{:fr}Le Peuple. Les Races. La Société

  1. — Le Sentiment De La Nationalité.

Un des phénomènes les plus surprenants de géographie humaine que présente le Ruanda, c’est assurément le contraste entre la pluralité des races et le sentiment de l’unité nationale. Les indigènes de ce pays ont bien le sentiment de ne former qu’un peuple, celui des Banyarwanda, qui a donné son nom au territoire. Ce sentiment prend la forme qu’il revêt normalement chez les sédentaires, d’attachement au sol, non pas seulement au foyer, à la commune, à la province, mais au terroir entier obéissant au même prince. S’il passe et repasse la frontière, le Rouandien (rwandais ndlr) éprouve tristesse ou joie, comme quiconque, lorsqu’il sort de chez lui et qu’il y rentre. Au reste, comme dans tous les pays monarchiques, le patriotisme se concrétise dans l’attachement à la dynastie régnante et à son moderne représentant. « Moi, je me fais tuer pour mon mwami, » clame entre autres vantardises le danseur des fêtes populaires. Ce sentiment se traduit dans l’idée que l’on se fait de la divinité. Imana est un Dieu national – Imana y’i Rwanda. Il est vrai qu’on l’honore en Urundi ; mais, s’il passe là sa journée, il rentre le soir au Ruanda, où il a son quartier franc. La fierté patriotique s’exalte jusqu’au chauvinisme.  « Les Banyarwanda, écrit le P. Pagès, étaient persuadés avant la pénétration européenne que leur pays était le centre du monde, que c’était le royaume le plus grand, le plus puissant et le plus civilisé de toute la terre. Ainsi trouvaient-ils naturel que les deux cornes du croissant lunaire fussent tournées du côté du Ruanda, comme pour le protéger»

Le sentiment national ne se fonde pas uniquement sur le loyalisme dynastique, mais encore sur des éléments qui lui sont antérieurs : l’unité linguistique, qui, presque absolue d’un bout à l’autre du territoire, conditionne la facilité de relations entre toutes gens ; l’unité d’institutions, de coutumes et d’usages dans la vie privée, la vie sociale et la vie publique, entre concitoyens de race et condition différentes, l’unité religieuse enfin. Il est peu de peuples en Europe chez qui se trouvent réunis ces trois facteurs de cohésion nationale : une langue, Une foi, une loi.

A vrai dire ce phénomène n’est pas unique dans l’Afrique des Grands Lacs, et l’on rencontre des spécimens à peu près identiques d’unité nationale en Urundi et dans l’Uganda. Mais ce sont là trois exceptions. Partout ailleurs sur un rayon très étendu les sociétés nègres ne se présentent que sous les traits de chefferies, de principautés lilliputiennes, d’états cantons, à l’instar des nomes primitifs de l’Egypte et des dêmes de la Grèce antique. C’est une poussière de tribus ou de cités groupant quelques milliers de congénères, non des organismes politiques engloipant plusieurs millions de nationaux.

Pour saisir la singularité et la portée de ce phénomène au Ruanda où il est le plus typique, il convient d’abord d’analyser les composantes de cette unité, races, professions, conditions, classes, de voir ensuite le lien qui les groupe en faisceau et les fait converger vers une même fin.

Actuellement la population du Ruanda résulte d’une compénétration et d’un amalgame de trois groupes ethniques, qui constituent à peu près trois classes sociales : une classe peu nombreuse, tenue pour vile et très, basse, les batwa, une classe de cultivateurs, formant le gros du peuple, la plèbe proprement dite, les bahutu ; une élite sociale, possédant richesse, prestige, pouvoir, les batutsi. Cet édifice social n’est pas primitif. Il représente trois sédiments de populations, dont la superposition s’est échelonnée, semble-t-il, à longs intervalles au cours des âges.

A quelle époque peut bien remonter l’apparition de la plus ancienne de ces races ? En l’absence de tout texte documentaire et même de légendes, l’archéologie préhistorique est seule en mesure de fournir quelques éléments de solution à ce problème.

  1. Les Populations Autochtones Préhistoriques.

La préhistoire, on ne saurait s’en étonner, n’est encore ici qu’à ses débuts, mais déjà elle autorise quelques conclusions provisoires. Des trouvailles relativement multipliées au cours du dernier demi siècle dans l’Afrique australe et centrale, induisent les spécialistes, à faire remonter le peuplement de ce continent à une antiquité aussi reculée que celui de l’Europe,  et l’on sait que cette antiquité se chiffre par des dizaines de millénaires. La tendance prévaut aujourd’hui parmi eux à situer le berceau de l’humanité en quelque île de l’Australasie, au point de jonction entre l’Ancien Monde et l’Océanie entre le Pacifique et l’océan Indien, d’où les essaims d’émigrants auraient gagné simultanément par eau et par terre, les uns l’Eurasie, les autres l’Afrique.

Le Ruanda-Urundi fait déjà bonne figure au catalogue des découvertes préhistoriques du continent noir. Encore qu’aucun fossile humain n’y ait été signalé, la présence de l’homme à l’âge de la pierre y est décelée par son outillage au centre et à la périphérie

A Kabgayi, à fleur de marais, le géologue chanoine Salée receuillait en 1922 une hache biface amygdaloide en quartzite du type campignyen. Des rencontres aussi fortuites se produisirent à Rwaza et à Nyundo lors des constructions religieuses. A Mugéra en Urundi c’est tout un atelier de style mésolithique, couteaux, grattoirs, haches, pointes de flèches, avec ébauches, débris de taille, traces de foyer, reposant sur un palier latéritique, ancien sol, sous une couche argileuse épaisse d’un mètre environ, que l’on a mis au jour lors du creusement des fondations du petit séminaire en 1926.

L’exploration méthodique a été inaugurée naguère dans le bassin de la Rusizi par Mme et M. Boutakoff. Huit gisements ont été étudiés, tous situés dans cette pointe avancée du Kinyaga dont Mibirizi est le centre. Les pierres taillées, la plupart microlithiques, en quartz, cristal de roche, quartzite, chalcédoine, de facture moustérienne, ont rapport à la chasse et à la préparation des peaux. A l’abri sous roche relativement spacieux de Ruhimandyalya, -creusé au flanc d’une falaise de quartzite dans la vallée de Nyamabuyé, affluent de la Dondwé, au niveau supérieur d’une couche de remplissage épaisse par endroits de deux mètres, fertile de haut en bas, on trouve en abondance, mêlés à des cendres de foyer et à des ossements subfossiles, des tessons de céramique, variés de galbe et riches de décorations. « La forme la plus commune des vases, expose Mme Boutikoff, est une grande jarre à panse renflée et à fond arrondi, sans mamelons de préhension, mais munie en revanche à cet effet sans doute d’un fort bourrelet sur le rebord, portant des cannelures plus ou moins profondes. » Les motifs de décoration, outre les lignes droites ou ondulées, les incisions diverses et impressions d’ongle, les imitations de vannerie, sont les cercles concentriques et les spirales, les chevrons et « branches de pin ». Ce dernier sujet, qui rappelle l’arête de poisson, la feuille de fougère, la palmette, est celui que l’on relève sur la tranche d’une demi-douzaine de briques bien cuites, mises à jour à un mètre de profondeur à la mission de Kansi en 1928. Enfin, la pioche du cultivateur et le pic du terrassier ramènent fréquemment à la surface des outils en fer, massues, haches, fers de houe, enfouis parfois profondément dans le sol, du même type que ceux d’aujourd’hui, mais de plus grande dimension, des meules à broyer le grain, de la céramique, dont les indigènes attribuent communément l’origine à une population disparue des Barengé.

En comparant l’état de l’industrie au Ruanda à l’heure présente avec celui que révèlent les fouilles préhistoriques, on arrive aux constatations suivantes. Si le chasseur actuel a dépassé le stade de l’outillage lithique, à supposer qu’il l’ait jamais traversé, s’il n’utilise aujourd’hui que des armes et des instruments de fer, en revanche le céramiste, son congénère, n’a pas d’autre technique et un autre style pour ses jarres que son prédécesseur. Les outils en fer ouvré, n’ont pas davantage évolué dans leurs formes. Enfin, en ce qui concerne les matériaux de construction, il y a régression manifeste, la brique n’étant plus nulle part employée.

La conclusion que l’on pourrait tirer de ces faits, en les éclairant des données de l’anthropologie et de l’ethnographie actuelles, c’est que, si les incultes batwa ne sont pas les tout premiers aborigènes, s’ils représentent une immigration à l’âge du fer, ils se seront fondus et amalgamés avec des devanciers, chasseurs comme eux et céramistes ils auront perpétué leur technique de jarres, leur art décoratif, non leur métier de briquetiers. Les sédentaires cultivateurs, dont briques, pots, vanneries, pioches attestent l’antique présence, auront cédé le pas devant eux, ou bien auront été absorbés et ramenés en arrière, en sorte que les bahutu, survenant longtemps après, n’auront plus trouvé trace de leur culture et n’auront pas pu, profiter de leurs acquisitions. Ainsi, au Ruanda comme ailleurs, faudrait-il reconnaître que les races humaines ne sont pas pures et résultent de mélanges ethniques, et, d’autre part, que le progrès industriel ne suit pas une courbe ascendante continue.

  1. — Les Batwa, Premiers Occupants Historiques.

Les autochtones historiques au Ruanda portent le nom de batwa. C’est aussi le nom qu’on leur, donne en Urundi et dans les pays environnants. Ils sont partout dans le même état de dispersion, de fractionnement, de barbarie, donnant l’impression de refoulés, de proscrits, de résidus de populations primitives en voie de disparition. Ce sont, aux yeux des nouveaux venus, des sauvages, des arriérés, avec lesquels on ne lie point commerce, on ne boit pas au chalumeau, auxquels on ne refuse pas un verre d’eau à condition de briser le gobelet qui leur a servi. Ce sont les cultivateurs bahutu qui les traitent de la sorte : les ilotes se vengent de cet ostracisme en faisant de la maraude à leurs dépens. 0n dirait deux races qui se sont heurtées à l’origine et qui reste depuis lors en bisbille et inimitié perpétuelles. Au reste, les batwa font partie de la nation, ils acquittent les redevances coutumières, servent les princes, les suivent à la guerre, s’attachent au chef qui les emploie, au mwarni surtout. Langue, institutions, religion leur sont communes avec leurs concitoyens. Leur nombre global ne paraît pas s’élever au-dessus de cinq ou six mille.

Quoique d’un même type physique et de mêmes moeurs, ils se partagent en deux catégories par leur profession, les uns étant sylvicoles et à demi nomades, les autres sédentaires et potiers.

  1. — Les Batwa Sylvicoles.

Ceux-ci sont les réfractaires, fidèles à la vie ancestrale, se ségrégeant du reste de la population, vivant par petits groupes à l’orée de la forêt vierge sur les Hauts-Monts au nord et à l’ouest. On les appelle les Myrmidons-Impunyu.

Avec l’aide de leurs chiens bien dressés, leurs seuls animaux domestiques, ils se livrent à la grande chasse, celle des pachydermes, des fauves, des buffles, des singes anthropomorphes, chasse périlleuse, exigeant une adresse, une audace, une endurance peu communes ; aussi leur robustesse, comme leur longévité, est passée en proverbe. De leurs campagnes cynégétiques au coeur de la forêt, d’une durée parfois de huit à dix jours, ils rapportent des pointes d’ivoire, des fourrures de félins et de colobes, objets de luxe, achetés par les grands du royaume. Ils n’excluent pas la petite chasse, s’attaquant aux antilopes, aux rongeurs, à la loutre, à la civette et autres animaux à fourrures. Ces trappeurs se nourrissent volontiers de la viande de leur gibier, affranchis qu’ils sont des préjugés ambiants à ce sujet, ce qui accroit le dégoût qu’ils inspirent. Ce sont d’ailleurs des phénomènes de voracité.

Ils pêchent aussi dans les lacs et les fleuves, tandis que femmes et enfants vont à la cueillette dans la forêt et les prés. Mais ce sont là des ressources capricieuses et aléatoires. Encore qu’elles leur permettent, quand elles sont abondantes, de se procurer armes en fer, vêtements, légumes et céréales, tabac, boissons fermentées, ils se voient contraints de pratiquer autour de leurs établissements primitifs quelques rares cultures vivrières, dont ils abandonnent le soin aux femmes. Ainsi passent-ils peu à peu, quoiqu’ils en aient, à la vie sédentaire et champêtre.

Pour incultes qu’on les tienne et qu’ils soient, ces enfants de la forêt mènent une vie de famille relativement pure et honnête, observent la loi naturelle et les vertus domestiques, pratiquent leur religion, obéissent à leurs chefs nationaux, et à l’échelon supérieur au gouverneur mututsi que leur dépêche le mwami, fournissent un tribut en ivoire et en fourrures, rejoignent l’ost royal en cas de guerre, bref se comportent en sujets loyaux, dévoués même à l’occasion. Mais ils se mettent d’eux-mêmes en quarantaine et gardent jalousement leur indépendance, comme nos Bohémiens et les gitanes d’Europe.

  1. – Les Batwa Céramistes De Village.

Les batwa de l’autre catégorie n’ont pas suivi leurs contribules dans la forêt et sur les fleuves, ou ils s’en sont séparés pour venir habiter à la lisière des villages agricoles. Répugnant à la culture, ils se réfugiant dans le métier de potier. Dans la forêt leurs frères fabriquent des arcs et des flèches en bambou, des engins de pêche, ici ils modèlent dans la glaise des vases de toute forme et de toute capacité, des pipes, voire des statuettes pour amateurs. Ces poteries, parfois réellement artistiques, sont peu résistantes parce qu’insuffisamment cuites ; mais, indispensables aux ménages, ils s’en attribuent quasiment le monopole, les fabriquant à des prix qui défient toute concurrence.

C’est parmi ces gens, installés sommairement, quoique plus stablement que nos romanichels de roulotte, étameurs et vanniers, auxquels ils s’assimilent, que les hauts batutsi, les grands chefs, le mwami surtout, recrutent leurs hommes à tout faire : porteurs de litière, rabatteurs de gibier et piqueurs, musiciens et danseurs, bouffons, soldats et bourreaux. Le mutwa sert celui qui le fait vivre. C’est pourquoi il préfère ouvertement le riche au pauvre, le mututsi au muhutu, et à tous le mwami. Fruste et cynique, il rompt en visière avec la bienséance, vitupère à l’occasion le maître chiche et regardant, fût-il souverain, et le plante là sans vergogne s’il tombe subitement dans l’infortune. C’est un genre qu’on lui passe comme à un fou de château et à un faquin.

Au demeurant ces ilotes méprisés sont de tous les régnicoles ceux qui ont le sens esthétique le plus aiguisé. Ils sont particulièrement doués pour la musique et la chorégraphie ; tels les tziganes de Hongrie et de Roumanie. La troupe renommée des danseurs du mwami se recrute parmi eux ; c’est chez eux que parfois les grands chefs choisissent leur maître de danse pour l’instruction de leurs pages – intore.

 

Les batwa ne sont donc pas au Ruanda les équivalents des parias « intouchables » de l’Inde. Ce ne sont pas des « hors caste », tout au plus pourrait-on les appeler des citoyens de seconde zone. Dédaignés des bahutu, les grands apprécient leurs services. Rwidégembya couvrit de sa protection le bandit Basébya, qu’on appelait le « mwami des batwa », et c’est grâce à lui que ce forban put échapper à la police de Musinga seuls les européens après de longues années purent s’emparer de sa personne. Il arrive qu’un mutwa accède à des charges publiques et soit même anobli. Le mwami entend par là reconnaître des services exceptionnels et peut-être aussi, à la façon de tous les monarques absolus, mater la superbe des grands en leur infligeant la compagnie d’un pair élu dans leur valetaille. C’est ainsi qu’un siècle en ça, Gahindiro donna en mariage sa fille Mulangamirwa au mutwa Buskéti (Busyete ndlr), le faisant ainsi entrer de plain-pied dans la société la plus aristocratique. A Gahogo près Kabgayi, le clan Abadiga, dont  certains membres tranchent du mututsi et d’autres passent pour de simples bahutu, est issu d’un mutwa anobli. Ainsi, d’une manière ou d’une autre, les batwa sont poussés dans la voie de l’assimilation. Le métissage reste néanmoins chez eux exceptionnel, et ils subissent fort peu l’attrait de la civilisation et du christianisme.

6.— Le Type Anthropologique Des Batwa.

Les batwa sont rangés par les anthropologistes et les ethnographes parmi les négrilles, qui avec les négritos de l’Indonésie et de l’Asie forment la grande famille des pygmées. Du négrille ils ont certains caractères somatologiques : tête courte, nez plat et écrasé, lèvres épaisses et proéminentes, bouché largement fendue, épaules carrées, membres mal proportionnés au tronc, poitrine velue, aspect général disgracieux et vulgaire, et certains caractères économiques, répugnance pour la culture et l’élevage, goût pour la vie des bois, simplicité extrême de l’installation et du mode d’existence. Ils en diffèrent toutefois par leur passage graduel à la vie sédentaire, artisanale, voire agricole, et surtout par la taille. Tandis que le négrille Bambuti dans l’Ituri ne mesure qu’un mètre quarante en moyenne, le mutwa atteint, en moyenne, 1,59 m. et par là se tient tout près du muhutu. Le terme de pygmée ou nain ne lui convient donc pas. Il faut parler de lui comme d’un pygmoïde, s’apparentant aux Boschimans et aux Hottentots de l’Afrique Australe, ces derniers pratiquant l’élevage.

Le mutwa est comme eux un sang-mêlé. Dès là que les croisements avec les envahisseurs bahutu et batutsi sont des plus improbables, pour les raisons déjà indiquées, il reste que les négrilles aient trouvé dans le pays une population, autochtone de plus haute taille, avec laquelle ils se seront alliés, suivant ce que suggère la préhistoire, cette population primitive elle aussi ayant été partiellement justiciable du régime économique dans lequel l’homme se contente d’exploiter les richesses naturelles sans chercher à les accroître par son travail.

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