LES DÉBUTS DE L’ORGANISATION SCOLAIRE AU NYANZA MÉRIDIONAL

 

  1. Au sud et à l’ouest du lac Victoria

Après le partage de l’immense territoire ecclésiastique du Victoria-Nyanza, le 13 juillet 1894, Mgr Hirth quitta Rubaga et l’Uganda pour se mettre à la tête du nouveau vicariat apostolique du Nyanza méridional.

Il débarqua dans une région, où la mission s’était très peu développée. Il n’y avait que deux stations missionnaires : l’une au sud du lac, Kamoga, l’autre, Kashozi ou Marienberg, sur la rive occidentale. Les pères avaient jusqu’à ce jour, concentré leurs efforts sur le Buganda et les pays où Mgr Hirth arrivait maintenant n’avaient, d’une certaine façon, joué qu’un rôle de territoires de repli. Kamoga, nous l’avons vu, avait été créé par les missionnaires lors de leur premier abandon du Buganda ; Kashozi venait d’être fondé pendant la guerre civile qui avait opposé catholiques et protestants de l’Uganda. L’action missionnaire avait donc été plutôt restreinte dans ces parages. Tout restait pratiquement à commencer.

Le nouveau vicariat différait encore en d’autres domaines du Buganda, que l’évêque venait de quitter. Si à l’ouest, le Karagwe, et plus loin, le Rwanda possédaient des structures politiques fort semblables à celles de leur voisin du nord, le sud du lac par contre était occupé par des États beaucoup plus petits et moins structurés. De plus, Mgr Hirth entamait son action dans une région que l’empire allemand venait de placer sous son autorité. L’emprise germanique était encore en train de se réaliser et provoquait des remous considérables, principalement dans la région côtière.

Le nouveau vicariat englobait donc des régions où le contexte politique, social et religieux présentait de nettes différences par rapport à celles que l’évêque avait connues jusqu’alors.

  1. Mgr Jean-Joseph Hirth

Né à Spechbach-le-bas, en Alsace, le 26 mars 1854, le futur vicaire apostolique du Nyanza méridional, débuta dans la vie ecclésiastique en entrant au Grand Séminaire de Nancy. Il en était à sa première année de théologie quand il décida de s’engager dans la Société des Missionnaires d’Afrique. En octobre 1875, il arrivait à Maison-Carrée pour y continuer sa formation. Il fut ordonné prêtre le 15 septembre 1878. Au lendemain de son ordination, il fut nommé sous-directeur du noviciat des frères, tâche qu’il assuma jusqu’en septembre 1882. A cette date, il reçut une autre obédience. On le chargea de la formation des enfants du Petit Séminaire grec-melchite de Jérusalem. En octobre 1886, il fut rappelé à Maison-Carrée pour remplir la fonction de directeur à l’école apostolique des Pères Blancs. Il n’y resta qu’un an, car, au mois de mai de l’année suivante, il reçut sa nomination pour la mission du Nyanza. Les premières années de sa vie missionnaire, le père Hirth les avait donc passées dans des maisons de formation : quatre ans chez les candidats-frères et cinq années dans les Petits Séminaires. Cette longue expérience eut une influence incontestable sur son action future. Mgr Hirth attacha durant toute sa vie une grande importance à l’éducation des futurs prêtres. C’est lui, par exemple, qui fonda le premier séminaire de l’Uganda en 1893, et en 1903, celui du Nyanza méridional.

En octobre 1887, le jeune missionnaire atteignit Kamoga dans le Bukumbi. Dès son arrivée, il fut nommé supérieur du poste. Il y trouva un orphelinat assez important, comprenant une centaine de garçons, et huit ménages établis aux abords immédiats du poste. Sur ce total, on comptait une trentaine de baptisés. L’instruction religieuse auprès de la population locale venait à peine de commencer, mais tout fut bientôt remis en question par les troubles des années suivantes : répercussions de la révolte de la côte orientale en 1888, raids Ngoni en 1890.

Le père Hirth fut également chargé par Mgr Livinhac d’une petite école de catéchistes qui venait d’être constituée. On considérait que les « années passées au petit séminaire grec de Sainte-Anne de Jérusalem », l’avaient particulièrement bien préparé pour s’occuper du « petit séminaire de négrillons ».

En septembre 1889, Mgr Livinhac fut élu supérieur général des Pères Blancs, et, le 4 décembre suivant, le P. Hirth fut désigné pour le remplacer à la tête du vicariat. Le 25 mai 1890, il fut sacré à Kamoga. Le nouvel évêque était jeune, et son expérience africaine était très brêve et limitée à la région du sud du lac. Son séjour en Uganda ne fut guère beaucoup plus long, et marqué par les graves difficultés dont nous avons déjà longuement parlé. Il y travailla néanmoins durant quatre ans avec ardeur et, immédiatement après la guerre civile, il s’était courageusement mis à la tâche afin de relancer la mission.

Quatre ans plus tard, Mgr Hirth revint à Kamoga, comme vicaire apostolique du Nyanza méridional cette fois, et se mit à l’oeuvre sans tarder. Il le fit avec beaucoup de zèle et beaucoup de courage. Moins intelligent et moins bien formé que Mgr Streicher, Mgr Hirth fut surtout un pasteur très pieux et très actif, qui tenait à cœur d’évangéliser les peuples habitant sa juridiction. Il s’intéressa surtout et de façon constante à l’éducation chrétienne de la jeunesse et, comme nous l’avons déjà signalé, en particulier à la formation des séminaristes.

  1. Les écoles du Nyanza méridional

Comme le vicariat était très peu développé lors de sa création, nous ne devons pas nous attendre à y trouver un réseau scolaire important. Dans les deux postes de Kamoga et de Kashozi, il y avait une petite école de lecture, très peu fréquentée d’ailleurs. Contrairement à I’Uganda, les orphelinats n’avaient pas été supprimés et, dans chaque station, des enfants rachetés recevaient une éducation chrétienne.

Ce qui caractérise cependant les écoles des missions dans ce vicariat, c’est l’influence qu’elles ont subie de la part de la puissance coloniale. De fait, quand l’Allemagne établit son administration dans le territoire de l’Ostrafrika, elle chercha immédiatement à recruter des fonctionnaires subalternes africains. Cela, elle le voulait essentiellement pour des raisons d’économie il fallait payer très cher les employés européens. L’autorité coloniale s’adressa aux missions, qui pratiquement toutes élevaient de jeunes Africains dans leurs orphelinats. Les responsables missionnaires se montraient cependant très réticents devant cette demande. Ils estimaient que la fréquentation du milieu de l’administration coloniale, qu’ils qualifiaient d’« islamo-païen », était très dangereuse pour leurs néophytes. Devant ce refus, typique de la mentalité missionnaire de l’époque, la puissance coloniale décida de créer ses propres centres scolaires. La première école « officielle » fut ouverte à Tanga sur la côte, le 5 décembre 1892. Elle fut suivie par d’autres fondations dans les principales agglomérations côtières. En même temps, l’autorité coloniale s’efforça d’introduire dans toutes les écoles existantes, et donc, en particulier, dans celles des missions, l’enseignement obligatoire de la langue allemande. Les élèves des établissements scolaires créés par les Allemands, étaient à peu près tous recrutés dans la classe dirigeante et commerçante de la côte. Celle-ci, en grande partie arabe et arabisée ou « swahili », contrôlait non seulement la vie politique, le commerce et le trafic dans les villes côtières, mais aussi dans les centres commerciaux de l’intérieur. C’étaient des partenaires rêvés pour les commerçants allemands. Cette situation alerta les responsables missionnaires : les écoles officielles, fréquentées surtout par des élèves musulmans, leur apparaissaient comme autant d’obstacles au développement normal de la mission. Ces centres scolaires n’allaient-ils pas constituer des foyers de rayonnement de l’Islam?

La Mission était d’autant plus méfiante qu’elle connaissait l’opinion de certains milieux coloniaux allemands, qui considéraient l’Islam comme la religion la plus adaptée à l’Afrique, et qui jugeaient plutôt mal le développement des Églises chrétiennes dans ce continent. L’affaire se corsa encore quand, en 1895, il fut question de nommer dans les écoles officielles des professeurs de religion islamique, rétribués par l’État colonial. Cette innovation ne fut finalement pas adoptée, et les écoles de l’État restèrent absolument neutres: aucune religion ne put y être enseignée. On espérait ainsi aboutir à une neutralité religieuse totale.

Les écoles officielles lestaient néanmoins, aux yeux de la Mission, des centres de diffusion de l’Islam. De fait, dans ces établissements, le contexte sociologique poussait l’élève vers cette religion. La majorité des instituteurs, l’habillement, les conversations, les rites publics, tout cela concourait à mettre l’Islam en évidence. Bientôt d’ailleurs, on considérait comme presque normal qu’un élève d’une école gouvernementale soit musulman.

Une véritable petite guerre scolaire éclata dès 1895 entre les missions catholiques et le gouvernement colonial de l’Ostrafrika. Les dirigeants missionnaires dénoncèrent vigoureusement les méthodes des autorités dans le domaine de l’enseignement, en ameutant l’opinion publique allemande. En février 1900, le Reichstag adopta un décret qui permettait une action plus directe des missions sur les écoles de l’État. Le gouvernement colonial tenta de s’y opposer. Une conférence s’organisa finalement entre des représentants de la colonie et des délégués des missions. On aboutit ainsi à un compromis qui permettait une activité religieuse limitée dans les écoles officielles. En 1900, le gouverneur général F. Von Rechenberg fit appel à la compréhension mutuelle. De nombreux accords furent conclus à l’échelon local entre les deux autorités.

Les Pères Blancs, exerçant leur activité dans des régions de l’intérieur, vécurent ces différentes péripéties de très loin et n’y furent pratiquement pas mêlés. N’oublions pas que les établissements gouvernementaux ne se trouvaient au début du conflit que dans la zone côtière. Ce n’est qu’à partir de 1898 que les Pères Blancs furent avisés de l’obligation d’enseigner la langue allemande dans leurs écoles. Cet ordre fut exécuté sans problèmes apparents. Là où il n’y avait pas de missionnaires allemands, des pères de nationalité hollandaise ou d’origine alsacienne furent chargés de ce cours. Dès 1902, Mgr Hirth put écrire au gouvernement de Dar es-Salaam qu’une classe d’allemand avait été créée dans chaque station du vicariat. Le vicaire apostolique insistait en même temps auprès des supérieurs de chaque poste pour qu’ils soient fidèles à cet enseignement. Le fait d’accepter si facilement d’enseigner l’allemand dans les écoles de mission, peut paraître surprenant quand on songe aux directives si explicites de Lavigerie au sujet de l’adaptation. Nous ne devons cependant pas oublier que le fondateur des Pères Blancs lui-même transgressa ses propres recommandations en établissant, par exemple, son institut de médecins-catéchistes à Malte. Il cherchait à ce moment surtout un milieu chrétien pour les jeunes Africains qu’il voulait former. Il en était sans doute de même maintenant pour Mgr Hirth. La bonne entente avec l’autorité coloniale ne pouvait probablement qu’avoir d’heureuses conséquences. « Les écoles que le gouvernement nous a demandé de multiplier feront hâter peut-être les conversions », écrivait-il à Livinhac. Il ne faut jamais oublier que pour le missionnaire la fin ultime vers laquelle il tend vise à multiplier le plus possible les conversions. Cette finalité justifiait certains écarts aux principes.

Sur le territoire du vicariat, le pouvoir colonial avait ouvert des écoles gouvernementales à Mwanza, Shirati et Bukoba. Mgr Hirth s’empressa de fournir lui-même le personnel enseignant pour deux de ces établissements. A Mwanza, dès 1901 et, à Shirati, en 1902, des maîtres d’écoles catholiques étaient en place. « Ceux-là au moins ne sont pas musulmans comme celui de Bukoba », signale le vicaire apostolique à son supérieur général. En 1902 encore, Mgr Hirth se concerta avec l’officier allemand de Bukoba en vue d’établir une convention scolaire. Elle était tout à l’avantage de la mission. On y décida que chaque souverain local devait construire dans sa région, une école et un logement pour l’instituteur. La mission nommerait ce dernier et le contrôlerait. Le représentant colonial en garderait toutefois la haute inspection. Ces établissements devaient, dans la mesure du possible, favoriser l’enseignement de la langue allemande. On ne demandait pas l’avis des souverains locaux. Ceux-ci se voyaient obligés de construire des maisons pour introduire chez eux une institution qu’ils ne désiraient pas. On comprend, que dans ce climat, cette convention ne porta que peu de fruits.

Les liens entre la Mission et le pouvoir colonial, en ce qui concerne le domaine scolaire du moins, se resserrent pendant cette période. Mais seulement dans la mesure où les missionnaires peuvent en tirer profit. Dès que le responsable allemand du district de Mwanza eut rendu l’école obligatoire dans son territoire, les pères en ont « aussitôt profité pour augmenter d’abord l’école de Notre Dame de Kamoga, et aussi pour multiplier les annexes ». On fit de même dans l’île de Kome, et d’Ukerewe. Les écoles que le gouvernement demandait de multiplier ne feraient-elles pas hâter les conversions d’après Mgr Hirth? La plupart des missionnaires étaient du même avis. Ils se réjouissaient des mesures prises par les représentants locaux de l’autorité coloniale. Certains souhaitaient que l’obligation scolaire soit accompagnée de sanctions pour les parents en cas de négligence. Dans les postes d’Ussui et de Marienberg, situés dans le district de Bukoba, les souverains locaux voyaient d’un très mauvais œil cette contrainte exercée sur leurs sujets. Ils s’opposèrent fortement à la création d’écoles. Sur la proposition du supérieur de la station d’Ussui, Mgr Hirth s’adressa au commandant militaire de Bukoba afin que celui-ci fasse pression sur le souverain de la région. « Le salut nous arriva, dans la personne de M. Gestrich », écrit le supérieur du poste missionnaire.

« Le roi dut s’exécuter […] Placé entre la mission et la station militaire, le roi est serré de près et obligé d’obéir. Nous devons d’ailleurs rendre hommage au bon vouloir, à l’énergie et à l’activité du sergent Gestrich, qui a fait passer les intérêts de notre œuvre avant ceux-mêmes de la station qu’il avait charge de fonder. Au lieu de six écoles, il en a établi sept ; à chacune viennent au moins trente élèves ; telle de la mission compte un minimum obligatoire de cent inscrits. La liberté du travail a été proclamée, en sorte que chaque jour nous disposons d’environ cinquante ouvriers ; enfin, le roi a dû faire amitié avec nous et, extérieurement du moins, nous favoriser ».

Le même problème s’était posé à Marienberg. Grâce à l’intervention du commandant du Bukoba, une vingtaine d’écoles avaient été établies dans les villages des environs de la mission. Le souverain local ne s’était incliné que contraint par la force. Ces mesures contraignantes exercées par le colonisateur vis-à-vis des autorités locales étaient acceptées par les missionnaires apparemment sans aucun scrupule, parce que celles-ci permettaient à ceux-là de réaliser leur but : enseigner la doctrine chrétienne au plus grand nombre possible de personnes. Dans le diaire du poste d’Ukerewe, on peut lire, par exemple :

« Notre principale préoccupation, durant ces deux trimestres, a été l’oeuvre des écoles. Nous avons profité avec joie des dispositions particulièrement bienveillantes de l’autorité allemande pour donner une vigoureuse impulsion à une oeuvre si importante, et nous devons beaucoup de reconnaissance aux chefs des stations de Mwanza et de Shirati, qui nous ont secondés de tout leur pouvoir dans l’établissement de ces écoles. Chose considérable pour notre budget, ces Messieurs nous ont autorisés à requérir les indigènes pour les constructions à faire ; de plus, ils nous ont promis leur appui pour assurer la fréquentation. C’est ainsi, en six mois, que nous avons pu établir dix écoles hors d’Oukéréoué ; dans l’île elle-même, sans compter l’école des catéchistes qui existe depuis longtemps, nous avons huit centres scolaires actuellement en fonction. Chacune de ces écoles compte ou comptera environ 500 inscrits ; c’est donc, dès maintenant, un total de 10.000 élèves, auxquels on apprend tout à la fois à épeler la lettre de l’alphabet et à enseigner la doctrine chrétienne ».

Cette dernière phrase est éclairante, parce qu’elle révèle le but poursuivi par les missionnaires, et pour la réalisation duquel ils acceptent si facilement l’intervention du pouvoir colonial.

Le but de l’école reste donc toujours en premier lieu, essentiellement religieux. Peut-être encore plus dans le vicariat de Mgr Hirth que dans les autres territoires. Pour lui, ce qui compte, c’est la formation religieuse des élèves. « Nous tenons à ce qu’un grand nombre d’enfants suivent nos classes », peut-on lire, par exemple, dans le rapport de la mission de Save, et le rédacteur ajoute qu’« ainsi ces jeunes pourront lire plus tard quelques livres de piété et conserver quelques relations de plus avec les missionnaires ».

Le rapport de la mission de Kagondo exprime également cette même attitude :

« Il y a à la mission deux écoles, note un missionnaire, la première est composée des enfants chrétiens et internes et des jeunes gens chrétiens des environs. Le but principal de cette école est la conservation et la persévérance de cette jeunesse. On vise donc plutôt à la formation morale qu’à la formation intellectuelle. En conséquence, c’est surtout une instruction religieuse solide que l’on tâche de donner. Le nombre des élèves est de quinze à vingt. La seconde école est plutôt un appât pour essayer de gagner quelques catéchumènes. « y vient qui veut : aujourd’hui il y a foule, demain il n’y aura que quelques unités. Tous les jours on voit des figures nouvelles. A cause de ce va-et-vient, nous l’appelons l’école des voltigeurs. Voilà un appât peu banal, dira-t-on ; ordinairement l’école buissonnière est l’idéal des écoliers. Ici le désir de paraitre au-dessus du vulgaire, de savoir tenir un livre et griffonner quelques lignes sur le papier explique tout. Nous profitons de ces attraits très humains de nos jeunes Bahamba pour répandre la bonne semence dans leur cœur et leur intelligence».

Ce texte est très explicite : l’école sert à conserver et à préserver ; elle vise à la formation morale plus qu’intellectuelle ; elle est un appât. L’enseignement de la mission ne doit concourir qu’au développement de l’Église catholique dans le territoire du vicariat. Il est donc également logique dans la pensée de Mgr Hirth de souhaiter la suppression des écoles qui ne servent pas à la réalisation de cet objectif. Quand il annonce à son supérieur général que l’école gouvernementale de Shirati est fermée « par défaut de fonds » et qu’« on prépare la suppression de celle de Mwanza », il conclut par ces mots : « Ce serait un bien si nous pouvions obtenir partout la suppression des écoles du gouvernement dans ce vicariat, car tôt ou tard, elles tomberaient sous la direction d’un maître musulman ». Dans le même sens aussi, on comprend qu’à partir de 1905, la mission supprime les écoles obligatoires ouvertes dans la plupart des stations à partir de 1902. « Il n’y avait bénéfice pour personne, écrit Mgr Hirth dans le rapport du vicariat, ni pour le gouvernement, ni pour la mission, ni pour les indigènes ». S’il y eut donc à un certain moment collaboration avec l’autorité coloniale, ce fut surtout dans un but intéressé. Décrivant le fonctionnement de l’établissement scolaire de Save au Rwanda, le père responsable signale que si on peut « continuer cette école pendant quelques années, la mission sera en bonne voie, « car, ajoute-t-il,  nous aurons là une pépinière de néophytes bien formés, et la colonie pourra elle-même trouver quelques recrues dévouées à ses intérêts ». Cette dernière observation est la seule de ce genre rencontrée dans les écrits des missionnaires de l’époque. Elle indique néanmoins un des buts annexes assigné à l’école dès le début de ce siècle : former des fonctionnaires pour l’administration coloniale. Mais ici, comme au Buganda, ces fonctionnaires chrétiens, s’ils vont peut-être servir l’État colonial, devront surtout assurer et maintenir l’influence de l’Église catholique dans cet État. Dans ce sens aussi s’explique la création d’une école spéciale à la cour du mwami du Rwanda. Un catéchiste ganda y enseignait le swahili au souverain et à son entourage, et apprenait la lecture aux jeunes pages de la cour. Il devait toutefois s’abstenir de tout prosélytisme. Les pères jugèrent important de garder dans ce milieu très fermé pour eux, cet homme de la mission. Il leur y assurait, maigre tout, sinon une influence, du moins une présence sans doute salutaire.

Fidèle aux directives du fondateur des Pères Blancs, Mgr Hirth voyait aussi dans les établissements scolaires un moyen pour la formation d’auxiliaires de la mission. Il n’a pas créé d’école de catéchistes, comme celle qui existait au Buganda, mais dans plusieurs postes, une classe spéciale était chargée de préparer ces auxiliaires. A Kamoga, une école pareille fonctionnait depuis quelques années. La grande difficulté rencontrée ici, était le recrutement des candidats. « Dès qu’un enfant est un peu grand, rapporte le diaire du poste, les parents le retiennent à la maison, soit pour garder les chèvres, soit pour cultiver ». Nous parlerons encore de ce problème, parce qu’il se présenta à plusieurs endroits. Dans l’île de Kome, un établissement pour former des catéchistes existait depuis la fondation du poste en 1900. « Sa Grandeur le vicaire apostolique ne cesse de nous répéter qu’une des œuvres les plus pressantes, c’est la formation d’auxiliaires indigènes », note le supérieur du poste. Les élèves y reçoivent des leçons de lecture, d’écriture, de calcul, de swahili et d’allemand. « II va sans dire, écrit le même père, que la formation religieuse passe avant tout ». Depuis 1903, le Nyanza méridional disposait également d’un séminaire en vue de former des prêtres.

Le vicariat possédait donc un réseau scolaire, beaucoup moins développé sans doute qu’en Uganda, mais important tout de même. Des ébauches d’écoles post-primaires pour la formation d’auxiliaires et pour l’instruction des fils de notables à Nyanza au Rwanda, coiffaient un réseau assez vaste d’établissements élémentaires. L’organisation interne de ces écoles était aussi moins élaborée qu’au Nyanza septentrional. Mgr Hirth, s’il insistait sur l’importance de l’enseignement, ne donnait à ce moment que peu d’indications concrètes pour l’organiser. La mission n’en était qu’à ses débuts. Il faudra attendre quelques années encore avant de rencontrer ici un développement semblable à celui du vicariat du nord. En tout cas, dans chaque station se trouvait une école primaire, où les enfants apprenaient à lire et écrire. Dans les postes plus anciens, était établie une « deuxième classe plus avancée ». C’étaient les écoles de catéchistes ou d’auxiliaires, dont nous avons traité plus haut, et qui devaient fournir aussi le personnel enseignant pour les établissements scolaires des différentes missions. A ce moment, la règle adoptée en Uganda et qui liait la connaissance de la lecture à la possibilité d’obtenir le baptême, n’était pas encore appliquée dans le vicariat. Elle le sera quelques années plus tard. Le nombre des élèves était donc inévitablement assez peu élevé, sauf pour la période de 1903 à 1904, pendant laquelle on s’était efforcé avec l’aide de l’autorité coloniale, de rendre l’école obligatoire.

De fait, en examinant les statistiques officielles publiées régulièrement à partir des années 1903-1904 dans les Rapports Annuels, on remarque que le nombre d’élèves passe de 1.067 en 1902, à 2.709 en 1903, et à 3.612 en 1904; l’année suivante, le chiffre retombe à 1.735. Ces données sont toutefois assez relatives : elles indiquent seulement que pendant la période de 1903 à 1904, un plus grand nombre d’enfants étaient inscrits dans les écoles. Cela ne veut pas dire qu’ils fréquentaient effectivement les classes. De plus, les statistiques officielles ont souvent tendance à embellir la réalité. Mgr Roelens, par exemple, le signale à plusieurs reprises, et le père Malet, visiteur de Maison-Carrée en Afrique centrale, décrit même certains rapports comme « une vaste fumisterie ». Les jugements de ce père sont cependant assez acerbes et souvent trop critiques. Nous avons toutefois pour le cas du vicariat du Nyanza méridional un autre document qui nous éclaire d’une façon beaucoup plus précise sur le nombre d’enfants qui fréquentaient les écoles dans ce territoire. C’est le rapport du vicariat, composé par le P. Sweens, supérieur régional. Nous avons signalé que le chiffre officiel de 1905 indiquait une présence de 1.735 enfants dans les écoles. Pour le père Sweens, il n’y en avait, pour la même année que de 500 à 550, et il estimait en plus, que les résultats de l’enseignement était « insignifiants ». Pourquoi? Parce-que, selon lui, les missionnaires s’en occupaient très peu ou fort mal. Dans certains postes, les enfants étaient e employés à surveiller les travailleurs », dans d’autres, la classe ne se faisait pas, malgré qu’un certain nombre d’enfants y étaient inscrits. Là, où les élèves étaient plus nombreux, c’était parce qu’ils e étaient payés pour leur présence ». On avait, de fait, sur la recommandation de Mgr Hirth, pris l’habitude, dans certaines stations, de rétribuer les enfants pour venir à l’école. Nous aurons encore à reparler de ce phénomène assez particulier qui consistait à rétribuer les élèves qui fréquentaient régulièrement les classes.

Le tableau plutôt négatif que brosse le père régional de l’état de l’enseignement dans le vicariat, s’explique, sans doute, en partie par le fait qu’il y avait d’abord peu de directives précises données par le vicaire apostolique au sujet des écoles. Le développement de cette oeuvre souvent difficile dépendait pour une grande part de l’énergie et de la capacité des missionnaires qui en avaient la charge. Dans beaucoup de cas, le P. Sweens le constata, le père responsable des écoles, en laissait la presque entière responsabilité à l’instituteur africain, qui n’avait, en général, qu’une formation professionnelle plus que sommaire. L’ensemble des missionnaires était, en plus, absorbé par des tâches d’installation et d’organisation. N’oublions pas que le vicariat était très jeune, et qu’il ne comptait, lors de sa fondation en 1894 que deux postes. Tous les autres étaient donc de fondation récente. Le vicaire apostolique lui-même était pris par le désir d’e occuper le terrain avant les protestants ». Depuis l’année 1900 d’ailleurs, une grande partie de son énergie et de son travail était absorbée par la création et l’organisation de la mission dans le Rwanda. Ce pays, qui montrait beaucoup de ressemblance avec le Buganda, qu’il venait de quitter, eut bientôt sa préférence. L’évêque s’occupa donc forcément moins des autres régions de son immense vicariat.

Il faut signaler enfin que la création d’un réseau scolaire dans ces régions encore plus ou moins indépendantes à l’époque, rencontrait inévitablement des difficultés beaucoup plus grandes que dans un pays comme l’Uganda, où les bouleversements successifs de 1885 à 1892 avaient formé une société nouvelle et plus réceptive aux innovations apportées par les missionnaires. Dans une lettre au supérieur général, un missionnaire du Rwanda expose très clairement les problèmes auxquels se heurtait la fondation d’une école à cette époque.

« Où les parents se montrèrent mécontents, écrit-il, c’est quand on voulut ouvrir des écoles et exiger que les enfants viennent à la mission étudier les lettres de l’alphabet. Pour lors, ils n’y voyaient aucune utilité et surtout qui garderait les chèvres, qui irait chercher le bois, qui cultiverait le champ. Pour comble de malheur, quelqu’un (le démon sans doute) avait fait courir le bruit que les missionnaires creusaient un vaste souterrain qui aboutissait jusqu’en Europe, et qu’ils voulaient se saisir de tous les enfants pour les conduire chez eux. Nous dûmes tenir compte d’abord des réclamations des parents : il fut décidé que les enfants ne viendraient à la classe que le matin seulement et encore cinq jours par semaine, le dimanche et le jeudi étant jours de congé. A ces conditions, les parents consentirent peu à peu à laisser venir les enfants ; par ailleurs, le bruit ridicule à propos du souterrain s’évanouit bientôt : aussi le nombre des enfants s’accrût de jour en jour ».

Dans le chapitre consacré à l’éducation traditionnelle, nous avions signalé comment les enfants partageaient très tôt la vie laborieuse de leurs parents. L’école vint ainsi perturber toute l’organisation socio-économique locale. On comprend la difficulté réelle de rassembler un groupe d’enfants dans une classe à la mission pour y apprendre des notions que les parents jugeaient complètement inutiles. La crainte de voir disparaître ou même mourir les enfants au contact des Blancs est signalée à maints endroits. Selon P. Erny, cette image du Blanc anthropophage qui mange les petits, serait répandue à travers toute l’Afrique subsaharienne. Ceci provient sans doute en grande partie de la pratique adoptée par les missionnaires de l’époque de baptiser les enfants « à l’article de la mort ». Cette façon de conférer le baptême, fit croire aux gens que ce geste provoquait la mort. Dans beaucoup d’endroits, on cachait bientôt enfants et malades à l’approche du missionnaire. La crainte vis-à-vis du missionnaire perdura longtemps. On signale encore en 1911 dans le rapport de la mission de Nyundo, au Rwanda, qu’« on cache les malades », parce que « les sorciers répandent le bruit que les prêtres et les chrétiens tuent les enfants en leur administrant un remède tout à fait mystérieux ».

L’état de l’organisation scolaire dans le vicariat du Nyanza méridional se trouve, à la fin de l’année 1905, dans une situation peu reluisante. Si on le compare au réseau scolaire de son voisin du nord, on remarque aisément que dans le territoire confié à Mgr Hirth, tout reste encore à réaliser. Il y existe, bien sûr, dans chaque mission, un ou deux établissements qu’on peut appeler « écoles », mais qui ne représentent que peu de choses. Une courte période de collaboration directe avec le pouvoir colonial voit monter en flèche le nombre ‘d’enfants scolarisés. Dans l’île d’Ukerewe, les pères annoncent même que « grâce à cet appui pour assurer la fréquentation a on atteindra un total de « 10.000 élèves », et qu’on pourra leur apprendre « tout à la fois à épeler les lettres de l’alphabet et à leur enseigner la doctrine chrétienne ». Cet espoir ne fut cependant qu’une illusion. Dans le rapport du P. Sweens, on peut lire quelques années plus tard : « A Ukerewe, dans une première division se trouvent quelques enfants dont on espère faire des catéchistes et dans une deuxième une quarantaine d’enfants chrétiens apprennent l’alphabet ». On est très loin des 10.000.

L’école s’oriente à partir de 1905 surtout, beaucoup plus vers la formation d’auxiliaires que vers une action proprement éducative. Plus encore qu’ailleurs, l’établissement scolaire, au Nyanza méridional, n’a d’autres objectifs que de servir la Mission. On a l’impression que pour Mgr Hirth et la plupart de ses missionnaires, l’école en soi n’a que fort peu d’utilité. Elle n’a de valeur et de raison d’être que dans la mesure où elle est un instrument efficace de conversion ou de formation religieuse.