son bas escabeau au seuil de sa hutte, fumant sa pipe et humant la bière, entouré d’un cercle de gentilshommes batutsi, clients et amis. Deux adolescents entrèrent soudain dans le kraal, saluant le maître et lui communiquant oralement un message du P. Classe, alors supérieur de la station d’Isavi, à deux heures de marche de là. Kabale donna sa réponse; puis, au moment où les courriers allaient se retirer, il dit négligemment à son entourage « Donnez-leur à boire ! » Cela voulait dire : « Faites-leur place, qu’ils s’asseyent au milieu de vous et qu’ils boivent de notre bière. »

Personne ne bougea. Ces jeunes hommes exhibaient sur leur poitrine des emblèmes chrétiens, croix, médaille et chapelet, et des sourires moqueurs avaient accueilli leur apparition.

— Donnez-leur à boire ! répéta Kabale d’un ton impérieux.

— Pas de chalumeau, dit un des convives, jetant un regard autour de lui.

Il allait de soi que ces « renégats du Ruanda » ne pouvaient prétendre à user du roseau commun.

— Donnez-leur à boire ! dit Kabale impatienté pour la troisième fois. Suis-je le maître chez moi ?

Puis, prenant entre ses doigts le chaume plongeant dans le broc de bière, il le tendit aux messagers. Ceux-ci s’accroupirent et aspirèrent à même le récipient. Le ministre les suivait du regard. Quand ils furent désaltérés, il prit à son tour le calumet et but. Puis, fixant ses hôtes d’un air de défi, il dit avec sa hauteur habituelle : — Qui me dépasse ici ? Le roseau souillé par les impurs dut circuler de force. Les convives ahuris, subjugués, n’avaient qu’à s’exécuter. La conversation reprit après un lourd silence, les nouveaux invités y participant, comme si de rien n’était. Mais le lendemain tous les échos du Ruanda retentirent de la rumeur stupéfiante que Kabalé avait bu et fait boire chez lui avec des chrétiens.

Interrogé à Nyanza sur la raison et la portée de son geste, Kabale répondit, non sans quelque cynisme, comme si la prohibition jadis n’avait pas émané de lui :

— Eh quoi! -Les chrétiens sont-ils, oui ou non, des Banyarwanda ? Sont-ce des mutins ou des sujets obéissants ? Quelle raison y a-t-il de les bafouer ? Le mwami a-t-il interdit de s’instruire ? Voulez-vous en faire des révoltés ?

La suite logique de tels propos, tombant d’une bouche si autorisée, c’eût été le retrait pur et simple de l’ancien non licet, la proclamation de la liberté de religion pour tous les Banyarwanda sans distinction de classe, et que la profession de christianisme ne fût plus tenue chez quiconque pour un acte de félonie et d’incivisme. Mais les préjugés étaient encore trop ancrés dans le monde des grands, et ni Musinga ni sa mère n’étaient aptes à saisir l’urgence d’un tel désaveu du passé. Kabale moulut, en mars 1911, encore païen, sans avoir vu triompher le mouvement de conversion qu’il avait esquissé. Mais son initiative ne resta pas sans fruit. Les jeunes, ses propres fils, les cadets de l’école de Nyanza, ne laissèrent pas se refermer la porte qu’il avait entrebaîllée. Dix ans après, la barrière était rompue, et la classe des batutsi prenait ouvertement la tête du ralliement aux idées modernes, sauvant ainsi sa situation privilégiée dans la société.

  1. Implantation De La Mission Evangélique Allemande.

 

L’Eglise catholique jouissait depuis sept ans au Ruanda d’un monopole de fait, lorsqu’au milieu de l’année 1907 le protestantisme fit son entrée dans le pays sous sa forme luthérienne allemande, importée tout d’abord par les missionnaires de la Société de Béthel près Bielefeld. Le pasteur E. Johanssen, quifut le chef des pionniers, a narré en un récit attachant les origines et les développements de l’évangélique entreprise jusqu’à la guerre coloniale de 1914, qui en provoqua le changement de direction. On ne saurait se renseigner à source plus autorisée.

Ce n’est pas l’Administration coloniale, quoique composée en majeure partie de protestants, qui invita les ministres à évangéliser les Ruandais. L’initiative partit du sein de la Société elle-même, qui depuis une vingtaine d’années oeuvrait sur la côte de l’Ostafrika, et depuis 1891 sur les montagnes de l’Usambara entre le port de Pangani et le Kilimandjaro chez les Chambala. Elle avait été fondée à Berlin tout exprès pour l’évangélisation de la colonie sous le nom de EvangelischeMissionsgesellschaftfür Deutsch-Ostafrikaet avait ensuite transféré son siège à Bethel bei Bielefeld, d’où le nom de Bétheler que l’on donnait communément à ses membres. Son président en 1907 était le pasteur von Bodelschwingh, qui accueillit favorablement le projet des missionnaires de l’Usambara de s’établir au Ruanda, dont on contait des merveilles.

Johanssen, qui avait déjà quinze années d’Afrique équatoriale, accompagné de son confrère Riccius, utilisa en colonie anglaise le railway de Mombasa à Port-Florence, ouvert à la circulation en 1902, fit la traversée du lac Victoria, et débarqua à Bukoba en territoire allemand. Bukoba était alors, si l’on Peut dire, le port du Ruanda, situé dans son hinterland au – delà du Karagwe. C’est là que les pieux voyageurs organisèrent leur caravane, se pourvoyant notamment d’un robuste baudet de Mascate, engageant quarante porteurs; emmenant quelques ouvriers, maçons et charpentiers, néophytes protestants, qui les avaient suivis depuis l’Usambara. Ils parlaient le souahéli, mais le kinyarwanda leur était inconnu, tout comme la contrée où ils allaient fixer leur tente. Ils arrivaient en fourriers d’avant-garde, munis de recommandations pour les chefs de l’administration impériale.

Franchissant la Kagera et avançant dans le Kisaka, ils réalisèrent, mieux qu’ils n’avaient pu le faire auparavant, que, selon leur expression, le « catholicisme français », devançant dans le pays le « christianisme allemand », y exerçait une « extraordinaire influence ». Quelque déplaisante que leur -fût cette évidence, ils ne laissèrent pas que de rendre visite aux Pères Blancs à Zaza, en juin 1907, « admirant leur zèle et leur énergie » de pionniers, se déclarant « leurs obligés en ce qui concernait les études sur la langue », lexique et grammaire, acceptant avec reconnaissance leur «amicale hospitalité ».

Marchant droit sur Usumbura pour se concerter avec le résident, capitaine von Grawert, ils reçurent de lui communication des conditions imposées à leur établissement. Leurs stations seraient distantes d’au moins quatre heures de marche de celles des Pères Blancs, premiers occupants. Ils ne se fixeraient que dans les zones non réservées par le souverain noir : en cas de refus par celui-ci d’un site convoité par eux, le résident s’abstiendrait absolument d’exercer en leur faveur la moindre pression sur lui. « II pourra paraître inconcevable à nos neveux, observe le narrateur à ce propos non sans quelque amertume, qu’une société allemande dans un pays de protectorat allemand ne pût obtenir une concession de son choix. » Ilexcuse toutefois l’officier, invoquant à sa décharge que, domicilié loin de Nyanza, son pouvoir y était encore peu affermi. Ce n’est peut-être qu’une défaite, car des informateurs obligeants n’auront pas dû lui laisser ignorer que dix-huit

mois auparavant Musinga avait été sommé par la Résidence de céder à la mission catholique Kabgayi au Marangara, dans le domaine royal jalousement réservé jusque- là.

Les deux ministres, officiellement annoncés au palais de Nyanza, y reçurent, le 22 juillet 1907, un accueil courtois, mais non empressé. Ils requirent un emplacement au Buganza dans la partie orientale du Ruanda, afin d’être le plus près possible de Bukoba, leur port d’attache, par où ils feraient venir leur famille, leurs bagages, leurs renforts. Musinga, stylé sans doute par Kabale, se déroba. Le Buganza, berceau de la monarchie, parc des vaches royales sélectionnées, serait souillé par la présence des impurs européens. Il ne concéda qu’un petit terroir, situé aux confins du Buganza et du Kisaka, celui de Munyaga, fort médiocrement arrosé et peuplé, où il les fit conduire par des batutsi de la Cour. Les évangélistes ne trouvèrent dans ce rayon rien de meilleur que la colline de Zinga, où ils postulèrent une concession de vingt-cinq hectares, poste sans avenir, que les sueurs des ouvriers apostoliques n’arrivèrent jamais à rendre fécond.

Les missionnaires allemands visaient à occuper un nombre de points égal à celui des catholiques, quitte à ne les exploiter et équiper qu’au fur et à mesure de leurs disponibilités. Progressant de Zinga vers l’ouest, ils furent séduits par le site de Kigali ; mais avant même qu’ils en eussent adressé la demande à la Cour, un messager de Musinga leur signifia que ce pays, lui aussi, était consigné. Ne gardait-il pas, en effet, les glorieux souvenirs de Ruganzu et de Mutabazi ? Johanssen, excédé de ces procédés, qu’il estimait déloyaux et vexatoires, se rendit sur l’heure à Nyanza, où Musinga venait de recevoir le duc de Mecklembourg. Il insista, non sans quelque candeur, pour qu’un poste lui fût cédé à la capitale à côté de l’école des Pères Blancs. Il fut encore une fois éconduit et dut se rebattre sur Kirinda au Nyantango, à une distance de Nyanza de l’ordre de celle qui en séparait Kabgayi. C’était au demeurant un fort joli site sur la berge de la Nyabarongo, à proximité d’une chute d’eau utilisable pour l’irrigation, aujourd’hui charmante oasis, signalé aux ministres par Kandt.

Les fondateurs avaient été rejoints par un collègue et par deux diacres, ces derniers experts dans l’art du bâtiment. On se mit donc à l’oeuvre avec l’aide des travailleurs Chambala, et l’on construisit de modestes habitations à Zinga et à Kirinda, en sorte que femmes et enfants des missionnaires purent y être installés, quoique sommairement. Le pasteur Johanssen, comparant les établissements protestants à ceux des Pères Blancs, dit qu’ils sont dans la proportion des cures de campagne aux grands monastères bénédictins.

Les Béthelercréérent encore entre 1909 et 1912 troisautres stations, àRubengera, à Kitema dans l’Ile d’Idjwi et à Iremera. Les fruits de leur apostolat ne purent se faire sentir qu’à l’approche de la grande guerre.

En résumé, au cours des sept années qui avaient suivi la reconnaissance du protectorat allemand, le Ruanda avait, vu s’épanouir sur son sol le christianisme sous les deuxformes occidentales de l’Eglise catholique et de l’hétérodoxie luthérienne. Missionnaires, officiers et administrateurs, c’était à peu près tout ce qu’il avait connu jusque-là en fait d’éducateurs européens.

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