5° Les Poèmes Dynastiques sous Yuhi III Mazimpaka

12. Je suis le devin député aux soins des vaches.
Ndi umupfumu w’inka.
Poème fragmentaire de 87 vers, composé par Ruhinda, fils de Kinyukura. C’est le morceau le plus fameux de tous, et, à notre point de vue, le plus révélateur des traditions de Cour. Lisons plutôt les circonstances de sa composition :
Les Devins de la Cour s’éloignèrent de la capitale, qui était alors la colline de Buhimba, dans la province actuelle du Busanza-Nord, sur la grand’route entre Nyanza et la ferme expérimentale de Rubona. Yuhi III les avait chargés d’aller consulter les viscères des taureaux et de bêliers, loin des bruits de la Cour. Or l’Aède Ruhinda suivait attentivement la randonnée des Devins, tissant son Poème au fur et à mesure de leurs déplacements.
Le nouveau morceau fut présenté au Roi dès le retour des Devins à Buhimba. Le compositeur y déclamait le voyage triomphal d’un Roi fictif auquel il avait donné l’appellation de Kigeli. Ce Roi futur était successivement acclamé, de collines en collines, en parcourant les campements qu’avaient suivis les Devins de la Cour.
Au lieu des applaudissements escomptés, le compositeur fut immédiatement arrêté et mis à la torture, par ordre du Roi. On le somma de dénoncer celui qui lui avait révélé le secret. On finit cependant par s’apercevoir que l’Aède n’en savait pas plus que son héros fictif. Yuhi III Mazimpaka ordonna de le lâcher, après l’avoir obligé, par serment, de renoncer désormais à la composition.
Le Roi recommanda aux Aèdes Dynastiques d’apprendre ce morceau et de le transmettre de générations en générations, et la Cour y veilla avec soin. Sous Kigeli IV Rwabugili, 6ème, successeur de ce même Yuhi III Mazimpaka, le Poème fut enfin expliqué. Les Devins de la Cour ancestrale, lors de la composition du morceau, étaient en train de chercher les futures résidences royales du DEUXIÈME KIGELI qui règnerait après Yuhi III Mazimpaka. De la sorte, notre compositeur, à son insu, promenait son « Kigeli » fictif dans les futures résidences de « Kigeli » IV. Ce secret ne fut expliqué que lorsque les Fonctionnaires Intronisateurs eurent promené le jeune Roi en tous ces lieux. Une fois ceux-ci symboliquement « occupés », il n’y avait plus lieu de craindre que les méchants y jetassent de mauvais sorts, prévenant le séjour du Hamite.
L’Histoire de ce Poème nous révèle l’un des aspects du Code Ésotérique de la Dynastie du Rwànda, et spécialement la branche concernant la succession au Trône, ainsi que certains offices réservés aux Rois de telle ou telle appellation. A certains points de vue, pareille organisation a un aspect qui doit forcer l’admiration.

13. Le jour où il se hâta vers les hauteurs.
Umunsi yuhanya ajya ruguru.
Poème à ibyanzu de 89 vers, composé par Mirama, fils de Rutwa. Le Roi Ntare III Kivimira du Burundi avait envahi le Rwanda et les Armées de la frontière du Sud n’avaient pu l’endiguer. Notre Yuhi III résidait alors à Kamonyi, localité actuellement honorée d’un poste de mission sur la route Kigali-Kabgayi. Il s’avança au devant de l’envahisseur, mobilisant ses guerriers en toute hâte et accomplissant en même temps le Cérémonial du « Bwiru » destiné à enrayer l’avance ennemie.
L’Aède Mirama détaille tous les campements de son maître à travers le territoire actuel de Nyanza, jusqu’à Mujyejuru, dans la province actuelle du Busanza-Nord. Ce fut en cette localité qu’on apprit le départ de Ntare III et sa mort inopinée survenue à Nyaruhengeri, dans notre province actuelle des Mvejuru, au territoire d’Astrida. La signification du nom de « Mujyejuru » est « Élévation, — Altitude ». D’où le titre figuré du morceau.
L’Aède nous a laissé là une composition très intéressante sur l’événement du jour. Notons que c’est le morceau classique pour apprendre à déchiffrer les figures en Poésie Dynastique.

14. Le jour où le Tonnerre triompha du Lion.
Umunsi inkuba iganza intare.
Poème à impakanizi de 213 vers, compose par le même Mirama. Pour bien saisir le sens de l’en-tête du morceau, une petite explication est nécessaire :
Dans notre langue, on désigne le Tonnerre (et la Foudre) soit par le mot «Inkuba», soit par la locution « Umwami wo héjuru »: « Le Roi du firmament, » Or, notre Yulii III habitait le colline de Kamonyi, exactement le sommet appelé «Ijuru » (Ciel ou Firmament) ainsi que le sommet voisin appelé « Inyenyeli » (l’Étoile). L’Aède ne veut donc pas dire en propres termes « Le jour où Yuhi Mazimpaka triompha de Ntare du Burundi ». Il préfère « voiler » sa pensée en désignant son maître sous cette figure doublée : a) Yuhi III est Roi ; il habite la localité appelée « Firmament » : il est donc « Roi du Firmament ». b) Or, le Roi du Firmament est l’appellation sous laquelle nous désignons le Tonnerre. Donc Yuhi III est « Tonnerre ». Quant au Roi du Bu-rûndi, son nom de « Ntare », signifie « Lion ».
L’Aède composa le morceau en question pour célébrer le triomphe sur l’assaillant du Sud, dont la mort inopinée était attribuée aux incantations de Yuhi III, qui avait accompli le Cérémonial du Code Ésotérique. Tous les paragraphes des Rois s’y trouvent, à partir de Ruganzu I Bwimba. D’un grand intérêt au point de vue traditionnel.

15. Le jour où par son front, il abreuva les bovidés.
Umunsi yuhiza inka uburanga.
Poème fragmentaire à impakanizi de 269 vers, du même Mirama. C’est une composition du temps de paix : l’Aède consacre l’introduction à l’Invasion des Banyoro d’il y avait 8 générations, et au triomphe que remporta sur eux le prince Sekarongoro, qui devait régner sous le nom de Mibambwe I Mutabazi (le Libérateur). On sait que ce héros fut blessé au front et que ce sang versé fut considéré comme l’élément essentiel de la victoire remportée sur les envahisseurs. De la sorte, Sekarongoro donna la tranquillité aux Vaches (ce qui signifie : « sauva le patrimoine temporel du Rwanda ») ; sa blessure au front fut comme une fontaine à laquelle il abreuva les bovidés. Et voilà la signification de l’en-tête du morceau.
Mirama se mit à composer ce Poème dans le but de se faire décerner le titre de «princes des Poètes Dynastiques », détenu jusque-là par Muguta, mort sous le règne précédent. Les Aèdes convoqués à la Cour pour juger du mérite de Muguta et de Mirama déclarèrent que ce dernier avait certes du talent, mais qu’il ne pouvait se classer supérieur à son prédécesseur. A ce verdict, Mirama se suicida en guise de protestation contre l’injustice dont il se jugeait victime !
C’est peut-être à cette disparition imprévue qu’il faut attribuer la mutilation du Poème : on n’aura pas eu le temps de le retenir en entier. Les trois paragraphes consacrés aux prédécesseurs immédiats de Yuhi III (Mutara I, Kigeli II et Mibambwe II) ont été oubliés.

16. Les vaches menées sans inquiétude.
Inka zigira ishorera.
Poème à ibyanzu de 84 vers, composé par Nzabonaliba. L’Aède avait résidé un certain temps à la Cour et, à ce qu’il semble, se préparait à solliciter son congé. Il demande au Roi de lui accorder un fief bovin et lui rappelle, à l’appui de sa requête, les services que, au long de l’Histoire, son Clan avait rendus à la Dynastie. Que si Nkurukumbi fut coupable sous Ruganzu I Bwimba, cette félonie fut largement réparée lors de l’Invasion des Banyoro et surtout à l’avènement de Ruenzu II. (Lors de l’invasion des Banyoro, sous Kigeli I Mukobanya, le nommé Turagara, fils de Nyankaka, du clan des Basinga, se distingua particulièrement à la bataille de Muganzacyaro(Triomphe-sur-l’étranger) dans la province du Rukoma, où les Banyoro furent définitivement défaits).

17.Comment aurais-je pu allumer du feu ?
Ncana, ncana nte ?
Poème fragmentaire de 19 vers, dont le compositeur n’est pas unanimement identifié. Les uns l’attribuent à l’Aède Muguta, d’autres à son fils Sanzige, d’autres enfin au fils de ce dernier, le Poète Nyabiguma dont nous allons bientôt faire plus ample connaissance. Il semble cependant que Muguta mourut sous le règne précédent, et que son fils Sanzige fut seul le Chef de la famille sous Yuhi III, comme Nyabiguma le sera sous Cyilima II. Sans rien décider de l’idendité de l’Aède compositeur, — les trois personnages commandèrent la localité à laquelle se rapportent les faits connexes — disons que ce morceau est fort intéressant, même sous la forme réduite dans laquelle nous le possédons.

Ntare III Kivimira du Burundi avait attaqué le Royaume du Bugesera. Le Roi de ce pays, Nsoro III Nyabarega, ne put résister et se réfugia au Rwanda. Il campa à Kabugondo, localité actuellement située au Nord de la Province du Mayaga, non loin du confluent de la Nyabarongo et la Kanyaru. Le sous-chef de ladite localité était justement l’Aède Compositeur. Or, il omit de recevoir le monarque fugitif, d’après le cérémonial coutumier, alors que le Bugesera était en paix avec le Rwanda. Nsoro III envoya des messagers auprès de Yuhi III Mazimpaka, à l’effet de dénoncer le sous-chef. Ce dernier fut mandé à Kamonyi. Yuhi III le réprimanda sévèrement et lui déclara qu’un châtiment exemplaire lui serait appliqué.
L’incriminé demanda un laps de temps convenable pour se préparer à répondre. Il se présenta bientôt à son maître : « Comment aurais-je organisé une réception digne de son rang ? » Commença-t-il. (Litt. : « comment aurais-je pu allumer du feu » — titre du Poème). L’Aède présente, à l’appui de son attitude, des arguments dont deux se trouvent seuls dans le texte qui subsiste. 1) Il n’a pas oublié que les gens du Bugesera ont jadis maltraité Forongo, fils de notre Mibambwe I (FORONGO, — ancetre éponyme dus Baforongo dont le centre familial est à Remera dans la province du Buriza, — était fils de Mibambwe I; il était donc demi-frère de Gatambira l’ancêtre éponyme des Benegatambira, dont l’Aède était membre. Une fois le prince Forongo se trouvait dans la province du Mayaga où pacageait un troupeau de son père. Le taureau de ce troupeau traversa la Kanyaru et atteignit la rive du Bugesera. Des pasteurs de l’autre rive ne voulurent pas relâcher le taureau royal ; Forongo traversa la rivière pour les forcer à le laisser revenir. Les pasteurs se saisirent de lui et lui arrachèrent une lanière de sa peau, depuis le cou jusqu’à la hauteur des reins. Ce fut en cet état que Forongo fut relâché avec son taureau. Cela ne put avoir lieu qu’à l’époque où le Bugesera, alors aussi puissant que le Rwanda, était en mauvais termes avec les Banyiginya).
2) Notre Yuhi III lui-même avait précédemment demandé la main d’une princesse du Bugesera pour son fils Rwaka. Mais ce même Nsoro III avait préféré la donner au monarque du Burundi, à l’effet de se le rendre clément. La manoeuvre avait manqué son but, et le Roi du Burundi n’avait pas mis fin aux hostilités déjà ouvertes contre le Bugesera. Et l’Aède de déclarer que si Nsoro III avait eu la bonne idée de donner la princesse à la Dynastie du Rwanda, les Armées de Yuhi III auraient été envoyées au secours du Bugesera et auraient définitivement brisé le choc des envahisseurs Barundi. — La tradition orale concernant le Poème affirme que le Poète ne fut pas inquiété.

18. Où fiancerai-je désormais !
Ngisaba he !
Poème à ibyanzu de 61 vers, (complet) par Yuhi III. Nsoro se trouvait toujours à Kabugondo. Il sollicita une entrevue avec Yuhi III, sans pouvoir l’obtenir car les aruspices de la Cour s’y opposaient, en vertu de consultations divinatoires déchiffrées à cette fin. Nsoro III se résigna donc à traiter par des intermédiaires.
Cependant à côté des préoccupations politiques du moment, Nsoro III voulait rencontrer le monarque du Rwanda, afin de satisfaire en même temps sa curiosité. Yuhi III était, en effet, un homme d’une beauté légendaire, et son collègue désirait en juger par lui-même. Les aruspices s’étant trop opposés à l’entrevue, Nsoro III y parvint par des vois détournées : il gagna à ses vues deux femmes de Yuhi III, appelées Kiranga et Cyihunde ; elles étaient soeurs, appartenant au clan des Bacyaba. Elles consentirent à faire venir Nsoro III à leur résidence, le jour où Yuhi s’y rendait. Celui-là, soigneusement dissimulé au bon endroit, put contempler son beau collègue qui ne se doutait de rien.
Mais le « crime » finit par percer au dehors. Les deux coupables furent condamnées à mort et grillées sur un rocher chauffé à blanc dans la localité appelée Bitare (Rochers) dit de Mashyiga, dans la province actuelle du Rukoma. Nsoro III fut aussitôt prié de quitter immédiatement le Rwanda. Les traditions orales des Mémorialistes affirment que, ne pouvant pas rentrer au Bugesera occupé par les Barûndi, l’imprudent monarque s’exila dans le Ndôrwa, au Nord du Rwanda.
Yuhi III composa ce Poème, destiné à flétrir à jamais la mémoire des deux soeurs. On y trouve des passages, depuis lors très employés, contre la versatilité des femmes peu soucieuses du bien-être de leurs maris et de leurs foyers.
Il faut dire que la Cour attachait une grande importance aux oracles des aruspices, concernant l’entrevue sollicitée par Nsoro III, puisque Yuhi III Mazimpaka décréta que plus jamais aucun Roi, ni aucun Munyiginya de sa descendance, n’épouserait à l’avenir une femme du clan des Bacyâba.
19. Ah ! venger les défunts qui ne s’en rendent pas compte !
Guhorera abazimu ntibamenye.
Poème ikobyo de 40 vers (complet) par Yuhi III. Il y rappelle la vengeance qu’il exerça contre ceux qui avaient ou tué, ou qui étaient supposés avoir empoisonné ses amis.
Il se plaint du fait que les chers défunts ne se rendent pas compte de ce dernier hommage de son amitié ; il leur reproche de ne plus entrer dans ses confidences et de ne pas lui savoir gré du souvenir qu’il garde d’eux.

20. 0 hommes qui m’avez abandonné dans le combat.
Bantu bansize mu ngabo.
Poème ikobyo de 55 vers (complet) par Yuhi III. Plainte contre les confidents qui s’étaient éloignés de la Cour, pour s’exiler au Gisaka. Le séjour à la Cour, auprès du Roi, devenait dangereux, lorsque la folie intermittente dont il était affligé le saisissait.

21. Je me ferai interprète auprès des hommes.
Mpakanire abantu.
Poème ikobyo, peut-être fragmentaire, de 68 vers par Nzabonaliba. Exactement dans les mêmes circonstances que le morceau précédent ; l’Aède s’en prend à des transfuges qui avaient trahi la confiance du Roi.

22. Je n’aimerai plus jamais.
Singikunda ukundi.
Poème mélancolique de 127 vers à ibyanzu, par Yuhi III. Durant son règne troublé, il avait vu mourir beaucoup de ses amis. A la mort, dont il avait été cause involontaire, de son fils Musigwa, il consacra ce Poème à décrire sa douleur et passe ses amis en revue, leur envoyant son salut, porté par le dernier d’entre eux, dans le monde des esprits. Affirmation nette de la croyance à la vie de l’au-delà.
23. Comment tranche-t-on le procès ?
Rucibwa rute urubanza ?
Poème à ibyanzu de 110 vers par Bagorozi, fils de Nzabonaliba. C’est un débat engagé entre les capitales traditionnelles de la Dynastie, à l’effet de savoir à laquelle d’elles doit être reconnue la préséance. Le morceau est peut-être fragmentaire car le poète ne tranche pas lui-même, comme le fera plus tard Musare dans un Poème inspiré de celui-ci.