Trois aspects de la mentalité primitive.

Aspect collectif.

Tous les hommes faisant partie d’une même famille, quelle que soit l’étendue de celle-ci, possèdent, par la voie du sang d’un ancêtre commun, une même substance sociale ; et, parce qu’ainsi faits d’une même matière, on leur attribue une solidarité, des buts communs et un sens de la propriété commune. En principe, seuls les objets auxquels on transmet sa personnalité en les touchant sont susceptibles d’appropriation personnelle. Dès lors, l’étranger est suspect et il ne pourra réellement entrer dans le groupe social envisagé qu’après avoir pratiqué l’échange du sang. La confusion des sangs opère l’identité de la matière sociale et les donateurs seront considérés comme frères durant toute leur vie.

Cette communauté de substance sociale, réelle ou acquise, entraîne celle de la responsabilité collective : la famille entière sera dans l’obligation de se cotiser afin de payer les amendes et les dommages-intérêts incombant à l’un de ses membres. Même responsabilité collective à l’égard de la culpabilité proprement dite : lorsqu’un homme avait été tué, ce n’était pas le meurtrier qui était nécessairement puni, mais l’un de son sang : toute la famille du coupable était responsable de toutes les conséquences du délit vis-à-vis des membres de la famille de la victime.

Cette solidarité ne s’étend pas seulement aux membres actuels du clan ; en outre, à travers le temps, elle englobe toutes les générations qui en sont issues. Les enfants sont responsables des crimes commis par leur père, selon les paroles bibliques (Exode, XX, 5) « les fautes des pères retomberont sur les enfants ». No É maudit non point CHAM pour l’outrage qu’il a commis, mais son petit-fils CANAAN.

Au Ruanda-Urundi, puisque la famille du mari a participé à la constitution des gages matrimoniaux, père et frères du mari auront des droits sur la femme ; l’enfant à naître de leurs œuvres éventuelles sera considéré comme parfaitement légitime et portera en conséquence le nom du clan paternel.

Au Ruanda-Urundi, la communauté sociale entraîna à l’origine également celle de la terre. Chez les Bahutu du Ruanda, c’était le régime clanique du bukonde: propriété collective d’une grande superficie de terre relevant, à titre exclusif, d’un clan déterminé. Arrivèrent les Batutsi qui renforcèrent cette conception à leur profit : toutes les terres, tant de pacage que de culture, furent censées appartenir au mwami qui, pour les premières, instaura le régime du chef des pâturages umutware w’umukenke et pour les secondes umutware w’ubutaka: chef de la terre arable, relevant tous deux de son obédience.

Les Batutsi lotirent le pays au fur et à mesure des demandes introduites par les agriculteurs bahutu qui ne reçurent le terrain qu’en usufruit héritable (isambo) ou en simples locations à temps.

 

En aucun cas, le Muhutu ne devenait propriétaire de sa parcelle ; venait-il à mourir, à disparaître ou à s’absenter durant plusieurs années, son usufruit rentrait dans le domaine national sous le nom d’inkungu, et le chef pouvait à nouveau en disposer en faveur de l’un ou l’autre requérant.

En ce qui concerne le gros bétail, et spécialement celui de la clientèle, toute sa propriété revenait en définitive au mwami.

Au point de vue moral et intellectuel, même collectivisme dans la façon de penser : l’individu n’a pas de croyances personnelles, c’est la coutume qui est maîtresse. On doit croire ce que croyaient les ancêtres. Une conviction est suffisamment justifiée quand il est démontré que l’ensemble de la société y adhère ; et l’idée ne serait même pas venue au primitif, avant l’arrivée des Européens, d’adopter des convictions ou d’exécuter des rites qui n’étaient pas ceux du groupe dont il faisait partie.

Le primitif ne réfléchit pas comme nous le ferions : il ne se fait pas une conviction raisonnée des choses et des phénomènes ; il regarde autour de lui pour connaître la tradition et la coutume à laquelle il est obligatoire qu’il se soumette.

Aspect matérialiste.

Chez un peuple païen qui n’avait aucune conception d’un au-delà meilleur dans lequel, après la mort, l’âme des justes sera récompensée, et celle des mauvais punie, il était fatal que toute l’attention se concentrât autour de la vie matérielle, en vue d’en assurer sa réalisation, son épanouissement, sa jouissance, son accroissement, d’une part ; et d’autre part, d’en écarter tout ce qui, de près ou de loin, pourrait lui causer la mort, voire simplement l’affaiblir.

En conséquence, les rituels de l’indigène et ses interdits seront centrés autour de ces deux objectifs :

1) Renforcer la vie et en assurer la pérennité par une descendance aussi nombreuse que possible ;

2) Éviter tout ce qui pourrait l’amoindrir, la brider, la faire disparaître.

Rites et tabous seront l’expression même du matérialisme qui caractérise la vie du primitif lequel, logique avec lui-même, en arrive à des pratiques d’une terre à terre extraordinaire.

Et puisque la jouissance de la vie dans toute sa force, dans toute sa plénitude constitue le but recherché par le primitif, il le trouvera surtout dans le mariage qui aura la procréation pour mobile essentiel. Dès lors, point de mariage pour ceux qui ne sont pas suffisamment doués de force vitale : il n’y a pas place pour les syphilitiques, les tuberculeux, les aliénés, les lépreux, pour les impuissants temporaires ou définitifs, pour les femmes n’ayant pas de seins et pour celles qui sont stériles. Eu égard au déclin qu’entraîne la consanguinité, il n’y aura pas place pour des mariages entre proches parents, d’où la loi de l’exogamie que certains auteurs ont tenté d’expliquer par le totémisme qui n’est en soi que le sceau indiquant l’identité de sang familial.

Aussi les Bantous, nous dit le Père TEMPELS, parlent, agissent, vivent comme si pour eux les êtres étaient des forces. La force n’est pas pour eux une réalité adventice accidentelle ; la force est même plus qu’un attribut nécessaire de l’être : la force c’est l’être, l’être c’est la force (1). Au Ruanda, l’envoûteur déclare dans sa malédiction: Si bishyimbo byawe nshaka, n’amagara yawe — ce ne sont pas tes haricots que je veux, ce sont tes forces, s.-e. ta vie.

Au Ruanda-Urundi, la faiblesse est envisagée comme une atteinte profonde à la vitalité, et son degré d’acuité plus ou moins prononcé sera considéré comme un début de mort. L’indigène battu, ligoté ou malade, déclarera : « ndapfuye: je meurs ». D’où le manque total de pitié envers les faibles qui n’engendrent que mépris ou sarcasmes, et l’empressement avec lequel on se débarrasse des morts, à tel point qu’il arrive souvent qu’on les enterre vivants. Il ne viendrait à personne l’idée de constater si le cœur bat encore ou si l’artère révèle des pulsations.

Bien plus, il arrive qu’on abrège la vie (gusonga) des agonisants soit en les gavant de lait, en leur obturant le nez et la bouche, soit par tout autre moyen. Cette coutume était pratiquée également lors d’un duel, d’une lutte, où l’un des combattants était gravement blessé : on l’achevait d’un coup de lance.

Le rire chez l’indigène a pour cause certains éléments différents dans leur essence de ceux qui le provoquent chez l’Européen lequel s’esclaffe devant des choses burlesques, des jeux de mots inattendus et qui au contraire, eu égard au degré plus ou moins élevé de son éducation, s’apitoie devant tout ce qui est faible et malheureux. Pour l’indigène, toute diminution apparente de la vitalité engendre l’hilarité : il rit du faible, de l’affamé, du fou, du paralytique, du ligoté, de celui qui tombe ; il rit à l’annonce de la mort d’un ami ; il pousse des cris de jubilation impundu lorsqu’un homme est foudroyé. De même l’indigène rira de sa propre faiblesse : après un danger couru, une maladie, un mensonge, une absence au travail, un adultère ; l’on pourrait dire, si l’on pouvait lui prêter ce sentiment, qu’il rit de honte.

Pitié, charité, compassion pour les faibles, hormis la loi d’asile, sont autant de notions quasi inconnues de l’indigène primitif dont la nature fruste ne s’incline que devant la supériorité matérialisée par la force physique, l’apparat et la richesse des biens.

La façon de penser du primitif est matérialiste ; il établit des connexions là où il n’en existe pas. Il conclut de la similitude à l’identité, il ignore la perception de ce que nous appelons le merveilleux et n’établit guère de distinction entre ce qui est naturel et ce qui ne l’est pas. En conséquence, pour le primitif, des éléments simplement semblables, ou doués dans leur essence de qualités spécifiques semblables, auront à ses yeux une valeur identique. Voici quelques-unes des conceptions matérialistes que l’on rencontre dans la civilisation des indigènes du Ruanda-Urundi :

Les relations sociales se créent et se renouvellent par des rites matériels ;

Les esprits des défunts sont censés pourvus de besoins matériels ; Les vices et les vertus s’acquièrent et se perdent d’une manière matérielle ;

Par suite du contact direct ou indirect, la personnalité, les vertus, les vices et la mort demeurent au contact des matières et des êtres qui les ont touchés ou environnés;

La partie d’un corps vaut pour le tout ;

Le semblable vaut, provoque et attire le semblable ;

Le nom est un élément matériel faisant partie intégrante de la personne de son titulaire ; cette règle a pour corollaire la toute-puissance de la parole, des bruits, du chant et de la musique ;

L’idée et la volonté deviennent des réalités matérielles grâce à la parole et aux gestes qui les extériorisent ; cette loi a pour champ d’application les innombrables rites mimétiques, les chants et la danse.

Notons que les représentations graphiques et sculpturales étaient inconnues du Ruanda-Urundi précolonial ;

La vue est douée de puissance matérielle ;

Le primitif croit que des éléments matériels nuisibles aux êtres vivants le sont également aux esprits, d’où l’emploi, à des fins magiques, de pointes, d’armes, d’odeurs et de goûts nauséabonds, de couleurs dangereuses, de roches, de perles et de coquillages, de ligatures de vie formant pièges, d’animaux et de plantes à caractères magiques spécifiques. A l’opposé, le primitif croit aux vertus bénéfiques de certains objets comportant un caractère interne de force comme les métaux et certaines roches, ou de pureté : eau, feu, couleurs blanches et jaunes, purges. Nous nous trouvons ici au point de départ de toute la magie qui prétend produire à l’aide de moyens matériels des effets contraires aux lois naturelles.

Aspect magico-mystique.

Parmi les structures psychologiques traditionnelles caractéristiques de l’indigène du Ruanda-Urundi, nous devons encore mettre en évidence l’aspect magicomystique.

Dans la magie, qu’elle soit blanche ou noire, l’homme prend un aspect actif ; il s’imagine, eu égard à la conception de la toute-puissance de l’idée, de la parole et du geste, qu’il est capable d’imprimer une certaine direction non seulement à son destin, mais encore à celui d’autrui et aux événements de la nature tels que la course du soleil, la chute des pluies, l’extermination des insectes déprédateurs, la fécondité du bétail et des champs, etc. L’indigène croit qu’il lui suffit de réaliser un phénomène en apparence semblable pour provoquer la réalisation du phénomène désiré. Pour l’homme magique, l’univers est un objet qu’il entend soumettre à sa volonté. Il croit à la puissance propre de certains objets matériels présentant des qualités bénéfiques, ce sont les amulettes ; il réalise des complexes magiques bénéfiques pour lui et maléfiques pour ses ennemis, complexes dans lesquels il incorpore sa volonté selon un rituel déterminé, ce sont les charmes et les talismans.

Contrairement à l’homme magique, l’homme mystique est en quelque sorte passif, il cherche à s’incorporer dans le cours de la nature, dans le développement des événements cosmiques et il s’incline devant la toutepuissance des esprits supraterrestres qu’il essaie, par les offrandes et par la prière, de se rendre favorables. Que des pratiques d’ordre magique aient été introduites dans le culte mystique afin de tenter la contrainte favorable des esprits, cela n’a en soi rien d’étonnant. Il n’en demeure pas moins que magie et mysticisme constituent deux domaines entièrement différents. Alors que dans la magie, on est certain d’atteindre le but envisagé si tout le rituel mis en œuvre a été scrupuleusement observé, dans le mysticisme au contraire, le culte aboutit à la soumission déclarée de la volonté humaine aux volontés des esprits. Ainsi, dans les rites de la grossesse au Ruanda-Urundi, le père et la mère mus par une pensée d’ordre magique, porteront des amulettes, des talismans, accompliront et s’abstiendront d’autres actes qualifiés tabous ; tandis que cédant à leur mysticisme, ils déposeront dans un coin de la hutte de l’eau pour Dieu = IMANA afin qu’il accorde la conception désirée, ils imploreront les mânes des ancêtres de leur être favorables, et au besoin la divinité RYANGOMBE (KIRANGA) d’éloigner d’eux les causes de stérilité et d’avortement.

Il faut classer dans le monde mystique non seulement la croyance à Dieu = IMANA, aux esprits des ancêtres défunts, aux esprits divinisés, mais encore aux forces cosmiques mystérieuses : la foudre, la pluie, la grêle, le soleil, la lune qui divise l’année en mois et en saisons déclenchant le rythme régulier des semailles et des récoltes, l’alternance du jour et de la nuit ; et enfin tous les éléments humains soumis à un cycle immuable et inexplicable : la naissance, la mort, la durée de la grossesse, la menstruation, la puberté, etc… Dans cette expérience mystique où la nature et l’homme apparaissent sur un plan inégal, s’exprime un abandon beaucoup plus grand que dans le style magique. Dans ce monde mystique, l’homme ressent chaque événement particulier comme faisant partie d’un cycle perpétuel envers lequel son libre arbitre ne prendra plus qu’une place très limitée. C’est dans l’expérience mystique que va apparaître le prêtre responsable de la bonne liaison entre les humains et les esprits surnaturels, comme dans les cultes rendus au Ruanda-Urundi à Ryangombe, Kiranga, Binego, Mukasa, Nyamukozi, Nyabingi, etc…

Parmi les idées religieuses des Banyarwanda et des Barundi, nous relèverons en premier lieu la croyance à Dieu = IMANA, Être suprême, incréé, créateur de l’univers et de toute vie.

L’indigène manifeste la conviction que la terre est non seulement peuplée d’êtres visibles dont la volonté peut être bénéfique ou maléfique pour lui, mais encore d’êtres invisibles que nous qualifierons d’esprits, ayant les mêmes appétits que les humains et les mêmes pouvoirs, mais pouvoirs tellement plus puissants qu’un culte d’apaisement comportant des offrandes et des prières leur est rendu.

Parmi ces esprits, citons en tout premier lieu les mânes des ancêtres qui durant plusieurs générations continuent, croit-on, à se préoccuper de la destinée de leurs descendants. Il faut adopter un comportement de vie qui ne choque pas les ancêtres en observant les impératifs traditionnels qu’eux-mêmes ont observés, en s’astreignant aux tabous qui étaient les leurs, en vivant selon un conservatisme rigoureux dans le même genre de vie matérielle et spirituelle qu’ils connurent ici-bas. Cette ligne de conduite traditionaliste est impérieusement dictée par la crainte que l’on a de mécontenter les mânes des ancêtres, mécontentement qui se matérialiserait par différentes punitions infligées aux vivants et à leurs biens… A côté de ce culte existe la croyance aux revenants, apparaissant même sous forme animale. Au-dessus du culte des ancêtres, mais dérivant d’une conception religieuse identique, nous trouverons un culte aux divinités locales se composant de héros nationaux ou étrangers, légendaires ou réels, des types représentatifs de l’espèce humaine et même d’animaux anthropomorphisés.

Que demande-t-on à ces divinités ? La même chose qu’aux mânes des ancêtres. La différence réside dans le fait que le culte y est plus souvent public et qu’il aboutit à la constitution de sectes religieuses hiérarchisées, semi-secrètes, présidées par des médiums.

Les Banyarwanda et les Barundi croient encore à une pseudo-métempsycose ou plus exactement à la métamorphose de l’être en animal après la mort, et enfin l’on retrouve un résidu de totémisme ; mais il ne s’agit pas là de phénomènes religieux à proprement parler. Les interdits ou tabous imprègnent toute la vie indigène.