Avant l’arrivée des Pères Blancs, les Rwandais pratiquaient des médications réellement efficaces: kurumika– appliquer des ventouses scarifiées, kwotsa – faire des pointes de feu, kunga– faire la réduction des articulations luxées ou de fractures, etc. Ils usaient aussi de l’asepsie avec le procédé du beurre fondu qui consistait à porter un morceau de métal à l’incandescence, à y déposer du beurre qui, tout bouillant, tombait dans la plaie encore saignante. Cependant, s’ils réussissaient à combattre certaines maladies, d’autres, nombreuses et très dangereuses, leur résistaient. Nous Pouvons citer à titre d’exemple: le paludisme, la tuberculose, les maux des yeux, spécialement le trachome et les plaies horribles qui, dit-on, détruisaient la chair et par endroits, mettaient le squelette à nu. Mais faute de tradition écrite sur ces différents maux, nous ne pouvons pas savoir le nombre de personnes qui souffraient de telle ou telle autre maladie.

A peine installés dans chacune de leurs premières Missions, les Pères Blancs soignaient des habitants des environs du poste qui osaient se présenter à eux. La première maladie à être traitée fut la plaie, non pas parce qu’elle faisait plus de mal au peuple, mais, nous semble-t-il, parce qu’elle était vite vue par les prêtres. Les remèdes et les méthodes antiseptiques employés par les missionnaires se révélèrent vite beaucoup plus efficaces que les amulettes et les traitements médicaux des Rwandais.

Constatant la supériorité des médicaments des Pères Blancs, les malades, toujours reçus et gratuitement soignés, ne tardèrent pas à affluer à la Mission: onen comptait parfois jusqu’à 500 dans une matinée. Le Père chargé des soins médicaux n’arrivait pas à soigner tout le monde; ses forces avaient une limite.

Pour les cinq premières années de la Mission de Save, nous avons pu dénombrer, grâce au diaire de cette station dans lequel il manque cependant des données de la période allant du 1erjuin 1902 jusqu’au 29 juin 1903, 13,400 malades soignés par les missionnaires. Ils sont répartis comme suit:

 

Du 8 février 1900 au 31 mai 1900: 800 malades   soignés

Du 1 juin 1900 au 31 mai 1901 : 3,100 malades soignés

Du 1 juin 1901 au 31 mai 1902 4,500 malades soignés

Du 1 juin 1902 au 29 juin 1903    –

Du 30 juin 1903 au 30 juin 1904 : 5,000 malades soignés

Total : 13,400 malades soignés

Moyenne annuelle 2,680 malades soignés

Bien que cette dernière donnée (la moyenne annuelle) soit un peu faussée par l’absence des chiffres de la quatrième année et qu’elle ne reflète donc pas la vérité numérique, elle ne nous révèle pas moins cependant la réalité des efforts déployés par les Pères Blancs dans le domaine de la santé à la Mission de Save. Si nous considérions hypothétiquement que la moyenne annuelle de 2,680 malades soignés a été partout atteinte, nous aurions à Zaza: 2,680 x 4: 10,720 malades soignés, àNyundo: 2,680 x 4: 10,720 malades soignés, à Rwaza: 2,680 x 2: 5,360 malades soignés et autant de malades soignés dans la Mission de Mibilizi. Ce qui donnerait, pour tous les cinq premiers postes de Mission et dans seulement cinq années, 45,560 malades soignés par les Pères Blancs. Ces chiffres hypothétiques ont cet avantage de nous faire voir comment se répandait l’influence des missionnaires parmi les Rwandais. En effet, même si tous ceux qui étaient soignés, guéris ne s’attachaient pas à la Mission pour devenir catéchumènes, tous gardaient toutefois une certaine attitude de reconnaissance envers les Pères Blancs: ils ne pouvaient pas les assaillir. Au contraire, ils pouvaient les prévenir des attaques éventuelles projetées par leurs voisins.

Cette position se comprend encore facilement chez ce peuple où la loi du talion en vigueur était contrebalancée par le principe de “rendre du bien à ceux qui nous l’ont rendu les premiers”. Cela était important pour ces missionnaires en butte à une opposition des autorités et de la majorité du peuple car, plus le nombre de soignés augmentait, plus le peuple leur faisait confiance. Les soins prodigués s’avéraient donc efficaces pour vaincre progressivement la résistance à la Religion chrétienne comme cela avait déjà été le cas au Sahara où la réputation des Pères Blancs a été plus ou moins assise grâce aux soins aux malades: “Viens chez moi, disait un caïd du Sud de Metlili, soigné et guéri par les Pères Blancs du poste, tu choisiras l’endroit qui te conviendra le mieux, je t’y ferai bâtir une maison et tu resteras toujours au milieu de nous.

Partout en Afrique où les missionnaires sont passés, ceux qui ont personnellement fait l’expérience de leurs soins médicaux en ont parlé à leurs amis, leurs parents et leurs compatriotes en général et les ont souvent exhortés et convaincus d’aller vérifier eux-mêmes. C’est ainsi que le nombre de soignés augmentait sans cesse et qu’avec lui l’attitude des populations devenait de plus en plus favorable envers les Pères Blancs, appelés leurs bienfaiteurs. Parallèlement, ceux-ci voyaient croître le nombre d’adeptes à leur religion. Les deux mouvements n’avaient pas un même élan, mais le premier influençait le second et déterminait son rythme progressif, lent fût-il.

Le même phénomène se produisit au Rwanda mais avec quelques différences et quelques particularités dues surtout à la structure religieuse, sociale et économique en vigueur dans le pays. Nous nous attendrions à ce que, normalement, ceux qui se faisaient soigner et guérir dépassassent la simple attitude de reconnaissance envers les prêtres catholiques pour entrer plus en contact avec eux en devenant leurs catéchumènes et plus tard leurs chrétiens. Nous sommes frappé de constater une position plus ou moins contraire. Pour les Rwandais, se mettre du côté des missionnaires signifiait être réfractaire aux traditions du pays, à la Religion, à l’autorité et à la loi. Plus est, selon l’opinion populaire, l’attachement à la Mission constituait un risque grave pour la prospérité de la famille et de la région. Aux yeux de tous, adhérer à la Religion chrétienne relevait du domaine de la pathologie et l’on disait des premiers chrétiens qu’ils étaient des ibiroge (au singulier ikiroge) – “ceux qui ont bu du poison” et qu’ils étaient aussi des ibigome (au singulier ikigome) – “rebelles”. Seulement, dans le cas d’une extrême nécessité, se faire soigner chez les Pères Blancs pouvait être toléré et passer sans susciter des remous chez les voisins à la seule condition de ne pas fréquenter la Mission une fois guéri. Autrement, on risquait d’être ikiroge et ikigome.

Tous ces surnoms très chargés de signification avaient des conséquences malheureuses pour le converti. D’une part, il se voyait rejeté par quelques membres de sa famille et refusé par son milieu social car les gens craignaient d’être contaminés par sa présence et d’emporter le mauvais sort qu’il véhiculait. Cela lui prévalait le statut de igicibwe (au pluriel: ibicibwe) – “le banni”. D’autre part, le surnom de ikigome– “rebelle” évoquant le non-conformisme, inquiétait fort les autorités. Il pouvait entrainer une punition exemplaire variant entre douze coups de bâton et l’expropriation totale des biens. En plus de ces mesures coercitives, le converti au catholicisme était exposé à des railleries et à d’autres gestes humiliants. Ainsi par exemple, il ne pouvait pas boire avec ses compatriotes, surtout il lui était interdît d’utiliser le même chalumeau que les autres pour humer de la bière de bananes car il était considéré comme un banni.

De ce fait, ceux qui avaient des familles, des biens et l’honneur à sauvegarder prenaient soin de rester à l’écart des missionnaires. Seuls ceux qui n’avaient pas à perdre ni à sauver allaient à la Mission comme bon leur semblait. ils adhéraient aux instructions des Pères Blancs sans crainte de représailles car leur état de pauvreté les reléguait déjà au second plan. Guéris, ces pauvres s’attachaient à leursbienfaiteurs qui les employaient à divers travaux de la Mission, les nourrissaient, les habillaient et leur apprenaient des prières, des articles de Crédo, des normes de la morale chrétienne, etc. Dès lors la Mission devenait l’apanage presqu’absolu des missionnaires et des pauvres qu’ils guérissaient de leurs maladies.