Arrivée des premiers voyageurs européens

Depuis 1500, date à laquelle la conquête de la côte orientale par les Portugais, conjuguée avec les premières invasions hamites, avait coupé court au développement des civilisations bantoues de l’Afrique orientale, celles-ci avaient vécu dans un isolement croissant.

En 1700, cet isolement avait été renforcé encore, lorsque les Portugais eurent été remplacés sur la côte par les Arabes de l’Imam de Mascate. Ceux-ci, sans apporter autre chose qu’une civilisation décadente, avaient étendu progressivement leur domination sur toute la côte, puis sur les principaux axes de pénétration. Au XIXe siècle, le fléau des razzias arabes sévissait depuis la côte de l’Océan jusqu’aux rives du Haut-Congo (Lualaba). Écrasant tout ce qui leur résistait, les trafiquants arabes emmenaient en esclavage, vers Tabora puis Zanzibar, hommes, femmes et enfants, enchaînés et succombant sous le poids des charges d’ivoire.

C’est dans la seconde moitié de ce siècle qu’eurent lieu les premiers contacts préliminaires avec les civilisations industrielles de l’Europe. A partir de 1858, plusieurs voyageurs européens vinrent reconnaître l’intérieur de l’Afrique subsaharienne, qui leur était restée jusqu’alors totalement inconnue. L’un des objectifs poursuivis par ces voyageurs était de localiser les sources du Nil, ce fleuve qui avait jadis donné naissance à la plus ancienne civilisation du monde méditerranéen, et dont les géographes européens ne connaissaient rien au-delà des dernières cataractes soudanaises.

Parmi ces voyageurs, plusieurs sont restés célèbres : Burton, Speke, Schweinfurt, Baker… ou encore le missionnaire protestant David Livingstone qui, parti du Zambèze, parvint en 1870 jusqu’au Lualaba. ET Stanley enfin, le plus célèbre de tous, qui, en 1874, entreprit la traversée complète du Continent à partir de Zanzibar, et qui rejoignit l’embouchure du Congo après deux de pérégrination.

Au cours de ce voyage, Stanley arriva en 1875 sur la rive du Nil-Kagera, frontière orientale du Rwanda, passa une nuit sur l’île du lac Ihema en territoire rwandais, et essuya le lendemain quelques volées de flèches empoisonnées qui l’empêchèrent de pénétrer dans le pays. Il n’insista pas et, après avoir été reconnaître l’Uganda, rejoignit le lac Tanganyika puis le Lualaba, descendant ensuite à travers mille dangers le cours immense du fleuve Congo. Ces premières reconnaissances de voyageurs européens en Afrique orientale et centrale devaient ouvrir la voie d’abord aux apôtres du Christianisme, et peu après aux entreprises commerciales de l’Empire Britannique et de l’Empire Allemand.

L’apparition du Christianisme

L’apostolat chrétien fit son apparition en Afrique orientale en 1863, date à laquelle furent fondées à Zanzibar les premières missions catholiques.

Les premiers envoyés ou missionnaires du Christ, les « Missi Dominici », pénétrèrent assez vite jusqu’au centre du Continent. En 1977, les Protestants arrivèrent au Nord du lac Victoria et y fondèrent une première mission.

En 1878, un Ordre (ou plus exactement un Institut) catholique, celui des Pères Blanc, reçut du Pape Léon XIII la mission particulière de faire connaître le Christ au cœur de l’Afrique. Cet Ordre avait été fondé dix ans plus tôt par le Cardinal Lavigerie pour œuvrer dans le Maghreb musulman. Il avait dans la suite étendu ses activités vers la Kabylie, le Sahara, puis l’Afrique occidentale. De sa première vocation arabe, il conservait le vêtement qui lui avait valu son appellation : une gandoura de laine ou de coton blanc.

En février 1879, une dizaine de religieux de cet Ordre arrivèrent dans la région des Grands Lacs. Ils y fondèrent leurs deux premières missions, l’une à Kasubi au Nord du lac Victoria, et l’autre à Udjidji sur la rive orientale du lac Tanganyika. Deux ans plus tard, ils fondèrent une troisième mission à Tabora, dans l’Unyanyembe.

Dès 1880, la présence catholique dans la région des Grands Lacs s’organisa en deux Provicariats, dits respectivement du Victoria-Nyanza (avec pour centre Kasubi) et du Tanganyika (avec pour centre Udjidji puis Karema). Ces premières implantations chrétiennes furent loin d’être faciles. Elles durent au contraire traverser de dures épreuves, en raison essentiellement de l’hostilité et des persécutions des trafiquants arabes qui faisaient alors la loi sur les principaux axes de pénétration de l’Afrique orientale.

Les missions catholiques installées à Tabora et Udjidji, c’està-dire dans les deux principaux centres du commerce arabe sur l’axe Zanzibar-Tanganyika, furent en raison de ces persécutions contraintes de se déplacer, la première vers Ushirombo, la seconde vers le Burundi au Nord du lac Tanganyika. Cette dernière fondation elle-même ne put se maintenir : en 1881, à l’instigation des Arabes, ses desservants furent massacrés par des habitants de l’endroit. Ainsi, en fin de compte, le siège du Provicariat du Tanganyika fut-il installé à Karema, au Sud du lac, hors de portée des établissements arabes. La même influence arabe joua, contre les implantations chrétiennes, auprès du monarque (Kabaka) du Buganda. En 1885, l’Évêque anglican James Hannington fut capturé par celui-ci, et massacré avec son escorte à coups de lance. L’année suivante, le Kabaka emprisonna, fit conduire au bûcher et brûler vifs en raison de leur foi chrétienne trente-deux jeunes gens, dont 1/3 de Protestants et 2/3 de Catholiques (ces premiers martyrs chrétiens de la région des Grands Lacs furent béatifiés en 1920 par le Pape Bénoît XV, et canonisés par le Papa Paul VI le 18 octobre 1964).

Malgré ces terribles épreuves, l’apostolat chrétien s’étendit progressivement. Les Pères Blancs, qui avaient reçu pour champd’activité la vaste région des Grands Lacs, vinrent bientôt plus nombreux et purent fonder de nouvelles missions. Leurs deux Provicariats du lac Victoria et du lac Tanganyika avaient été élevés, en 1883, au rang de Vicariats Apostoliques. Et en 1887, leur Vicariat du lac Victoria, dont les limites de rayonnement comprenaient théoriquement le Haut-Nil, l’actuel Uganda, le Rwanda, le Burundi, et tout le Sud du lac jusqu’au-delà de Tabora, fut amputé de ces deux dernières régions qui devinrent le Provicariat de l’Unyanyembe.

A partir de 1885, commença l’expansion des commerces allemand et britannique en Afrique orientale ; expansion parallèle, qui amena dès 1886 et 87 les Gouvernements allemand et britannique à tracer entre leurs «sphères d’expansion » respectives une délimitation, de manière à éviter tous conflits de rivalité entre leurs compagnies commerciales. Et lorsqu’après 1890, cette délimitation fut devenue une véritable frontière, le trop vaste Vicariat Apostolique du lac Victoria fut divisé et remplacé par trois Vicariats nouveaux : celui du Haut-Nil et celui de l’Uganda en sphère d’influence britannique; et celui de Mwanza en sphère d’influence allemande.

Ce dernier Vicariat reçut pour champ d’activité apostolique les régions de Mwanza (au Sud du lac Victoria), du Karagwe et du Rwanda. Il ne comportait au départ qu’un petit centre de rayonnement, situé à Kamoga près de Mwanza, et qui ne comptait que quelque 2 000 Chrétiens, du fait que toutes les œuvres religieuses et sociales de l’ancien Vicariat du lac Victoria s’étaient réalisées en Uganda. Les débuts du Vicariat de Mwanza furent, semble-t-il, assez difficiles; sans doute en raison du faible peuplement humain des régions proches de sa mission centrale. Ce n’est vraiment qu’en 1900, lorsque le Rwanda avec ses quelque deux millions d’habitants eût commencé à s’ouvrir à l’apostolat des Pères Blancs, que le nombre des Chrétiens du Vicariat commença à monter en flèche.

Cette année-là, Mgr Hirth, le Vicaire Apostolique de Mwanza entreprit de visiter le Mwami du Rwanda. Et comme la « sphère d’influence » allemande était entretemps passée sous le gouvernement direct et militaire de l’Empire, il s’adressa d’abord auCapitaine allemand Bethe qui assurait depuis peu le commandement des garnisons frontières de cette région. Cet Officier assura au Vicaire Apostolique son plus ferme soutien, et introduisit sa visite auprès du Mwami. Le 2 février 1900, Mgr Hirth fut reçu à Nyanza, en grande cérémonie et avec de grandes démonstrations d’amabilité, non par le Mwami, mais par son homme de paille ainsi que par le grand Chef Kabare, son oncle.

Le but du Vicaire Apostolique était d’obtenir du Mwami l’autorisation d’installer une première mission près de Nyanza, et de pouvoir ainsi christianiser le milieu des Chefs Tutsi. Ce milieu devait, dans son esprit, entraîner rapidement à sa suite la masse de la population, Hutu et Tutsi. L’entourage du Mwami pour sa part, peu désireux d’ébranler et de favoriser le remplacement des conceptions religieuses traditionnelles par le Christianisme, lui fit refuser toute installation à proximité de Nyanza. C’est ainsi que la première Paroisse chrétienne se fonda finalement à Save, c’est-à-dire à plus de 50 km au Sud de Nyanza, sur une colline de 200 ha, contre paiement d’un certain nombre de ballots de tissus.

L’établissement des compagnies commerciales européennes

Dix à vingt ans après que les premiers apôtres du Christianisme aient commencé à rayonner à travers l’Afrique orientale, les premières sociétés commerciales européennes firent leur apparition sur la côte. Cette apparition, dans les années 80, correspondait à une évolution soudaine de l’économie des pays de l’Europe occidentale, progressivement industrialisés, et dont les entreprises privées se répandaient simultanément vers l’Afrique, l’Asie et le Pacifique, à la recherche de matières premières pour leurs industries, et de débouchés nouveaux pour leurs productions industrielles.

Cette expansion avait été favorisée par un certain nombre de facteurs nouveaux : le remplacement de la marine à voile par la marine à vapeur, l’invention de la télégraphie et l’installation de câbles sous-marins, et surtout l’ouverture en 1869 du canal de Suez… Ces différents facteurs avaient eu pour effet majeur, en ce qui nous concerne, de raccourcir du tout au tout les distances et les délais de communication entre l’Europe et l’Océan Indien.

Avant l’ouverture du canal de Suez, le seul axe de pénétration s’offrant aux compagnies européennes en direction de l’Afrique équatoriale orientale était la vallée du Nil. L’Égypte elle-même, à l’époque province quelque peu autonome de l’Empire Ottoman, avait dès 1819 tenté d’étendre ses possessions vers le Sud, annexant le Sennaar et le Kordofan; plus tard, avec l’aide anglaise elle avait poussé jusqu’au Haut-Nil équatorial et au lac Albert. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, une âpre rivalité franco-britannique avait fait passer l’Égypte sous la prédominance française dans un premier temps, puis sous la prédominance définitive des Britanniques. Ceux-ci avaient d’abord, en 1874, réussi à racheter la moitié des actions de la société du canal de Suez ; ils avaient ensuite progressivement entouré le vice-roi d’Égypte de conseillers et de cadres britanniques; et en 1882 enfin, prétextant de désordres qui venaient de se produire au Caire, ils y avaient débarqué leurs troupes. Dès cette époque, la politique de l’Empire Britannique s’était axée sur l’Égypte, d’abord parce que ce pays était la clef du monde « au-delà de Suez », mais aussi parce que l’immense vallée du Nil lui apparaissait comme un ensemble économique et comme une voie de pénétration idéale vers les richesses de l’Afrique équatoriale. Cette vocation de voie de pénétration dut toutefois être mise en veilleuse dès 1881, année au cours de laquelle éclata sur le Haut-Nil soudanais une insurrection islamique « mahdiste », qui ne put être complètement pacifiée qu’une vingtaine d’années plus tard.

Entretemps, le courant commercial de l’Europe avait trouvé dans le canal de Suez sa meilleure voie de passage vers la côte orientale de l’Afrique et son hinterland. Compagnies britanniques et allemandes y furent rapidement en rivalité : tandis que les unes établissaient leurs premiers comptoirs à Mombasa, les secondes entreprirent de prospecter la côte du Zanguebar (Côte de l’actuelle Tanzanie, face à Zanzibar) à partir de Dar-es-Salaam.

En 1884, certains milieux d’affaires allemands fondèrent à Francfort/Main une « Société pour la colonisation allemande », qui envoya immédiatement sur la côte de l’Afrique orientale une mission dirigée par son vice-président, le Dr Karl Peters. En trois mois de temps, celui-ci signa au nom de sa Société une douzaine de « contrats de protection » avec les autorités locales des populations du Zanguebar et de l’intérieur. Par ces contrats, qui furent suivis de nombreux autres semblables, les dites autorités cédaient à la Société leur souveraineté, en échange d’une protection assurée, d’une certaine dotation, et d’une rente annuelle en bétail et en denrées commerciales…

Cette même année 1884, le Chancelier allemand Von Bismarck décida que «la protection et la surveillance de l’Empire devraient suivre les entreprises coloniales des marchands allemands ». Il s’était en effet rendu compte que l’Allemagne tirerait d’une telle politique de nombreux avantages : d’abord elle pourrait obtenir de les propres entreprises marchandes d’outre-mer les produits exotiques (café, thé, cacao, caoutchouc, etc.) qu’elle achetait jusque là à grands frais aux entreprises coloniales anglaises, hollandaises et françaises; et ensuite, l’amorce d’un grand commerce maritime permettrait aux industries florissantes du nouvel Empire Allemand (créé depuis 13 ans et en pleine expansion) de poursuivre leur développement.

Au cours de cette même année 1884, les efforts d’expansion des entreprises commerciales européennes donnèrent lieu, de l’autre côté du Continent africain, à un incident de dimension : fort de l’appui de l’Empire Britannique, le Portugal revendiqua comme relevant de sa souveraineté toute la côte atlantique de l’embouchure du fleuve Zaïre. Cette prétention, qui signifiait l’étranglement des commerces européens dans le bassin zaïrois et la ruine de l’Association Internationale du Roi Léopold II, fut immédiatement réduite à néant par la réaction conjuguée de Léopold II lui-même (qui transforma son Association en État indépendant et souverain)(A partir de ces années, le Zaïre fut désigné du nom de Congo. Il redeviendra le Zaïre en octobre 1971, par décision des autorités de Kinshasa) et de ses nombreux alliés d’occasion (principalement la France, l’Allemagne et les États-Unis). Le Chancelier Von Bismarck saisit l’occasion de ce conflit pour proposer aux États intéressés au commerce en Afrique centrale et orientale une conférence qui définirait le régime international de ce commerce. Cette conférence se tint à Berlin du 15 novembre 1884 au 26 février 1885, et donna lieu à la signature d’un Acte Général qui prévoyait à la fois la complète liberté du commerce de toutes les Nations, l’interdiction de tous monopoles ou privilèges commerciaux,la franchise de toutes taxes de transit,la franchise de tous droits d’entrée pendant 20 ans, la liberté de navigation de tous navires marchands sur les fleuves et les lacs… dans tout le bassin du Zaïre — ou plutôt du Congo — et tous les territoires de l’Afrique orientale situés entre les mêmes parallèles (c’est-à-dire entre le 5ème parallèle de latitude Nord et le cours du Zambèze au Sud).

Outre la création de cette zone commerciale franche, l’Acte de Berlin comportait des dispositions d’un caractère plus élevé : l’engagement de protéger et d’encourager les institutions religieuses et scientifiques, de respecter la neutralité de toute cette partie de l’Afrique en cas de guerre, et de combattre par tous les moyens l’esclavagisme arabe.

Vers une administration directe par l’Empire Allemand

Lorsque l’Acte de Berlin eût défini les principes du commerce international en Afrique équatoriale, la politique des Gouvernements européens à l’égard de leurs « sphères d’influence » dans cette région se précisa. Alors qu’ils s’étaient auparavant contentés de « protéger et de surveiller les entreprises coloniales » de leurs Compagnies, ils en arrivèrent à traiter celles-ci comme leurs mandataires, leur conférant par des chartes spéciales le pouvoir d’exercer en leurs lieu et place certains droits de souveraineté.

Le Gouvernement de Berlin, pour sa part, se décida à homologuer les «contrats de protection » dus à l’initiative de la Société pour la Colonisation Allemande (qui prit le nom de Société Allemande pour l’Afrique Orientale) et lui accorda, le 27 février 1885, une Charte impériale l’autorisant à exercer tous droits découlant des dits contrats en même temps que les pouvoirs de justice et de police, le tout sous l’autorité suprême de l’Empire.

De même, le Gouvernement de Londres accorda sa Charte impériale à la Société Britannique de l’Est-Africain qui, opérant comme sa consœur allemande, avait étendu son emprise parallèlement : de Mombasa à la rive Nord du lac Victoria. En accordant ces Chartes, les Gouvernements allemand et britannique signifièrent aux autres Nations qu’ils prenaient sous leur protectorat les régions occupées par leurs Compagnies respectives.

La signification ainsi faite par l’Allemagne concernant l’hinterland du Zanguébar souleva l’opposition très vive du Sultan de Zanzibar, suzerain des Arabes de la côte, et qui tenta de restaurer par les armes son autorité sur les régions qui s’étaient soustraites à sa suzeraineté. Une escadre allemande dut venir jeter l’ancre en rade de Zanzibar pour ramener le Sultan à une plus grande compréhension, et le conduire à signer avec l’Empire, le 20 décembre 1885, un « Traité d’amitié, de commerce et de navigation »… ce qui ne l’empêcha aucunement d’encourager en sous main l’insoumission des Arabes de la côte et de l’intérieur, pour lesquels d’ailleurs, les raisons de mécontentement ne manquaient pas : rigueur inflexible de l’administration allemande, interdiction des importations d’armes, abolition de l’esclavage, taxation des revenus, droits de la douane allemande…

Ce mécontentement arabe déboucha sur une grande révolte, qui obligea l’Empire Allemand et les autres États européens à organiser le blocus maritime de la côte. En 1888, la Société à Charte allemande, dont les plantations et les installations avaient été détruites une à une, dut se retrancher à Dar-es-Salaam et Bagamoyo. Le Gouvernement de Berlin décida alors d’intervenir. En février 1889, le Reichstag vota un crédit de 2 millions de DM, et toutes les forces militaires ainsi que le personnel de la Société à Charte furent placés sous le commandement unique du Capitaine Von Wissmann. Celui-ci, avec l’aide de l’escadre allemande, réussit rapidement à écraser les rebelles, et à capturer leur chef, qui fut pendu, haut et court.

Le Gouvernement impérial allemand tendit dès ce moment à reprendre lui-même les pouvoirs de sa Société à Charte en Afrique orientale. Il tint d’abord à éliminer toute possibilité de conflit concernant l’étendue de son emprise territoriale, et conclut le 1er juillet 1890 avec la Grande-Bretagne un Accord (faisant suite à des Accords analogues signés en 1886 et 87) départageant avec autant de précision que possible les « sphères d’influence » respectives. Par la même occasion, il reconnut le protectorat sur Zanzibar et Pemba aux Britanniques, tandis que ceux-ci s’engageaient à convaincre le Sultan arabe de lui céder contre indemnisation (4 millions de DM) ses possessions de la côte et de l’intérieur ainsi que l’île de Mafia.

Le Rwanda qui se trouvait en « sphère d’influence » allemande, se trouva directement concerné par deux dispositions particulières de l’Accord de 1890. La première de ces dispositions définissait la frontière germano-britannique à l’Ouest du lac Victoria, juxtaposant celle-ci au 1er parallèle de latitude Sud, « étant entendu que si la montagne Mfumbiro s’avérait être au Sud de ce parallèle, la frontière serait déviée » de façon à laisser cette montagne en Uganda britannique. La seconde disposition était la reconnaissance explicite par l’Allemagne d’une totale liberté de passage des marchandises, en exemption de toutes taxes de transit, entre et à travers les lacs Malawi, Tanganyika, Kivu et la frontière de l’Uganda britannique.

La Grande-Bretagne montrait ainsi, dès cette époque, son désir de se ménager un axe de communication Nord-Sud susceptible de relier ses entreprises en Afrique australe avec l’Uganda, le Soudan et l’Égypte sous prédominance britannique(Cette même préoccupation poussa la Grande-Bretagne à négocier avec le Congo en 1894 un Accord qui lui aurait assuré, en échange de certains territoires dans le Bahr-el-Gazal, le bail à perpétuité d’une bande de territoire congolais large de 25 km, le long des mêmes lacs, pour l’établissement d’une ligne télégraphique entre l’Afrique australe et Le Caire. L’Allemagne et la France firent échouer ce projet, car il eût porté atteinte au statut international du Congo).

La question territoriale étant ainsi réglée, le Gouvernement de Berlin conclut le 20 novembre 1890 avec sa Société à Charte une convention en vertu de laquelle celle-ci, en échange de certains privilèges, remettait entre ses mains les droits de souveraineté qui lui avaient été reconnus naguère. Dès ce moment, l’Allemagne, tout comme la Grande-Bretagne d’ailleurs, entreprit de structurer et d’organiser son pouvoir politique et son autorité administrative dans les territoires colonisés. Pour ce faire, un minimum de recettes fiscales apparut immédiatement indispensable; aussi procéda-t-on, le 22 juillet 1890, à Bruxelles, à la révision de l’Acte de Berlin en vertu duquel toutes perceptions douanières étaient interdites : ces perceptions furent dorénavant autorisées à concurrence d’un maximum de 10% de la valeur des marchandises au port de débarquement.

L’Afrique Orientale Allemande fut, dans le courant de la même année, prise en main par une administration militaire, et subdivisée en un certain nombre de Régions, d’abord fort vastes puis progressivement rétrécies et multipliées, au fur et à mesure qu’elles devinrent mieux connues et plus étroitement administrées.

Le Gouvernement allemand du Protectorat, installé à Dares-Salaam, envoya systématiquement à travers les immenses territoires compris dans ses frontières des expéditions de reconnaissance scientifique et militaire, conduites par les hommes dont les noms sont restés : Schnitzer, surnommé Emin Pacha, Stuhlmann, Baumann, et d’autres… Au début de 1894, l’une de ces expéditions, conduite par le Lieutenant Von Goetzen (plus tard Gouverneur du Protectorat) mit le cap sur le Rwanda.

Composée de 620 personnes, dont une compagnie d’Askaris bien armés, cette expédition traversa le Nil-Kagera à Rusumo, venant de Mwanza, le 2 mai 1894. Progressant par Rukira, puis Rwamagana et Kigali, elle arriva bientôt à Kageyo où se trouvait alors le Mwami Rwabugiri. Celui-ci, auprès duquel les Allemands s’étaient fait annoncer, avait été irrité et secoué par cette première intrusion européenne. Lui, dont la dynastie avait, selon l’adage populaire, « mangé la terre du Rwanda », redouta de voir les Allemands faire de même à leur tour.

Mais quelles qu’aient été ses appréhensions, la force du corps expéditionnaire l’incita à accepter une rencontre. Il en profita, après un échange d’aménités et de présents, pour sonder l’Officier allemand sur les buts de son voyage. Von Goetzen qui ne pouvait découvrir ex abrupto les intentions de son Gouvernement déclara qu’il était venu reconnaître la région et notamment les phénomènes volcaniques des Birunga. Mais dans le même temps, en réponse aux jeux et danses organisés en son honneur, il fit exécuter par ses Askaris quelques exercices à l’allemande, et leur fit tirer quelques salves du plus bel effet, incitant ainsi son hôte à la réflexion et à la prudence.

L’expédition allemande poursuivit ensuite sa route vers le Nord du lac Kivu (A Gisenyi où ils avaient établi un campement, les Allemands durent repousser l’attaque de nuit d’une troupe de guerriers Tutsi; dix d’entre ceux-ci (4 morts et 6 blessés) restèrent sur le terrain) et quitta le sol rwandais pour atteindre le fleuve Congo, dont elle devait descendre le cours. Elle parvint à Matadi quelque cinq mois plus tard.

La terrible succession de Rwabugiri

L’année-même où il avait reçu la visite du premier corps expéditionnaire allemand envoyé de Dar-es-Salaam, le Mwami Rwabugiri, sentant ses forces décliner, se résolut à désigner, secrètement comme c’était l’usage, son successeur à trois membres du Conseil des rites royaux (Abiru).

Son choix s’était porté sur l’un de ses fils nommé Rutalindwa, âgé de 24 ans. Celui-ci étant orphelin de mère, Rwabugiri désigna parmi ses femmes celle qui remplirait auprès de lui le rôle de reine-mère : l’élue fut Kanjogera, issue du clan des Bega et qui, pour le malheur de l’héritier désigné, avait un fils également successible.

L’année suivante, en 1895, le Mwami entreprit une campagne en territoire congolais par-delà le lac Kivu. Un mal soudain l’y terrassa : il mourut dans la pirogue qui le ramenait à travers le lac vers la terre du Rwanda. Selon certains, il aurait été empoisonné par le grand Chef Kabare(L’on dit qu’un jour, certain devin ayant chanté que Kabare engendrerait un roi, Rwabugiri aurait tout bonnement fait châtrer celui-ci), frère de la future reine-mère.

Le successeur désigné, Rutalindwa, prit le pouvoir sans incidents. Sur ces entrefaites, un important détachement de tirailleurs de l’État indépendant du Congo, à la poursuite de soldats mutinés, franchit la Rusizi et installa son campement à Shangi, en territoire rwandais. Le nouveau Mwami envoya aussitôt contre eux une forte compagnie guerrière; mais celle-ci, malgré trois assauts successifs, fut rejetée par les salves congolaises. Peu de temps après, Shangi fut évacuée, un officier allemand étant venu de Bujumbura signifier au chef du détachement congolais qu’il se trouvait au-delà de sa frontière.

Cet épisode sans grande importance n’avait pas moins été une défaite sanglante pour les guerriers de Rutalindwa. Cette défaite fut exploitée contre lui par ses rivaux. C’est-à-dire essentiellement par la reine-mère Kanjogera et ses deux frères, Kabare et Ruhinankiko, qui avaient décidé de le renverser et de mettre à sa place le propre fils de Kanjogera.

Ce trio ambitieux et sans scrupules, qui avait réussi à tromper Rutalindwa sur ses intentions, parvint, d’autre part, à éliminer un à un les trois Abiru témoins des dernières volontés de Rwabugiri. Le pouvoir du jeune Mwami ayant été ainsi miné, l’intrigue menée contre lui aboutit un beau jour de la fin de novembre 1896:une dispute ayant éclaté entre enfants et serviteurs aux abords de l’habitation royale dégénéra brusquement en bataille rangée. Rutalindwa, bientôt dominé par ses assaillants, mit le feu au chaume de son habitation et s’y laissa brûler avec sa famille et ses fidèles, après s’être donné la mort.

Le jeune Musinga, fils de Kanjogera, fut aussitôt proclamé Mwami. Et ce nouveau règne se développa comme il avait commencé : des vengeances et des exécutions d’une cruauté impitoyable ensanglantèrent le pays. Les membres du clan des Banyiginya les plus proches de Rwabugiri (lignage des Bahindiro) furent presque tous exterminés. Et ce n’est que vers 1908 que les Allemands, ayant acquis un certain contrôle sur l’entourage du Mwami Tutsi, mirent un frein aux exécutions arbitraires.