{:fr}Les Classes Ou Etats.

Ces éléments ethniques, que rapprochent la langue, les moeurs, la religion, voire les mélanges de sang, il faut connaître comment ils se combinent, S’agencent et s’ordonnent pour former un tout, un organisme vivant et harmonieux.

Un trait économique fonde l’unité : ce sont tous des ruraux, du plus petit au plus grand et jusqu’au souverain. Point de citadins, ils vivent tous à la campagne du produit de leurs champs et de leurs troupeaux sous le climat des Eglogues et des Géorgiques. Le mwami et les grands sont professionnellement des éleveurs, des « bergers d’Arcadie ».

Ces cultivateurs et éleveurs sont tous, hommes, femmes, enfants, quelque peu artisans, ainsi qu’il a été dit plus haut. La hutte est autarcique, elle peut, si elle le veut, subvenir en tout à ses besoins journaliers.

Cependant il y a des spécialistes, exerçant des métiers distincts, parvenus à une certaine dextérité, technique : bâtisseurs de huttes soignées, ornemanistes, modistes et fourreurs, fabricants d’étoffes en écorce de sycomore, charbonniers, boisseliers, faiseurs de pirogues, de tambourins pour les princes, surtout céramistes et forgerons. Mais tous sont encore et toujours des horticulteurs et des éleveurs, qui cultivent eux-mêmes céréales et légumes ; brassent leur bière et traient leurs vaches.

De ces artisans d’occasion se distinguent les potiers et les métallurgistes, qui font de leur métier leur occupation principale, non d’appoint : les premiers, batwa pour la plupart, répartis entre les villages, les secondes, bahutu, travaillant principalement aux gîtes métallifères, extracteurs, fondeurs tout à la fois et charbonniers. D’une certaine façon rentrent dans leur catégorie ces batwa des forêts, qui fournissent au commerce l’ivoire des éléphants, les fourrures de luxe, celles notamment des grands félins et du singe colobe.

Tous ces vilains constituent la classe laborieuse. Au-dessus d’eux, socialement parlant, se placent les riches, que la possession de grands herbivores affranchit du travail des mains. Ceux-ci vivent, non à l’écart et entre eux, mais disséminés dans les bourgades, au milieu des petites gens, dont ils ont besoin pour leurs travaux domestiques et agricoles. Ces capitalistes sont entourés, à la fois de simples colons, auxquels ils afferment leurs champs ou qu’ils emploient comme journaliers et valets, et de feudataires, auxquels ils ont engagé des têtes de leur cheptel. Nous avons dit quelles sortes de services variés ils attendent des uns et des autres. Les cultivateurs nantis de vaches constituent une classe moyenne, une bourgeoisie rurale, si l’on peut dire, intermédiaire entre les possesseurs de troupeaux et les demi-serfs bahutu, qui s’élève peu à peu à la richesse et comble les vides que les revers de fortune creusent dans la haute classe. A l’origine, comme nous l’avons noté, les ploutocrates furent presque tous des batutsi racés mais l’inévitable mouvement de bascule s’est produit au cours des générations tandis que le noble ruiné s’est vu réduit à la chèvre et à la houe, le roturier enrichi s’est haussé jusqu’au troupeau et à la lance. Cependant l’homme de race garde encore la prépondérance numérique dans le patriciat dirigeant.

Cette aristocratie de sang ou de fortune recrute l’oligarchie des fonctionnaires — abatware, chefs de tout acabit et de tout grade, à la discrétion du souverain qui les élit. Cela ne fait guère qu’un millier de prébendés, en y comptant les anciens chefs bahutu des états cantons vassalisés. Fermiers généraux du mwami, ils vivent sur l’habitant, tout en le gouvernant. Ce sont des magistrats ou « anciens du peuple », qu’on traite volontiers, s’ils sont âgés surtout, d’« honorable » umuntu umukuru, umupfasoni en Urundi, les proceres des Romains.

Les sommités parmi eux, gouvernementaux courtisans, favoris du moment, risquant dans des intrigues de palais leur fortune et leur vie, avides de pouvoir et de profits, qu’on nomme les « gens du tambourin » — ibikomangoma, accaparent les charges et se disputent d’un règne à l’autre l’ « assiette au beurre ». Politiciens impénitents, fils, frères, oncles, neveux, cousins du mwami, Banyiginya ou Béga, en ordre principal, serrés autour du despote quand il gouverne par lui-même, de la reine mère régente en période de minorité ou si le prince est timide et incapable, ils forment la camarilla qui tient en main les destinées du pays. Parallèlement aux officiers fonctionnaires, une tribu sacerdotale, les bapfumu, divisée en deux classes : un bas clergé, de race muhutu principalement, distribué entre les collines, un haut clergé, soi-disant mututsi, fonctionnant à la Cour. Cet ordre, qui sera étudié en son lieu, constitue avec les « intellectuels », les médecins et infirmiers abavuzi, les chirurgiens — ababazi b’umuntu, ce que nous appelons chez nous les classes libérales. Au demeurant son genre de vie n’a rien de distinctif : ce sont eux aussi des terriens, pères de famille, à qui les gains professionnels procurent un mieux-être, le strict nécessaire étant assuré par la culture.

Ainsi, la société au Ruanda, abstraction faite de ces chasseurs peu nombreux qui vivent en marge et en dehors, repose sur trois assises, analogues aux trois « états » dont on parlait dans l’ancienne France : la masse des travailleurs manuels tous colons plus ou moins serfs, parmi lesquels se distinguent la catégorie des artisans qualifiés et celle des bagaragu, suivants et donataires des seigneurs c’est un « tiers » et même un « quatrième » état, la noblesse ou gentilhommerie, ploutocratie de hobereaux pasteurs, classe dirigeante et gouvernante , le clergé, qui plonge ses racines dans le capital et le travail, et qui rallie tous les éléments ethniques et sociaux sur le plan d’un spirituel, authentique ou frelaté.

A la cime de la pyramide sociale, au-dessus des professions et des classes, affranchi théoriquement de tout contrôle et de toute constitution, un Monarque absolu, de droit divin, héréditaire, propriétaire suzerain de tous les biens immobiliers et mobiliers du Ruanda, dont les sujets, grands ou petits, sont les vassaux feudataires ou les domaniers, tenant en ses mains leurs moyens d’existence tout comme leur vie, et qui peut sans injustice les tirer de leur néant et les y replonger à son gré.

Un ciment très fort, comme on le voit, personnel et réel, lie tous les membres de cette architecture sociale et en fait un bloc si compact que l’épreuve de la secousse occidentale n’est point parvenue jusqu’ici à le réduire, ni même à l’entamer.

Les Facteurs De La Paix Et De La Concorde Sociales.

Il ne s’y voit, en effet, que fort peu de lézardes et de fissures. Le Ruanda certes ne fut pas à l’abri des séditions et des troubles, mais ceux-ci furent d’ordre politique et policier, non d’ordre social. Une province se soulevait pour recouvrer son indépendance, des contribuables faisaient la grève de l’impôt, des clans, dans le nord surtout, perpétuaient entre eux des inimitiés inexpiables ; un bandit narguait la police et ralliait des comparses pour de fructueux cambriolages. Le conflit social proprement dit, celui qui oppose l’employé à l’employeur, le tenancier à son propriétaire, l’ouvrier au patron, n’existe pas. On n’a ni spartacisme chez les serfs, ni jacquerie chez les travailleurs paysans.

A quoi attribuer cet état de paix, cette concorde impressionnante ? Au respect de l’autorité assurément, inculqué par l’éducation familiale et que l’individu transporte dans les organismes superposés, profession et état. Mais à ce facteur psychologique et moral s’ajoute l’indispensable élément économique. Il n’y a ni pauperisme ni chômage forcé dans cette paysannerie, personne qui soit sans feu ni lieu, sans toit ni champ. Chacun a son coin de terre et son foyer. A chaque couple de nouveaux mariés, le père, le chef du clan, à leur défaut le fonctionnaire public, assigne sur les collines un lopin de terre et l’emplacement d’une chaumière, et il l’aide à s’y installer. Il y a du travail pour tout le monde, et pour chaque groupe familial un usufruit sinon une propriété franche. Point de déracinés, pas de prolétariat ; l’esclavage ou servage est purement domestique.

Et voici un facteur social : le maître, s’il est dur, n’est ni distant ni absent Homme ou femme, il vit continuellement avec ses bagaragu, même humbles, dans une promiscuité amicale, qui nous serait insupportable ; ses gens forment sa suite, d’autant plus nombreuse qu’il est plus haut placé. Si le chef fait obligatoirement des séjours prolongés à l’ibwami, loin de ses administrés, sa femme, ses enfants, ses collatéraux restent au pays et sur la colline. La demeure du riche est une maison de Socrate, où l’atrium s’ouvre à tout venant, où s’exerce perpétuellement une action de présence, où les contacts sont permanents. Les mécontents se ségrègent d’eux-mêmes et vont chercher fortune ailleurs, sans essayer de se maintenir de force à la ferme ou à l’atelier. Et puis, on l’a dit, la voie est loin d’être irrémédiablement barrée, qui donne accès à d’amples acquisitions mobilières, et ainsi se découvrent aux épargnants des perspectives d’ascension sociale.

Les épreuves de la vie champêtre sont les sécheresses, les disettes, les épizooties, engendrant périodiquement d’affreuses famines : mais de ces fléaux les bonnes gens sont portés à rendre responsables les faiseurs de pluie impuissants bien plutôt que les seigneurs et les chefs inertes, qui au temps des vaches grasses n’ont pas su prévoir le temps des vaches maigres. La paix publique n’en est pas compromise pour autant.

Enfin la religion remplit aussi au Ruanda sa mission normale de rapprochement et d’union. Si chaque famille, chaque clan, a ses mânes particuliers, honorés d’un culte séparé, auquel du reste les clients sont associés, il n’y a qu’un Imana pour tous, et le mupfumu, dispensateur de ses grâces, ne refuse son ministère à aucun consultant porteur d’un honoraire. Les cérémonies de la Cour accueillent une assistance bigarrée, où toutes les conditions sont confondues. Le mystère de Ryangombé admet à ses initiations tous les croyants, autorisés par les bapfumu, sans distinction de rang, d’âge ni de sexe. Un certain fatalisme aidant, la résignation à la volonté d’Imana calme les révoltes intérieures. Contre les injustices des chefs, une foi aveugle dans la providence du mwami, lieutenant d’Imana, et la possibilité d’y faire appel, contiennent les sourdes colères prêtes à éclater.

Réduire au strict minimum ses besoins quotidiens, travailler tout juste assez pour y satisfaire, se réserver le plus de temps possible pour deviser entre amis en fumant sa pipe et en buvant le nzoga, respecter la vie et lui faire confiance en assistant les vieux et en laissant venir au monde la plus nombreuse progéniture, s’incliner devant les puissants sans souci de compétition, de lutte de classe, d’âpre concurrence, en tirant d’eux le plus d’avantages possible, obéir sans barguigner aux chefs et révérer le mwami, contre les vicissitudes de la fortune et les misères inséparables de la condition humaine invoquer Imana du Ruanda et recourir aux moyens de salut de ses ministres, sauvegarder avant tout la paix et la tranquillité, bénédiction suprême, telle parait être la solution que ces enfants de la nature donnent au problème du bonheur. C’est la paix des campagnes et de la vie simple, à propos de laquelle Virgile prononçait l’émouvant et bucolique : O fortunatos nimium, sua si bona norint, agricolas

Le revers de la médaille c’est la stagnation. Ces primitifs ignorent que le but de la vie humaine ce n’est point la paix, mais la poursuite du mieux.

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