CONCLUSIONS GÉNÉRALES

Il nous reste maintenant à dresser le bilan de l’oeuvre éducative réalisée par les Pères Blancs en Afrique centrale jusqu’en 1914. Les missionnaires sont arrivés au centre de l’Afrique, poussés par un désir de conquête religieuse. Ils veulent convertir les Africains. Mgr Lavigerie, leur fondateur, insiste sur ce point avec un acharnement répété. « Vous êtes des hommes de Dieu, écrit-il à maintes reprises, et non des Robinsons ».

Pour réaliser cette mission, Lavigerie recommande d’utiliser le .moyen prôné par toute l’Église missionnaire de l’époque : l’école. Les pères doivent créer des orphelinats et des établissements scolaires dès leur arrivée sur place. C’est ainsi qu’il convient de commencer la mission, c’est ainsi qu’on transmettra le message religieux et qu’on formera des auxiliaires. Préparer des aides pour la mission est considéré par l’archevêque d’Alger comme une tâche indispensable. Ce dernier estimait, en effet, que l’Afrique ne serait finalement convertie que par les Africains eux-mêmes. Une dernière recommandation de Lavigerie est encore à retenir : il faut éviter a tout prix de transformer les Africains « en Européens », mais bien en chrétiens et apôtres ». Il convient donc, pour reprendre les termes propres à l’archevêque « d’élever des Africains dans des conditions qui, au point de vue matériel, les laissent vraiment africains ». Ce devoir d’adaptation s’adresse également aux missionnaires eux-mêmes, qui doivent adopter un genre de vie qui les rapproche le plus possible des populations parmi lesquelles ils vont s’établir.

Une constatation s’impose ici : Lavigerie insiste beaucoup sur la nécessité d’ouvrir des orphelinats et des écoles, mais, lorsqu’il s’agit de méthodes ou d’une doctrine de l’enseignement, nous ne rencontrons à peu près aucune directive. Il faut des écoles ; elles sont mêmes jugées indispensables. Mais lorsqu’il faut définir le comment de cette action éducative transmise par les écoles, les sources restent muettes. Cela peut paraître étonnant à première vue, mais l’explication n’est pas loin. Les Pères Blancs veulent n’être que des missionnaires, c’est-à-dire que l’école n’a pour eux qu’un Mie d’outil par lequel le message religieux doit être communiqué.

Une conséquence inévitable de cet état de choses est le caractère empirique de l’action éducative des missionnaires en Afrique centrale. Souvent les pères, chargés d’un enseignement, cherchent, par eux-mêmes, comment organiser les établissements qui leur sont confiés. Il n’est donc pas étonnant que certaines entreprises aboutirent à des échecs. « Comment expliquer l’insuccès des orphelinats qu’on a constaté dans plus d’une mission r>, se demande Mgr Roelens en 1920. Parmi les causes, le vicaire apostolique du Haut-Congo en cite plusieurs qui relèvent d’un manque de savoir-faire des missionnaires. « Le principal motif, note finalement Roelens, est à chercher dans le manque de préparation et d’expérience de ceux auxquels la direction de ces oeuvres a été confiée. Les missionnaires sont généralement trop peu préparés au métier d’éducateur, métier difficile qui ne s’improvise pas ».

En général, les missionnaires auxquels un enseignement était confié, cherchaient eux-mêmes la méthode qui leur semblait la meilleure. Il y avait, bien sûr, les directives des vicaires apostoliques. Parmi ceux-ci, Mgr Roelens donna peut-être le plus de recommandations précises à ses missionnaires. Mais, il faut bien le reconnaître, l’action pédagogique était laissée dans les grandes lignes, au bon jugement comme au bon vouloir des pères. Rappelons, à titre d’exemple, le cas du père Modeste Raux. Désigné par les supérieurs de Maison-Carrée pour lancer en Uganda l’école d’anglais, celui-ci prend sa tâche tellement à cœur qu’il passe plusieurs mois à se documenter. Il visite en Angleterre diverses écoles catholiques, II se renseigne autant qu’il peut sur le système scolaire britannique, tel qu’il est appliqué dans les colonies. Cette préparation, il ne pourra pratiquement pas la mettre à exécution. Arrivé à Rubaga, son zèle intempestif l’amena à se heurter aussi bien au vicaire apostolique, qui n’appréciait guère l’introduction d’une école secondaire dans son vicariat, qu’au père régional, qui trouvait le père Raux trop imbu de lui-même. L’école d’anglais fut finalement confiée à un autre missionnaire, qui enseignait déjà l’anglais à quelques Ganda.

Dans un domaine assez différent, nous retrouvons un autre exemple de cette façon empirique d’agir des missionnaires au Nyanza méridional. Au petit séminaire de Rubya, un professeur, le père L. Hamon, introduisit une nouvelle méthode d’enseignement. « Elle est empruntée aux procédés actuellement en usage en Europe, écrivait-il, celle de faire apprendre une langue par cette langue ellemême ». Ce missionnaire expérimentait ainsi, de sa propre autorité, une forme particulière d’enseigner. Cette méthode porta ses fruits à Rubya, mais rien n’indique que les successeurs du père Hamon continuèrent cette façon de faire la classe.

Certains évêques missionnaires se rendaient bien compte de la faiblesse et de la fragilité de ce système d’enseignement. Nous avons déjà cité les directives de Mgr Roelens, mais d’autres responsables de la mission alarmèrent les autorités de Maison-Carrée. Mgr Huys, plus que d’autres, était frappé par le peu de résultats obtenus par l’enseignement dans les écoles de mission. Après l’inspection des principales écoles du vicariat du Haut-Congo, celui-ci écrivait à Livinhac « En général, les jeunes missionnaires manquent totalement de principes pédagogiques. On dirait que certains n’en soupçonnent même pas l’existence. Or, nous constatons tous les jours que la méthodologie, appliquée aux esprits avec lesquels nous avons traités, constitue un des éléments les plus efficaces pour l’enseignement je ne dirai pas seulement des branches littéraires, philosophiques ou théologiques ; mais encore pour l’instruction catéchistique.

Si les vicaires apostoliques ne surveillent pas pareil bagage pédagogique, nombre de missionnaires parleront et enseigneront en pure perte pendant un temps assez long. L’on est porté à enseigner d’une façon abstraite et didactique, alors qu’il faut absolument qu’on s’applique à un enseignement concret et historique ». La solution que Mgr Huys préconisait pour pallier cette grave lacune, était la création « d’une instruction pédagogique, faite au scolasticat par un missionnaire expérimenté ». Nous aurons encore l’occasion d’en reparler plus loin.

Si nous analysons maintenant la façon dont les missionnaires envisageaient plus spécifiquement l’éducation, nous constatons une fois de plus, qu’ils agissaient ici aussi, en grande partie, d’une façon empirique. Nous avons déjà signalé le jugement sévère de Mgr Roelens concernant l’action éducative de certains missionnaires dans les orphelinats. Celui-ci signale, par exemple, que dans certains de ces établissements, on avait abandonné les enfants à eux-mêmes, sans surveillance, tandis que, dans d’autres, on en avait fait « une caserne ou plutôt un couvent ».

On avait donc adopté dans certains orphelinats une attitude de grande liberté et dans d’autres une excessive sévérité. Comme toujours presque tout dépendait du père responsable de l’oeuvre. Pour la formation des grands séminaristes, chaque vicariat chercha sa propre voie. Au Nyanza septentrional, on estimait qu’il fallait préserver le plus possible les candidats au sacerdoce, et cela à tel point que les deux premiers prêtres ganda étaient arrivés à la prêtrise ne connaissant que leur langue maternelle et le latin. Dans les séminaires des autres vicariats, les séminaristes apprenaient la langue européenne du colonisateur et cela apparemment sans problèmes.

La question qui se pose maintenant est de savoir si c’est l’expérience pratique seule qui orienta l’action éducative des pères, ou s’il n’y eut pas un ou plusieurs modèles qui influencèrent leur activité. S’il est difficile de retrouver une inspiration type pour les écoles élémentaires où l’on apprenait à lire et à écrire aux enfants, il nous semble que pour Tes premiers internats créés en Afrique centrale, le lieu de référence a été en grande partie l’oeuvre des orphelinats arabes.

Ces dernières institutions, nées en Afrique du Nord quelques mois après l’arrivée du nouvel archevêque, ont servi, sans doute, de modèles aux premiers Pères Blancs de l’Afrique centrale. Pratiquement tous ces missionnaires de la première heure passèrent un certain temps au milieu des orphelins arabes. Il peut donc être intéressant de voir comment ces orphelinats étaient organisés. Or, nous constatons que déjà cette première entreprise de Lavigerie est née et s’est développée d’une façon fort empirique. L’archevêque d’Alger n’a pas commencé par créer une institution pour accueillir des orphelins éventuels. Non, il y eut d’abord la famine et , des enfants abandonnés. C’est pour eux que Lavigerie crée des orphelinats d’abord, le séminaire arabe et le petit noviciat indigène ensuite, et enfin, les villages chrétiens des Attafs.

Comment allait-on éduquer les orphelins recueillis ? Les essais de formation furent nombreux. Religieuses, frères et missionnaires se succédèrent à la tête de l’oeuvre. L’expérience quotidienne apporta aux éducateurs une formation sans doute plus pratique que théorique.

Dans les écoles cléricales, petits noviciats, et plus tard, dans les écoles de catéchistes, le modèle type a probablement été le petit séminaire, tel qu’il existait en Afrique du Nord. La formation à la piété y tenait une place de choix. Les exercices spirituels d’inspiration ignatienne, y rythmaient la vie de tous les jours.

Arrivés en Afrique centrale en 1878, les pères allaient y jeter les bases d’un vaste réseau scolaire en une bonne trentaine d’années. On peut diviser leur activité éducative en trois grandes périodes plus ou moins délimitées.

Une première phase s’étend de leur arrivée jusque vers l’année 1890. On pourrait qualifier cette période d’expérimentale et d’initiale. C’est à ce moment que naissent un peu partout les orphelinats : à Rubaga, Tabora, Kipalapala, Kamoga, Rumonge, Mulweba et Kibanga. Les missionnaires agissent plus ou moins comme en Algérie : ils recueillent ou rachètent des petits esclaves et les rassemblent dans des locaux qui deviennent vite assez importants. La première occupation proposée à ces jeunes est la prière, suivie de très près par le travail manuel. Il faut que les orphelins aident les pères aussi bien pour les cultures que pour les constructions. On aurait tort, sans doute, de rechercher dans cette introduction du travail manuel dans la vie des orphelinats comme dans les autres internats qui seront créés plus tard, une préoccupation théorique au sujet d’une méthode éducative particulière. Les missionnaires avaient besoin du travail des enfants, tout en estimant qu’ils donnaient à ces jeunes une formation appropriée. Ici encore se vérifie ce que nous avons dit concernant la façon expérimentale de travailler des missionnaires.

En dehors du temps consacré à la prière et aux travaux manuels, les enfants passaient une partie du reste de la journée en classe. Qu’y apprenaient-ils? Cela variait en grande partie en fonction de l’orientation que les pères voulaient donner à leur établissement. Plusieurs possibilités s’offraient à eux : fallait-il préparer les enfants pour l’Institut de Malte, ou, au contraire, suffisait-il qu’ils sachent lire et écrire? L’idée de former des auxiliaires préoccupait beaucoup les missionnaires. Jusqu’en 1890 environ, l’idée d’envoyer des jeunes en Afrique du Nord ou en Europe demeure, mais, à partir de cette date, il est décidé de former les auxiliaires sur place et des écoles spéciales sont créées pour eux. Nous en reparlerons un peu plus loin.

Une deuxième phase qui s’étend jusqu’en 1906 environ voit se développer les premières écoles primaires Ces établissements scolaires de la mission étaient destinés à recevoir soit les orphelins, soit les enfants des régions où la mission était établie. On y enseignait d’abord la lecture. Il fut établi assez rapidement, au Nyanza septentrional en premier lieu, dans les autres vicariats ensuite, que pour devenir chrétien, c’est-à-dire pour pouvoir être accepté au baptême, il fallait savoir lire. Les missionnaires ne concevaient pas qu’un chrétien puisse rester analphabète. Cette attitude allait nécessairement rendre caduque, ou en tout cas fort aléatoire, tout l’effort d’adaptation tel que Lavigerie l’avait préconisé. Le chrétien allait très vite se distinguer de ses congénères. Une nouvelle société était en train de naître.

À côté de ces écoles des stations, les pères créèrent de nombreux établissements scolaires dans les villages ou ce qu’ils appelaient « succursales » ou « chapelles-écoles ». Ici, un catéchiste-instituteur enseignait à côté du catéchisme, la lecture et l’écriture aux enfants des environs. Ces petites écoles avaient une double fonction. Elles servaient en premier lieu à l’éducation chrétienne des catéchumènes et des néophytes de l’endroit, mais elles devaient aussi permettre aux missionnaires d’occuper la région. Ce vaste réseau d’écoles permettait aux pères de contrôler un territoire très étendu et de s’y ancrer assez solidement. C’était surtout la présence protestante que les missionnaires catholiques craignaient. Il est frappant de constater que c’est dans les régions où des Églises chrétiennes non-catholiques étaient à l’oeuvre en assez grand nombre, que les écoles catholiques étaient les plus nombreuses.

Ce réseau d’écoles primaires, destiné à l’ensemble de la chrétienté, sélectionnait aussi et préparait les enfants que les missionnaires destinaient à sortir de la masse. Les pères voulaient des auxiliaires. Dès 1893, les premières écoles de catéchistes et les premiers séminaires apparaissent. On peut ainsi parler d’une troisième période dans l’action éducative des missionnaires. Elle chevauche en partie la phase précédente, mais se développe surtout après 1906. Les pères créent maintenant un enseignement secondaire et supérieur: Il s’agit dans cet enseignement de former une élite qui restera au service de la mission. Il y eut certaines rares exceptions. St. Mary de Rubaga en est l’exemple le plus typique. Cet établissement voulait former une élite chrétienne destinée à servir l’État colonial et non directement l’Église catholique.

L’effort consacré à la formation d’un clergé local fut remarquable. Dès 1920, dans la plupart des vicariats, des prêtres africains aidaient les missionnaires européens. Les écoles de catéchistes furent malheureusement souvent sacrifiées au développement des séminaires.

À plusieurs reprises, il a été question d’écoles d’arts et métiers, ou d’écoles professionnelles. Nous avons noté cependant que ces dénominations sont souvent ambiguës. Dans un grand nombre d’établissements scolaires, le travail manuel était obligatoire. En plus, la mission éprouvait un besoin urgent de former des ouvriers qualifiés. C’est ainsi que des jeunes gens apprenaient divers métiers sur les chantiers des frères constructeurs. On comprend ainsi que la tentation était grande d’appeler certaines écoles, si c’était nécessaire, des écoles d’arts et métiers. S’il n’y avait finalement pas de véritables établissements de ce genre, cela provient, en grande partie; nous semble-t-il, du but final assigné aux écoles par les missionnaires. Nous en reparlerons encore un peu plus loin, mais signalons déjà ici que l’établissement scolaire missionnaire devait aider à former directement de bons chrétiens. Pourquoi, dans ce cas, développer un autre type d’enseignement? D’autres raisons ont, sans doute,, joué également. Il y eut, entre autres, le problème du manque de personnel qualifié. À maintes reprises, les chefs de mission supplièrent Maison-Carrée de leur envoyer des frères connaissant les métiers utiles. Déjà, en 1881, en Uganda, le père Livinhac adressa une supplique pareille à Lavigerie. Plus tard, Mgr Roelens écrivit dans le même sens à ses supérieurs. Il est certain que le man que d’hommes formés rendait l’exécution des projets de fondation: d’écoles d’arts et métiers fort aléatoire. Il faut signaler enfin que les moyens financiers dont disposait la mission, étaient fort restreints. Dans ce domaine des finances, tous les vicaires apostoliques se plaignent de difficultés plus ou moins graves. On comprend que dans ces conditions, l’installation de véritables écoles professionnelles devenait fort problématique. Et rappelons-le, avec le maigre budget dont disposaient les chefs de mission, l’établissement d’un nouveau poste missionnaire allait toujours être préféré à la création d’une nouvelle école.

Pourquoi les missionnaires ont-ils attaché une si grande importance à l’école? Il est frappant de constater quelle somme d’énergie a été dépensée par les missionnaires pour édifier en Afrique centrale un ensemble aussi important d’établissements scolaires. Les pères croyaient dans l’école, parce que celle-ci leur permettait d’entrer en contact direct avec la jeunesse du pays. L’école permettait de rassembler les enfants, de leur transmettre un message et d’en faire des chrétiens. Il y a d’abord ce facteur de moyen de conversion qui est important à retenir. Un autre élément vient vite s’ajouter à celui-ci : le chrétien, il faut aussi le former. Le néophyte doit pouvoir approfondir ses connaissances religieuses. Il lui faut donc un minimum d’instruction. Lire, et puis écrire, deviennent des accessoires nécessaires à la formation chrétienne. Bientôt, un troisième but vient encore se greffer aux deux premiers : l’école doit préserver la jeunesse. Malgré toutes les recommandations d’adaptation, l’école et la religion nouvelle qu’elle véhiculait, bouleversait totalement l’ancien mode de vie. Le jeune chrétien était devenu autre, et les missionnaires devaient le maintenir dans cet état. Ainsi vont naître dans certains vicariats, des catéchismes de persévérance et des patronages. Le jeune néophyte se voit solidement encadré jusqu’au jour de son mariage.

Ces trois objectifs étaient les premiers que les missionnaires assignaient aux écoles des stations comme à celles des succursales. Convertir, former et préserver : voilà ce que l’école était censée réaliser pour l’ensemble de la jeunesse contactée.

L’établissement scolaire avait encore un autre but, plus sélectif cette fois. Il permettait de trier les enfants qui se présentaient, car, l’école était appelée aussi à préparer un corps d’auxiliaires pour la mission. Dès l’école primaire, un tri fort sérieux s’opérait. Il fallait trouver des enfants intelligents, dociles et pieux. L’éducation de ces derniers était soignée d’une façon particulière. Les meilleurs étaient ensuite orientés vers les écoles cléricales, où une dernière sélection dirigeait les élèves soit vers l’école des catéchistes, soit vers le petit séminaire. L’école préparait ainsi une élite chrétienne et jetait les bases des structures locales de l’Église catholique.

On comprend que cette attitude des missionnaires et les objectifs fixés à l’école influencèrent également les rapports de la mission avec les différents pouvoirs.

Les pères s’efforcèrent généralement de nouer des rapports d’amitié avec les autorités locales. Convertir les chefs était un de leurs objectifs. C’est dans cet esprit que des écoles pour fils de chefs apparaissent ça et là. Vis-à-vis du pouvoir colonial, la mission veillait à garder des relations de bon voisinage. Ce n’est que progressivement qu’une certaine collaboration s’ébauche.

Signalons cependant que si l’école missionnaire se veut essentiellement religieuse, elle contribue très vite à renforcer l’emprise du pouvoir colonisateur sur le pays. De fait, l’éducateur chrétien prêchait souvent à côté du message religieux, le respect des lois et de l’autorité coloniale. L’action scolaire des missionnaires s’intégrait ainsi parfaitement dans le système colonial. Inconsciemment, les pères aidaient, par leur action éducative, à renforcer l’autorité européenne sur le pays. On comprend mieux que dans ce contexte, le colonisateur regardait avec bienveillance la multiplication rapide des écoles des missions, et accordait facilement des subsides aux différentes Églises pour le développement de leurs écoles respectives. Le climat de lutte entre Église et État qui entourait les questions scolaires en Europe, était, à peu près partout absent dans l’Afrique centrale de l’époque.

C’est au Haut-Congo, dans le vicariat de Mgr Roelens, qu’une collaboration plus directe s’élabore à partir de 1906. Un glissement s’opère ici progressivement dans la situation scolaire : la convention signée entre l’État Indépendant du Congo et le Saint-Siège crée une conjoncture particulière. La mission s’est liée à l’État colonial par contrat et l’enseignement échappe ainsi, d’une certaine façon, à la mission. Il ne s’agit plus seulement de transmettre un message religieux à travers l’école, mais aussi de former de bons et loyaux citoyens de la colonie. Cette collaboration restait cependant relativement peu importante à l’époque qui nous concerne. Seule l’école normale de Lusaka pouvait s’honorer du titre d’école libre subsidiée et percevait une aide financière annuelle.

L’action éducative des Églises protestantes est à peu près identiqueà celle des catholiques. Ceci se vérifie surtout dans l’Uganda, que nous avons étudié d’une façon plus particulière l’activité de la C.M.S. face aux Pères Blancs. Les missionnaires anglicans créent es écoles dès leur arrivée dans le pays. Cela est important pour eux : « if the Bible is to read, people must be taught to read it », écrivait un des missionnaires au travail dans le pays. Le réseau scolaire protestant se développa rapidement, surtout à partir de 1898. En 1903, plus de 22.000 enfants fréquentaient les écoles primaires, et cinq ans plus tard, il y en avait 32.000.

Au début du XXe siècle, les dirigeants de l’Église prennent conscience de la nécessité de s’occuper davantage des enfants de la -classe dirigeante, « who in many respects were worse off than the children of the peasantry ». C’est à la même époque que certains ‘missionnaires catholiques se rendent également compte qu’il est urgent d’ouvrir des écoles plus importantes où on enseignera l’anMais, si les réalisations concrètes traînent chez ces derniers, les anglicans, au contraire, fondent, à partir de 1903, une série d’écoles Secondaires importantes, parmi lesquelles il convient de signaler, entre autres, l’établissement pour les filles de chefs établi à Gayaza.

La finalité de ces écoles est clairement exprimée par l’évêque Tucker.

« Our aim, écrit-II, (…) is flot only to bridge over the gap between primary and university education, but by the discipline of work and games in a boarding-school so to build up character as to enable the Baganda to take their proper place in the administrative, commercial and indutrial life of their own country ».

Cette politique scolaire poursuivie d’une manière persévérante par les dirigeants de la C.M.S., draina vers l’Église protestante une .grande partie de la jeunesse du pays et y renforça considérablement Son influence. Cela mena finalement à la stratification de la société ganda coloniale en une paysannerie en grande partie catholique et une élite plutôt protestante.

Ce ne fut cependant pas seulement dans le domaine des écoles secondaires que les anglicans dépassaient les catholiques, mais également par la qualité et la diversité de leur enseignement. Cette situation déclencha chez ces derniers, vers les années 1906-1907, une tendance à multiplier les écoles rurales, et à revoir leur propre politique scolaire. C’est ainsi qu’à partir de 1913 et après d’âpres discussions, les Pères Blancs de l’Uganda acceptèrent d’enseigner l’anglais dans certaines de leurs écoles primaires.

Si les méthodes d’action scolaire étaient finalement sensiblement les mêmes aussi bien chez les protestants que chez les catholiques il faut cependant bien reconnaître que les premiers considéraient à ce moment-là déjà l’évangélisation sous un angle beaucoup plus large que les catholiques. Au moment où ces derniers envisageaient encore avant tout le salut comme une affaire de l’âme, les anglicans parlaient déjà du salut de tout l’homme.

« What relation has such training (le travail dans les diverses écoles) to the one great aim of all missionary enterprise : the evangelisation of the world; se demandait Tucker. If we take the term (…) that the Good News of the Gospel have to do with mind and body as well as soul, then the relationship of intellectual and physical training to the great end and object of all missionary effort becomes very apparent. The Gospel of Christ is for the whole man ».

Cette base théologique explique que les anglicans aient attaché une importance beaucoup plus grande encore que les catholiques’ à l’action éducative.

Cette constatation nous amène à une autre considération. Pères Blancs ont attaché une très grande importance aux écoles cela est indéniable, et nous l’avons déjà souligné. Mais, il ressort également de notre étude que l’énergie consacrée à créer un réseau’ scolaire important, visait davantage à implanter et à consolider l’Église catholique qu’au bien-être des populations locales. Ce n’étaient pas les besoins des peuples de l’Afrique centrale qui étaient’ pris en considération, mais le bien de l’Église. Dans certains territoires, comme au Nyanza méridional par exemple, chez Mgr Hirth l’école ne devait servir qu’à transmettre la doctrine catholique romaine, qu’à faire observer les commandements et les préceptes de la religion, qu’a favoriser la pratique du culte liturgique et qu’a la réception fréquente des sacrements. Le rôle du missionnaire devait se réduire à cet objectif. Tout le reste, ne pouvait servir qu’à la réalisation de ce projet. On pourrait ainsi multiplier les exemples. Notons quand même encore, qu’au milieu des discussions multiples qui entourèrent les problèmes scolaires, il était rarement question des enfants scolarisés, mais presque toujours des sujets étrangers aux besoins des populations locales. Ceci explique aussi pourquoi les pères créèrent un enseignement tellement clérical, c’est-à-dire orienté vers la formation d’auxiliaires, en particulier vers la constitution d’un clergé local. Il n’y avait finalement qu’une seule école secondaire qui n’était pas directement orientée dans ce sens : St. Mary de Rubaga.

Il nous semble, pour ces raisons, fort hasardeux de parler actuellement d’un souci de développement qui aurait été présent dans l’Église missionnaire dès son arrivée en Afrique centrale. Une telle affirmation reflète une mauvaise connaissance de la réalité historique et est plutôt une projection dans le passé d’un souci actuel.

Ce désir ardent de développer les structures de l’Église provoqua très tôt la création de séminaires. Nous avons déjà signalé les résultats remarquables obtenus en ce domaine par la constitution d’un clergé dans la plupart des vicariats. Notons que dans ce secteur, les catholiques dépassaient les anglicans pour la qualité de la formation des prêtres. L’évêque Tucker signale que les premiers diacres ganda de son Église avaient été ordonnés en 1893 n les premiers prêtres en 1896. Un clergé local anglican travaillait donc en Uganda vingt ans avant les premières ordinations catholiques. Ce clergé ne possédait cependant qu’une instruction fort élémentaire. « The ordination candidates, notait un responsable de C.M.S. en 1903), have almost no education outside their simple Biblical training », et une des résolutions d’une conférence de missionnaires, tenue l’année suivante, portait sur la nécessité de mieux former le clergé local.

Les prêtres catholiques au contraire, reçurent une formation à peu près semblable à celle des prêtres européens. On y ajouta encore des temps de probation et des stages plus ou moins longs, si bien que les premiers Africains à arriver au sacerdoce, avaient parcouru un temps de formation d’une vingtaine d’années.

Soulignons enfin l’importance des directives de Mgr Lavigerie au sujet de la formation des auxiliaires et de la constitution d’un clergé local. Ces instructions furent mises en application en Afrique centrale avec une persévérance remarquable, et malgré de nombreuses oppositions, par quelques vicaires apostoliques particulièrement convaincus de la nécessité de créer un clergé local. La personnalité la plus entreprenante dans ce domaine, fut certaine, ment Mgr Hirth qui lança le premier séminaire en Uganda dès 1893. Cette oeuvre fut continuée avec la même sollicitude par Mgr Streicher. Retenons enfin le cas de Mgr Huys au Haut-Congo, Si l’abbé S. Kaoze est arrivé au sacerdoce, c’est grâce à l’action constante de cet évêque.

Il a été question, à plusieurs reprises, d’adaptation et d’enseignement en langues locales. Il nous semble important de nous arrêter encore un instant à cet aspect de l’action éducative des Pères Blancs On se souvient des recommandations de Lavigerie au sujet de la nécessité de s’adapter aux conditions locales. Mais, répandre le catholicisme par l’école, devait nécessairement ébranler les ce turcs africaines. Signalons à titre d’exemple, qu’au Nyassa, les missionnaires constatent que l’éducation traditionnelle est contestée par les enfants des écoles. Le vicaire apostolique lui-même remarquait que les rôles étaient renversés et que les jeunes enseignaient maintenant aux vieux.

Les missionnaires désiraient observer les recommandations de leur fondateur, mais celles-ci étaient tellement grevées d’ambiguïtés fondamentales qu’elles devaient éclater au contact de la réalité quotidienne. L’enseignement de type occidental, introduit en Afrique centrale par les pères, bouleversait et, finalement, préparait la désintégration totale de l’ensemble culturel de la population. Les Pères Blancs voulaient réaliser leur projet de conversion en évitant de déraciner les populations parmi lesquelles ils œuvraient, en innovant le moins possible. Mais, tout ce qu’ils accomplissaient, comme tout ce qu’ils enseignaient, était nouveau. L’école restait étrangère au milieu africain, qu’il fût traditionnel ou en voie de transformation. On constate, par exemple, dans plusieurs vicariats qu’après les premières classes de lecture, la majorité des élèves retournaient vers la vie du village, ou partaient à la recherche de la fortune et de l’aventure dans les nouveaux centres du pays. Une nouvelle société était ainsi en train de naître. Les missionnaires y avaient contribué grandement, mais, sans doute, ne s’en rendaient-ils pas clairement compte à l’époque.

L’application des instructions de Lavigerie se réduisait ainsi – assez rapidement à la connaissance par les missionnaires des langues locales et au maintien de ces langues dans l’enseignement. L’introduction des langues européennes dans les écoles ne fut acceptée qu’à contrecœur. Les péripéties de la fondation de St. Mary en sont un éclatant exemple. On rencontre une attitude identique chez Mgr Roelens, qui n’accepta le français dans les établissements scolaires que parce qu’il se sentit obligé d’agir de la sorte. C’est en Uganda que cette attitude fut poussée à l’extrême. Mgr Streicher y interdit l’enseignement de toute langue vivante dans son séminaire et les deux premiers prêtres de son vicariat arrivèrent au sacerdoce ne connaissant que le ganda et le latin.

Les seules régions où les missionnaires n’usèrent pas des langues locales, furent les rives du lac Tanganyika. Ici, le swahili fut adopté comme langue de l’enseignement. Ce fut toutefois une exception dans l’ensemble des territoires confiés aux Pères Blancs. La raison fondamentale de cette attitude fut la grande diversité des idiomes parlés dans cette région et la nécessité d’utiliser une langue commune. Comme le swahili était déjà répandu dans ces contrées suite à la présence arabe particulièrement importante autour du lac, le choix ne fut pas difficile. Le swahili devint ainsi la langue des écoles.

C’est au Congo que le colonisateur ne prisa guère cette décision. Les autorités de l’État Indépendant du Congo et, depuis 1908 celles du Congo belge, se montraient fort méfiantes vis-à-vis de l’influence arabe dans la colonie. Les Pères Blancs ne semblent pas avoir partagé cette suspicion vis-à-vis du swahili tout au moins. Leur action contribua ainsi à répandre cet idiome dans tout l’est du Zaïre et dans l’ouest de la Tanzanie.

Quel fut le contenu de l’enseignement proposé aux enfants dans les nombreuses écoles de mission? Il n’est pas difficile de répondre à cette question. La branche principale inscrite au programme de n’importe quel établissement scolaire était l’instruction religieuse, et cela sous de multiples formes : catéchisme, Histoire Sainte, liturgie, chants religieux, prières. Cela ne doit pas étonner : l’école missionnaire n’avait-elle pas comme premier but la transmission du message chrétien? Une réflexion du père Lourdel illustre très bien cette optique. Proposant au supérieur général de fonder à Rubaga un collège pour fils de chefs, il conclut son exposé en écrivant: « Je parle de ce moyen comme d’un moyen extrême et à défaut de tout autre car le rôle du missionnaire n’est pas celui d’instituteur mais bien celui d’évangélisateur ». Ce refus de « se perdre dans le profane » amènera même certains vicaires apostoliques, tel Mgr Hirth par exemple, à ordonner d’apprendre aux enfants tous les éléments de la doctrine chrétienne, et rien d’autre, de huit heures du matin à midi. Ce même évêque n’allait-11 pas jusqu’à écrire : « l’école de la station, ce terme n’est pas bien juste pour désigner ce que nous entendons par là, depuis deux ans surtout. Aussi dans toutes les lettres particulières ai-je toujours traduit ce mot « école » par catéchisme de persévérance »? Mgr Gerboin avait des idées assez semblables. Pour lui aussi, l’école devait avant tout apprendre le catéchisme aux enfants et former quelques jeunes gens pour que ceux-ci puissent plus tard rendre service à la mission.

À côté de cette instruction religieuse, les établissements scolaires de la mission enseignaient à peu près tous les mêmes matières. On peut dire que le programme était réduit au minimum. Les enfants de sept à douze ans apprenaient à lire, en utilisant souvent l’Histoire Sainte comme livre de lecture. Nous avons déjà signalé que tous les vicaires apostoliques, sauf Mgr Gerboin de l’Unyanyembe, exigeaient un brevet de lecture comme condition au baptême, pour tous les catéchumènes âgés de moins de seize ans. Ces premières classes de lecture rassemblaient un nombre considérable d’enfants. Les missionnaires se félicitaient de cette règle qui reliait la réception des sacrements à la connaissance de la lecture. Certains pères regrettaient bien de voir ainsi des jeunes, moins doués, écartés devait avant tout apprendre le catéchisme aux enfants, et former de l’Église, mais l’ensemble des missionnaires approuvaient néanmoins cette règle.

Certains enfants passaient ensuite dans une section moyenne, dans laquelle ils restaient jusqu’à quatorze ans. Ici, on enseignait, à côté des branches religieuses, principalement l’écriture et quelquefois un peu de calcul, des éléments de géographie générale, le swahili dans les régions du Tanganyika et du Haut-Congo. Notons cependant que si le premier degré de l’enseignement primaire se développait régulièrement par un apport important de nouveaux élèves, il en était tout autrement dans cette section moyenne. Dans tous les vicariats, on se plaint, chaque année, du manque de persévérance des élèves de ces classes facultatives. Les enfants venaient peu ou, en tous cas, fort irrégulièrement à l’école. Pourquoi? Rien n’obligeait les enfants à fréquenter les classes de la mission. Et puis, nous l’avons déjà souligné maintes fois, l’école vint bien souvent perturber toute l’organisation socio-économique locale. L’enseignement de type européen apparaissait comme un corps étranger, qui trouvait difficilement sa place dans le milieu culturel africain. Les notions enseignées à l’école semblaient complètement inutiles, aussi bien pour l’élève que pour les parents. Notons aussi que, dans plusieurs régions, la crainte de voir disparaître les enfants confiés aux missionnaires était réelle, et provoquait une méfiance généralisée vis-à-vis de la mission. Un autre phénomène vint, plus tard, encore aggraver ce manque d’assiduité dans la fréquentation de l’école. La transformation opérée dans la société africaine se révéla souvent plutôt un frein qu’un stimulant pour les jeunes en âge de fréquenter l’école. Ceci se manifesta clairement en Uganda, dès 1910. Les centres comme Entebbe et Kampala attiraient les jeunes, mais, même dans les campagnes, des changements se produisaient et, dès l’âge de douze ans, certains enfants préféraient se lancer dans le commerce que de passer leurs journées sur les bancs de l’école. Si le milieu traditionnel refusait le système scolaire européen comme une innovation qui perturbait son équilibre socio-économique, la société nouvelle n’avait point encore besoin de scolarisés.

Les missionnaires se trouvaient désemparés devant ces divers problèmes. On a l’impression qu’ils se réfugiaient assez facilement dans leur râle d’évangélisateurs, ce qui accentuait chez certains d’entre eux cette attitude de méfiance vis-à-vis du contenu de l’enseignement. Ils auraient volontiers réduit l’école à un catéchuménat prolongé. Devant l’impossibilité de cette démarche radicale, certains pères avaient tendance à réduire au maximum les matières enseignées. L’école restait ainsi un outil, utile mais imparfait, pour la propagation de la doctrine catholique. On s’en passerait volontiers, si cela était possible.

Arrivés à la fin du deuxième cycle de l’école primaire, certains élèves passaient au degré supérieur. L’idée des pères était de garder les enfants le plus longtemps possible à la mission. Le programme comprenait, outre l’enseignement religieux, l’écriture, la calligraphie, le calcul, la géographie et quelquefois l’histoire. Cette dernière branche se limitait souvent à l’histoire de l’Église. Les dernières classes de l’enseignement primaire servaient surtout de préparatoires au petit séminaire ou à l’école des catéchistes.

Nous avons déjà rappelé que dans toutes les écoles des Pères Blancs, un temps Phis ou moins long était consacré aux travaux manuels. Nous ne nous attarderons plus ici à cette question.

Disons encore un mot au sujet des langues européennes. Ce n’est que très tardivement qu’elles furent introduites dans l’enseignement primaire. Il faut attendre jusqu’en 1913 pour qu’un synode réuni par Mgr Streicher décide de permettre l’enseignement de l’anglais, dans les écoles du vicariat, et cela pour contrecarrer la e concurrence » protestante. Au Haut-Congo, Mgr Roelens resta fermement opposé à l’usage du français dans les classes de l’école primaire, et il avait permis l’usage du français dans son école normale de Lusaka uniquement pour se conformer au désir du gouvernement de la colonie. Dans les autres vicariats, c’est à peine si on parle d’enseigner des langues européennes dans l’école primaire.

Comment expliquer cette attitude des missionnaires ? Il y a d’abord la volonté délibérée des pères de s’adapter aux peuples parmi lesquels ils travaillaient, et la fidélité des missionnaires aux ordres du cardinal Lavigerie. Nous avons déjà abondamment traité de ces recommandations du fondateur des Pères Blancs, il est donc inutile de revenir sur cet aspect des choses. D’autres raisons encore ont influencé les missionnaires. Une raison pratique d’abord : il était bien difficile pour des pères, en majorité français, de trouver des professeurs d’anglais ou d’allemand. L’enseignement de cette dernière langue au séminaire de Mgr Hirth est confié à des Hollandais. Il faudra attendre jusqu’en 1902 pour voir arriver en Uganda un père parlant convenablement l’anglais. On comprend que, dans ces circonstances, il était fort difficile d’organiser un enseignement de ces langues européennes, si on l’avait voulu. Ce qui retenait également les pères, était la crainte de former des déracinés. Leur action éducative aurait alors produit un résultat diamétralement opposé à leurs intentions. Enseigner le français, l’anglais ou l’allemand, n’était-ce pas fournir un bagage intellectuel à des jeunes agriculteurs qui se détourneraient dans la suite du travail de la terre. Nous retrouvons ici toujours la même attitude fondamentale des missionnaires : ceux-ci ne veulent être que des évangélisateurs. Pourquoi alors enseigner des matières qui risqueraient de provoquer des résultats contraires à leur action.

L’enseignement dans les écoles catholiques restait durant toute cette période d’avant 1914, fort rudimentaire, c’est-à-dire que le contenu des programmes était réduit au minium. L’école n’était importante que dans la mesure où elle gardait sa place dans le plan d’ensemble de l’action missionnaire.

Si nous jetons un coup d’œil sur les méthodes d’enseignement utilisées dans les écoles, nous sommes frappés par la grande diversité qui régnait dans ce domaine. Les techniques variaient d’après les régions, les époques et les personnes qui les utilisaient. Nous retrouvons encore une fois cette absence de directives ou de doctrine de l’enseignement dont nous avons déjà parlé. Ainsi, pour apprendre à lire aux enfants, les pères utilisent, soit des syllabaires, soit des tableaux sur lesquels ils ont tracé au préalable les caractères de l’alphabet. Dans certaines régions, on enseigne l’alphabet par le chant, dans d’autres, on met entre les mains des écoliers l’Histoire Sainte ou le catéchisme, qui doivent faire fonction de livres de lecture. Les documents ne parlent pratiquement jamais des méthodes utilisées pour apprendre à écrire. Cela veut-il dire que l’écriture s’apprenait facilement? On peut en douter. N’oublions pas que la grosse majorité des enfants scolarisés se trouvaient clans les classes de lecture. Les missionnaires parlent donc forcément beaucoup plus des problèmes qui se posaient dans ces dernières classes que dans celles où les enfants apprenaient à écrire.

Les documents sont plus loquaces pour les méthodes d’enseignement utilisées dans les séminaires. Ici encore, la diversité est de règle. Certains séminaristes étudient le latin en traduisant l’Évangile et en l’apprenant par cœur. Au Nyanza septentrional, les professeurs introduisent, à un certain moment, des conversations latines : les élèves doivent parler latin pendant les récréations. Quelques années plus tard, on innove de nouveau en mettant entre les mains des séminaristes des livres latins, d’où se tirent les leçons à étudier. Les élèves apprennent à peu près tout de mémoire, même la grammaire. Au Nyanza méridional, les professeurs enseignent le latin par le latin, tandis qu’au Tanganyika, ils le font au moyen de l’allemand. Chaque séminaire cherchait sa voie. Tous voulaient arriver au même but : former des prêtres ; les méthodes utilisées pour atteindre cet objectif étaient, toutefois, des plus diverses.

Toutes ces considérations nous amènent inévitablement aux maîtres de ces écoles et, en tout premier lieu, aux missionnaires eux mêmes. Nous venons de le constater une nouvelle fois : ce qui frappe le plus dans l’activité éducative des pères, c’est le manque quasi total de formation pédagogique chez ceux-ci. À peu près rien ne les prépare à devenir instituteur ou maître d’école. Ils ne le désiraient pas d’ailleurs. N’étaient-ils pas avant tout des e évangélisateurs»? Nous nous trouvons ainsi devant une situation sinon contradictoire, du moins fort équivoque : les recommandations explicites de Lavigerie et des supérieurs de la Congrégation obligeaient, d’une part, les missionnaires de fonder des établissements scolaires, mais, d’autre part, les pères ne disposaient d’aucun moyen concret pour se préparer à leur tâche d’éducateurs. On doit attendre le chapitre de 1906 de la congrégation, pour voir s’établir au scolasticat un cours de pédagogie et d’éducation. Ce cours n’apporta apparemment pas beaucoup de changement dans la formation des jeunes pères. Mgr Huys n’écrivait-il pas en 1912 que les missionnaires manquaient de principes pédagogiques? Mais ce ne fut pas seulement dans les sciences de l’éducation que les missionnaires se montraient fort peu instruits.

Il est frappant de constater qu’on rencontre chez eux une attitude anti-intellectualiste assez généralisée. Ce courant influença même les études théologiques. Les premiers pères n’avaient reçu au scolasticat qu’une formation philosophique et théologique sommaire. Les oeuvres de la jeune Société demandaient des sujets, et oh devait bien les prendre au scolasticat. La formation des séminaristes ne pouvait être que hâtive et incomplète. Les professeurs du scolasticat n’avaient, en général, aucune formation particulière, ils changeaient fréquemment, et, il n’était pas rare qu’après leurs études théologiques, certains séminaristes des plus intelligents ou des plus studieux, étaient nommés immédiatement professeur dans l’institution qu’ils venaient de quitter comme élèves. On agissait de même dans les écoles apostoliques de la Société. On pourrait citer de nombreux exemples de telles nominations. Il est intéressant de rappeler que le père Malet, visiteur des missions de l’Afrique centrale, et futur supérieur du scolasticat, estimait que les pères allemands s’occupaient beaucoup trop de sciences. Il trouvait qu’on devrait leur inspirer un peu de mépris « pour tout cela » pendant leurs études. Cette observation du père Malet nous révèle peutêtre un élément d’explication pour cette situation, qui voit une congrégation fonder des écoles, tout en prônant une grande méfiance vis-à-vis de l’instruction. Le mépris des e vaines sciences » provient, nous semble-t-il, de tout un courant spirituel fort répandu à l’époque dans les milieux religieux. L’« Imitation de Jésus-Christ », par exemple, prêchait la vanité de la science. Or, ce livre, dont la lecture quotidienne était obligatoire dans la Société des Pères Blancs, formait une des bases de la spiritualité missionnaire. Ajoutons à cela que le missionnaire du XIXe siècle restait fort influencé par l’image romantique qui s’était répandue à son sujet. Tout y est simplifié : l’amour généreux suffit au missionnaire. Ce dernier ne semble avoir besoin ni de préparation intellectuelle, ni d’information sur les autres cultures.

Le Père Blanc type devait donc être, avant tout, un homme de foi, animé d’un zèle généreux, prêt à accomplir au nom de l’obéissance, n’importe quelle tâche qui lui était confiée. La grâce était censée combler l’éventuel manque de préparation.

À côté des pères, toute une pléiade de catéchistes et d’instituteurs étaient actifs dans les nombreuses écoles des missions. Sans eux, l’oeuvre scolaire des pères n’aurait pas pu se réaliser. Il est important de le souligner. L’évangélisation de l’Afrique s’est opérée, en partie, grâce à l’aide de ces hommes. On peut dire que le souhait de Lavigerie de voir les Africains se convertir par eux-mêmes s’est accompli. Un nombre impressionnant d’auxiliaires ont assisté les missionnaires dès le début de leur activité en Afrique centrale.

À l’origine, ces auxiliaires furent recrutés, soit parmi les élèves des orphelinats, soit parmi les anciens des premières écoles missionnaires. C’étaient des jeunes néophytes, sommairement formés, qui devaient assister les missionnaires dans leurs différents travaux Ces premiers catéchistes restèrent souvent longtemps en fonction et jouèrent un rôle important dans la première phase de l’action missionnaire. Leur zèle et leur bonne volonté devaient compenser leur manque de formation. À partir de 1892, les vicaires apostoliques firent de la formation de ces auxiliaires une de leurs principales préoccupations. Mais, il faudra encore attendre quelques années avant de voir naître des centres pour former des catéchistes. En 1896, Mgr Lechaptois en fonde un à Utinta ; en 1898, Mgr Roelens jette les bases de ce qu’il appelle déjà l’école normale de Mpala ; en 1902, Mgr Streicher fonde à Rubaga une école spéciale pour recycler les catéchistes en fonction ; en 1903, Mgr Hirth crée une école cléricale à Kagondo ; en 1908, une école spéciale est fondée à Ushirombo par Mgr Gerboin ; et en 1910 enfin, l’école de Ntakataka dans le vicariat du Nyassa ouvre ses portes.

Toutes ces écoles envisagent de former des auxiliaires de la mission, non pas tellement pour en faire de bons instituteurs pour les écoles, mais bien pour pouvoir disposer de bons catéchistes. Chaque école connaîtra sa propre évolution, mais nous pouvons quand même discerner quelques grandes orientations dans leur développement. Ainsi, certaines écoles se transforment assez rapidement en séminaires. Les missionnaires attachaient plus d’importance à la formation des futurs prêtres qu’à celle des catéchistes.

Au Haut-Congo au contraire, l’école de Mpala évolua vers le statut d’une véritable école normale. Au Nyanza septentrional enfin, l’école de Bikira envisageait la formation des catéchistes d’une façon assez originale. Elle proposait d’organiser des stages d’un an d’abord, puis, à partir de 1910, de deux ans, pour des catéchistes déjà en fonction.

Dans tous ces centres, l’accent est mis sur la formation chrétienne : les catéchistes devaient être, avant tout, des porte-parole de la religion chrétienne. Le temps des élèves-catéchistes était partagé entre la prière, l’étude, et le travail manuel. Le tout était imprégné de piété et de religion. L’étude comprenait des classes de calcul, de géographie et d’histoire de l’Église. Dans certaines écoles, un cours de pédagogie vint compléter le programme. Il est toutefois bien difficile de décrire cette dernière branche. Les documents la citent sans commentaire, indiquant seulement que cette classe doit instruire les élèves sur la formation à donner à leurs futurs écoliers tant pour le cœur que pour l’esprit.

Une question qui s’est posée à toutes les écoles de catéchistes fut celle de l’utilisation des langues européennes. Fallait-il enseigner l’anglais, l’allemand ou le français à ces jeunes? On constate que dans tous ces instituts, sauf celui du Nyanza septentrional, on introduisit très rapidement ces langues, et on alla même jusqu’à les rendre obligatoires. Quelques années plus tard, on assiste à un retour en arrière dans certaines écoles. Au Tanganyika, on supprime l’enseignement de l’allemand dès 1912, et au Haut-Congo, on fait de même pour 1e français en 1917. Pourquoi cette mesure assez surprenante? Les missionnaires espéraient enrayer ainsi les défections dans les rangs des catéchistes. Beaucoup, en effet, quittaient le service de la mission. Ceci ne doit pas nous étonner. La fonction de catéchiste était très exigeante. Celui-ci devait enseigner le catéchisme aux adultes, faire la classe aux enfants, parcourir les villages plus éloignés pour y instruire les catéchumènes, diriger les prières, etc. Son salaire était fort bas. On comprend qu’une occupation moins astreignante et mieux rémunérée attirait plus d’un catéchiste.

Le niveau des écoles de catéchistes ne fut jamais très élevé. On vient de le voir, celui-ci a même tendance à baisser plutôt qu’à s’élever. Il est évident que les écoles des missions devaient s’en ressentir.

Il a été à plusieurs reprises question de congrégations de frères enseignants. Pourquoi les missionnaires tenaient-ils tant à confier à ceux-ci certaines de leurs écoles ? La réponse est simple : pour les Pères Blancs, tous les frères de ces congrégations étaient considérés comme des spécialistes de l’enseignement. Les missionnaires-prêtres devaient se réserver les tâches pastorales. Les pères n’expriment aucune préférence pour telle ou telle congrégation. Mgr Streicher s’adresse aux Maristes, Mgr Roelens songe aux Frères des Écoles chrétiennes. On a l’impression que pour les missionnaires, toutes ces congrégations se valent. De fait, nous voyons, après la première guerre mondiale, les Frères de l’instruction chrétienne de Ploërmel s’occuper de S. Mary en Uganda, les Frères de la charité de Gand prendre en charge un établissement au Rwanda, et les Frères des Écoles chrétiennes diriger une école normale au Haut-Congo. Les Pères Blancs vont se décharger ainsi, dans la suite, de toutes les écoles secondaires qui ne sont pas directement cléricales.

En 1913, 78.036 garçons et filles fréquentaient les écoles catholiques dans les territoires de l’Afrique centrale confiés aux Pères Blancs. En un peu plus de trente années de présence, les missionnaires avaient édifié des structures scolaires puissantes, allant de l’école primaire au grand séminaire. L’école a toujours été à l’image de la société qui l’institue et l’organise. Les Pères Blancs œuvraient à l’édification de l’Église catholique. Leur effort scolaire ne retrouve sa vraie place que dans cette optique.