{:fr}Le 9 juillet 1967, Dian revint de sa journée dans la forêt avec les gorilles et se trouva face à un problème encore plus compliqué. Un groupe de soldats et de porteurs l’attendaient dans le camp. Le directeur du parc des Virungas leur avait donné l’ordre de l’escorter après avoir déménagé de la montagne.

                                                                                                                                                                                                               Rumangabo, le 7 juillet 1967

Chère Mademoiselle Dian Fossey,

Ces derniers temps, la situation a empiré dans notre Congo. Je vous conseille de quitter la forêt aussitôt que possible. Vous pouvez venir rester ici ou à Goma en attendant de nouvelles instructions. Autrement, nous déclinons toute responsabilité sur ce qui peut vous arriver dans notre parc.

J’espère que vous considérerez mon conseil d’un oeil amical.

Cordialement vôtre Anicet MBURANUMWE

La lettre avait été écrite deux jours après que des mercenaires européens, au service du chef rebelle, Moïse Tschombé, eurent pris Kisangani et Bukavu, mettant ainsi toute la région est du Congo en état de siège. Parmi la population et les troupes du gouvernement, il existait déjà une tendance anti-blanc rampante. La frontière entre le Congo et l’Ouganda venait d’être fermée. Le trafic commercial aérien était interrompu, ainsi que les services postaux et téléphoniques. Les soldats commettaient des atrocités des deux côtés. Si on tenait compte de ces circonstances, le conseil du directeur, Mburanumwe, était justifié, mais Dian le prit comme une violation outrageante de sa liberté.

Comme son travail la maintenait dans l’isolement, elle savait peu de chose sur les événements de la région. Elle ne manifestait à l’égard de la politique de l’Afrique centrale aucun autre intérêt que celui qui concernait son propre besoin de stabilité. C’est la raison pour laquelle elle ne comprit pas la gravité de la crise congolaise pendant l’été 1967. Mais elle fut bien forcée de suivre le « conseil » du directeur et n’eut pas d’autre choix que de descendre de sa montagne.

Le 12 juillet, elle écrit aux Price : « Depuis trois jours, je suis une réfugiée ingrate et malheureuse. Je devrais être reconnaissante aux autorités du Parc de m’avoir arrachée aux mâchoires du viol, de la cruauté et du meurtre – c’est ce qu’ils disent – , mais je n’arrive pas à me faire à l’idée de rester au Congo jusqu’à la réouverture des frontières. Je ne peux pas comprendre ce qui se passe. Je -peux comprendre qu’il y a matatamkubwa – un gros désordre – à cause de Tschombé et des mercenaires, mais qu’il me faille quitter mon travail, la paix et la joie de ma prairie sur la montagne, ceci m’est incompréhensible. »

Lever le camp en si peu de temps ne fut pas une mince affaire. Je reconnais que j’ai beaucoup pleuré, surtout lorsque les nattes ont été arrachées aux murs de ma hutte, que ma tente a été ramassée et que tout le travail que j’avais fait pendant six mois a été défait. Je n’ai vraiment compris ce que ce lieu signifiait pour moi que lorsque j’ai dû le quitter, sans savoir si j’y reviendrais ou non.

 En descendant au village, je pensais être déjà blindée contre les émotions, mais des femmes et des enfants s’étaient réunis pour me dire kwaheri – au revoir et je me suis remise à pleurer, suscitant parmi eux les pleurs et la tristesse. Je suis sûre que tout cela ressemble à un mauvais film ;je n’étais pas très à l’aise en traversant le village, marchant vaillamment à la tête d’une file de porteurs en sueur, avec les montagnes majestueuses se dressant derrière moi, les yeux brouillés par les larmes et déclarant aux gens qui s’étaient réunis pour me saluer: « Je reviendrai ». En y repensant, je me dis que même un mauvais film ne supporterait une telle réplique !

 Le voyage de quarante-cinq minutes entre le village et l’administration du parc était un vrai cauchemar. Partout des soldats, des barrages et des barricades. A chaque arrêt, un homme en uniforme, bourré de bière et portant un fusil, faisait subir un interrogatoire au conducteur et me dévisageait avec insistance. Tout cela était stupide et inutile.

 Actuellement, je suis clouée dans l’énorme château construit par l’administration coloniale belge pour gérer le parc et je reçois les « dignitaires » en visite. Je pense que tous les gens du coin sont déjà venus ici au moins deux fois, traînant derrière eux leur famille et leurs enfants. Je pense avoir fait une erreur en invitant la première fournée de visiteurs à prendre le thé dans l’énorme salle de réception. Ils y sont restés pendant des heures, n’ayant rien d’intéressant à dire! J’ai fait une autre erreur en jouant au football avec les enfants ils se servaient de la vessie gonflée d’une vache sacrificielle — qui reviennent tout le temps ici.

J’ai choisi une petite chambre sur la façade du château, avec une vue merveilleuse suries Virungas. Mais ceci m’expose au regard des spectateurs qui font la queue devant la porte f De ma fenêtre, je vois aussi un des barrages militaires dressés sur la route ; le jour où il disparaîtra, j’irai au Traveler’s Rest pour voir ce qui se passe, poster mon courrier et en recevoir.

Dans son livre, Des gorilles dans la brume, Dian raconte avoir passé deux semaines extrêmement désagréables à la direction du parc, à Rumangabo. Pendant la première semaine, elle n’arrive pas à savoir pourquoi elle n’a pas le droit d’aller à Kisoro, en Ouganda. A travers des bribes de conversations, j’ai appris que la direction du parc était gardée afin d’assurer la sécurité d’un général qui viendrait en visite à Rumangabo, en provenance de la ville assiégée de Bukavu. Ce n’est qu’après une visite au camp militaire et après avoir lu un télégramme que j’ai compris que j’étais une suspecte pour le général. Constatant que chaque heure passée en captivité ne faisait qu’amoindrir mes chances de libération, j’ai décidé de m’évader.

La version des événements, donnée par Dian, a la coloration de ses dons d’écrivain. La visite au camp militaire de Goma avait en fait pour but de régler un problème bureaucratique concernant l’immatriculation de Lily, sa Land Rover. Tout son contact avec les redoutables militaires se réduisit à un après-midi passé à remplir des formulaires. Quant au « général », il semble probable que son ombre omniprésente ait été créée à des fins purement dramatiques et narratives.

Ce qui s’est réellement passé est consigné dans deux déclarations sous serment, faites par Dian, peu après les événements en question. -L’une d’elles était destinée à l’ambassade américaine au Rwanda et l’autre à Louis Leakey. Elles sont moins palpitantes que la version publiée, mais ce qui y est dit n’est pas moins poignant.

L’histoire commence le 1erjuin. Au cours d’un de ses voyages habituels à Kisoro, les douanes congolaises, à la frontière, notent que le permis de séjour de Lily, la Land Rover, expire dans une semaine. lis lui rappellent que si elle ne le renouvelle pas, ils encaisseront la caution de trois cents dollars, versée à son arrivée au Congo. Dian n’est pas d’accord, prétend qu’il y a une erreur sur le permis et qu’elle a encore un mois devant elle.

Les douaniers se montrent compréhensifs et acceptent qu’elle revienne un Mois plus tard, s’acquitte de sa dette et régularise la situation de la voiture. Mais lorsqu’elle revient le 1″ juillet, leur compréhension semble avoir disparu, et Dian fait face à un imbroglio bureaucratique qui risque de lui coûter quelques centaines de dollars d’amendes et de contraventions. Elle proteste haut et fort mais en vain et demande alors l’aide du directeur du parc, Anicet Mburanumwe, qu’elle conduit aux douanes centrales de Goma pour qu’il en réfère aux autorités supérieures. On lui conseille de soumettre le problème au douanier en chef de la frontière qui est en déplacement, mais devrait revenir vers le 10 juillet.

Elle revient au camp de Kabara, d’autres événements plus graves surviennent entre-temps, et le 9 juillet, elle est conduite, sous escorte, chez le directeur du parc.

Le 10 juillet, Dian obtient la permission des autorités du parc pour aller à la frontière et régler, une fois pour toutes, son problème de voiture. Mais il se passe une semaine avant que la situation militaire se stabilise et qu’elle puisse se déplacer. Elle part enfin, conduite par un gardien et accompagnée d’un secrétaire bilingue qui reçoit l’ordre de l’assister dans ses démêlés bureaucratiques.

A la frontière, l’officier de douane congolais semble ivre et de mauvaise humeur. Il pousse les papiers d’un geste de la main et ordonne à quelques soldats de confisquer Lily comme une voiture non enregistrée.

Dian est livide et sa réaction, consignée dans la déclaration sous serment destinée à Leakey, reflète son tempérament.

J’ai aussitôt sauté dans la voiture, pris la clé, l’ai mise dans ma poche et me suis installée devant le volant. Le secrétaire s’est fait tout petit et le conducteur a essayé de me protéger, mais il a été repoussé par les militaires qui sont arrivés au pas de course, bourrés de gin local.

Je voudrais que les choses soient claires : après la tentative d’un des soldats de m’arracher à la voiture, personne ne m’a touchée ni menacée de son fusil. Je connais une flopée d’injures internationales qu’ils semblaient comprendre. Mais l’heure suivante a été une espèce de cauchemar. Chaque soldat m’ordonnait de sortir en criant, hurlant, menaçant et le grand homme était celui qui criait le plus. Comme je refusais de sortir, il a ordonné à l’un des soldats de m’emmener en prison, ainsi que le chauffeur et le secrétaire. Ce dernier, plus pâle que moi, m’a conseillé de quitter la voiture. Mais le chauffeur était prêt à attaquer celui qui oserait me toucher et, de ma place, j’ai continué à injurier et menacer les militaires qui s’approchaient trop près de moi.

Cette scène prend fin lorsque l’officier de douane exhibe un document émanant de la capitale, Kinshasa, et donnant l’ordre aux militaires de se saisir de tous les véhicules en situation irrégulière. Dian est obligée de s’incliner devant une autorité aussi indiscutable. Par l’entremise de son chauffeur, elle demande à l’officier de douane s’il lui est possible de libérer la voiture en payant, en liquide, la somme de trois cents dollars.

 Cette proposition l’a immédiatement pacifié, jusqu’au moment où il a compris que je devais retourner à Kisoro et retraverser la frontière pour chercher l’argent. Alors, il s’est remis à crier et à écumer de rage, au point d’effrayer même les militaires. Il a fini par accepter, mais à condition de garder mon passeport et de me faire accompagner par un garde congolais. Je n’étais pas très contente de lui laisser mon passeport, mais je préférais cela à la perte de ma voiture. Je n’étais pas ravie non plus lorsque le militaire congolais s’est glissé sur le siège avant de la voiture et m’a ordonné de m’asseoir sur ses genoux. Le chauffeur lui a demandé de me laisser tranquille, j’en ai fait de même et nous sommes allés à Kisoro où j’ai raconté mes problèmes à M. Baumgartel.

Baumgartel était consterné. Il mesurait les risques d’une confrontation avec les militaires congolais dans les conditions actuelles de la loi martiale. Son hôtel était déjà plein d’Européens qui s’y étaient réfugiés, fuyant le chaos du Congo et racontant des atrocités. Il supplia Dian de rester à Kisoro en attendant que le calme revienne dans la province de Kivu ; mais Dian n’était pas plus prête à suivre son conseil que la première fois où elle était entrée au Congo, en compagnie d’Alan Root. Elle n’avait aucune intention d’interrompre son travail pour un incident aussi banal qu’une insurrection armée. Elle envoya un télégramme à Leakey, disant qu’elle était en sécurité à Kisoro et qu’elle avait besoin de trois cents dollars.

Pendant ce temps-là, Baumgartel avait appelé à l’aide un capitaine ougandais qui envoya promener le garde congolais en direction de la frontière. Comprenant qu’il ne pouvait influencer Dian, mais seulement la secourir, Baumgartel lui prête la somme nécessaire.

Le lendemain matin, Dian, le chauffeur et le très malheureux secrétaire bilingue retournèrent à la frontière, escortés par le capitaine ougandais. L’officier de douane reçut l’argent, lui rendit son passeport et sa voiture avec des papiers en règle. Après avoir remercié le capitaine ougandais, Dian retourna à la direction du parc, à Rumangabo.

Après son départ, l3aumgartel et ses clients remarquèrent, dans le ciel, un avion qui risquait de se faire descendre par l’artillerie, des deux côtés de la frontière. Il tourna autour du village et finit par atterrir sur un terrain vague près de l’hôtel. C’était un avion affrété par Leakey, dès la réception du télégramme de Dian, pour la ramener à Nairobi.

Dian était loin de vouloir quitter le Congo et plutôt décidée à revenir à Kabara. Elle fit remarquer au directeur du parc qu’il n’existait aucun ordre militaire lui interdisant de vivre là-haut. Tout en mesurant bien les risques, elle désirait tenter sa chance, dit-elle. Peut-être intimidé par ce ton péremptoire ou bien simplement las de l’entendre, le directeur accéda à sa demande.

Le jour suivant, elle alla à Kibumba, le village au pied de la montagne, déchargea ses bagages et trouva des porteurs. Puis elle repartit vers le parc pour ramener-un deuxième chargement et deux gardes. Elle en profita aussi pour écrire deux mots à Leakey :

« J’ai retrouvé les mêmes gardes qui m’avaient aidée à démonter la tente parce que je ne sais pas du tout comment la remonter. J’étais sur le point de partir quand le secrétaire d’Anicet est arrivé, tenant à la main un télégramme des militaires m’interdisant formellement de retourner à la montagne.

« Dr Leakey, cet ordre m’affecte encore plus que la première lettre d’Anicet, datée du 9 juillet I Vous ne pouvez pas imaginer ce que signifie ce retard à un moment crucial où j’étais en train d’apprivoiser les gorilles et les habituer à ma présence. Je sais que les gens du parc n’ont pas la moindre idée de ce que j’essaye de faire. Deux semaines perdues maintenant, au moment même où j’arrivais à les habituer, équivalent à deux mois gaspillés sans aucune raison. »

Le lendemain, accompagnée de nouveau par un officiel du parc, Dian alla au quartier général militaire de Goma pour faire appel de la décision. On lui signifia poliment qu’elle devait attendre deux à quatre mois avant de pouvoir remonter à Kabara.

Furieuse, elle revint au château où elle broya du noir tout en contemplant la vue du Karisimbi. Le « palace » lui faisait maintenant l’effet d’une prison. Jour après jour, le désordre, le nombre de soldats et les flots de bière de banane croissaient dans la région. Elle commença à être réveillée par des visiteurs invisibles qui frappaient à sa porte. Elle demanda et obtint une sentinelle armée.

Elle finit par comprendre qu’elle ne gagnait rien à rester là, à attendre. Le 26 juillet, elle rangea ses notes, prit une de ses poules et une grande partie de son équipement, les chargea sur Lily et prit la direction de la frontière.

En arrivant à Bunagana, on m’a dit que la frontière était fermée et que les clés avaient disparu. J’ai attendu pendant cinq heures, puis un prêtre accompagné d’un malade est arrivé du Congo et a obtenu la permission de le faire hospitaliser en Ouganda. Quand j’ai compris que l’homme de la frontière avait les clés, j’ai pu le soudoyer pour qu’il me fasse passer.

Les choses n’étaient pas aussi simples. Dian n’avait plus d’argent liquide et il lui fallut persuader les gardes de la laisser aller à Kisoro pour en chercher. L’histoire se répétait.

Lorsque Dian gara sa Land Rover devant l’entrée de l’hôtel, Walter Baumgartel la vit sortir de sa voiture en trébuchant et sur le point de s’effondrer. Pendant que les clients de l’hôtel l’entouraient, Baumgartel tomba sur un malheureux soldat congolais qui accompagnait Dian et avait pour ordre de la ramener à la frontière dès qu’elle aurait trouvé l’argent promis; C’est ainsi qu’il décrit la scène dans ses Mémoires, Parmi les gorilles de montagne :

« Je lui ai dit, Miss Fossey n’est pas votre prisonnière. Elle restera ici. Si elle veut partir, je l’attacherai à cet arbre que voici ! Mais j’ai promis de la ramener, proteste le garde. Ils me tueront si je ne le fais pas. Alors, il vaut mieux vous tuer ici, ai-je dit. Il a fini par partir. »

Le jour suivant, l’ambassadeur américain au Rwanda arriva à l’hôtel pour emmener Dian à son ambassade, à Kigali, capitale du Rwanda, avant de l’expédier à Nairobi où Leakey l’attendait avec impatience. Elle fut poliment interrogée par les fonctionnaires de l’ambassade qui lui demandèrent de préparer une déclaration sous serment, décrivant la manière dont elle avait été traitée par les Congolais.

—Avez-vous subi des dommages matériels ? lui demanda-t-on.

—Une partie de mon matériel de camp, une tente et… oh, oui… une de mes poules a été kidnappée.

—Miss Fossey, avez-vous été physiquement maltraitée ou malmenée?

—Eh bien, j’ai été injuriée en français et en congolais. Et un soldat a essayé de m’arracher à ma voiture, mais n’y a pas réussi. Non, on n’a pas abusé de moi.

Une rumeur largement répandue prétend que Dian avait été violée par les soldats congolais, sous-entendant par là un viol collectif. Mais son témoignage écrit de sa propre main, quelques jours après sa fuite, ne mentionne ni le viol, ni la tentative de viol, ni aucune autre forme d’agression. Dian, elle-même, a nié énergiquement toute cette histoire.

Mais les mythes — en particulier, ceux qui sont racistes et lubriques — ont la vie longue.

 

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