LES PREMIÈRES ÉCOLES DE L’UNYANYEMBE

  1. Mgr François Gerboin et la reprise de la Mission

En 1889, les Pères Blancs avaient quitté le poste de Kipalapala pour se retirer à Kamoga, au Bukumbi. Le provicariat de l’Unyanyembe ne possédait donc plus ni stations, ni personnel : son existence était réduite à une sorte de mission fantôme. Cette situation dura presque deux ans. Nous avons déjà signalé que l’occupation du pays par le pouvoir colonial allemand avait créé pas mal de tensions. Aussi, les pères avaient-ils préféré attendre des jours plus calmes pour envisager une nouvelle fondation.

Vers le milieu de 1890, la région semblait redevenue suffisamment paisible pour une éventuelle reprise de la mission. Ce qui manquait maintenant c’étaient les hommes pour l’entreprendre. Le 15 novembre de la même année toutefois, arrivait à Tabora une caravane de missionnaires Quatre d’entre eux étaient destinés à la mission de l’Unyanyembe. On pouvait donc songer sérieusement à reprendre le travail dans le provicariat. Le père Gerboin, qui faisait partie du groupe des nouveaux arrivants, était chargé d’entreprendre et de diriger cette action.

François Gerboin, né à Laval (Mayenne), le 22 février 1847, était entré clans la Société des Pères Blancs en 1872. La congrégation venait d’être fondée depuis quatre ans seulement. Aussi, le petit nombre de missionnaires obligeait à des changements fréquents. Le jeune père Gerboin, ordonné prêtre le 30 mai 1874, fut nommé dans diverses missions de Kabylie. Il s’y révéla être un missionnaire très pieux, dévoué et surtout très bon. Après avoir passé neuf ans parmi les Kabyles d’Algérie, il est appelé à la direction du noviciat des frères, et en 1884, il devient assistant général et secrétaire du conseil de la congrégation. En juin 1890 enfin, il reçoit sa nomination pour l’Afrique centrale, avec mission particulière de faire renaître le provicariat de I’Unyanyembe.

Le 16 février 1891, le P. Gerboin fonde le premier poste de la région, Ushirombo, qui devient sa résidence. Les stations vont se multiplier : Msalala est créé en 1893, Ndala en 1896; durant cette même année aussi, les pères pénètrent au Burundi ; en 1900 enfin, on peut ré-ouvrir une station à Tabora. Entretemps, le 21 septembre 1897, Mgr Gerboin avait été sacré évêque à Kamoga par Mgr Hirth.

Le nouveau vicaire apostolique était arrivé en Afrique centrale à l’âge de quarante-trois ans. Il en avait cinquante maintenant. Il ne possédait plus le dynamisme ni l’énergie des jeunes évêques de l’Uganda et du Nyanza méridional. Il donna peu de directives à ses missionnaires, laissant à chacun le soin d’organiser son travail comme il l’entendait. Il était cependant estimé par les pères qui travaillaient sous sa juridiction.

« Monseigneur aima profondément ses missionnaires, écrit l’un d’eux au lendemain de la mort du vicaire apostolique. C’était une affection qui se traduisait plus par des faits que par les paroles. Aussi Monseigneur était-il chéri de tous ses missionnaires (…). Il a été bon, très bon ; il a été aimé, très aimé ».

D’un tempérament plutôt passif et timide, mais pieux, généreux et affable, Mgr Gerboin s’occupa surtout de la station d’Ushirombo, où il résidait. Dans ses visites pastorales, il se contenta, en général, d’encourager les pères, mais n’y apporta point l’enthousiasme et l’énergie nécessaire au développement d’un vicariat. Peut-être plus encore qu’à d’autres, on songe à lui, en relisant la phrase du cardinal Lavigerie qui rappelait aux évêques-Pères Blancs que « dans leur diocèse d’origine, ils seraient probablement restés simples curés de campagne ».

  1. L’oeuvre des écoles

La situation du vicariat de l’Unyanyembe ressemblait fort à celle du Nyanza méridional : peu de stations, peu de personnel, un territoire assez vaste, dans la colonie de l’Afrique orientale allemande. Ici comme là, on conserva, par exemple, encore pendant longtemps des orphelinats. Signalons en passant, qu’à Ushirombo, un orphelinat de filles était dirigé par la veuve du médecin-catéchiste François Goge tué pendant la guerre civile de l’Uganda. Dès 1894 toutefois, elle fut remplacée par des religieuses qui venaient de s’établir dans la station.

Le nombre des rachetés ne fut pas très élevé. D’après les chiffres officiels, publiés dans les différents rapports, il se situait dans les environs de deux cents. Le supérieur régional, par exemple parle de 225 orphelins, garçons et filles, pour l’année 1905. En dehors des classes de catéchisme, on n’enseignait à ces enfants que la lecture. Le reste du temps, ceux-ci étaient occupés au jardinage ou à des travaux domestiques. Arrivés à l’âge adulte, ils étaient mariés par l’intermédiaire des missionnaires et s’établissaient dans les environs de la mission, formant de petits villages chrétiens. Nous avons déjà parlé à maintes reprises de cette façon d’agir. Ici, à Ushirombo, on signale avec fierté que certains d’entre eux avaient un rayonnement réel dans la région et qu’ils s’efforçaient de répandre autour d’eux leur foi.

Chaque station possédait aussi, au moins une école. On l’a déjà fait remarquer : Mgr Gerboin ne donnait guère d’instructions claires et précises à ses missionnaires. Tout dépendait donc de la conviction et surtout du savoir-faire de chaque père. La plupart des missionnaires estimaient au moins en théorie, que « l’oeuvre la plus importante était bien celle des écoles ». Pourquoi? Parce- que « par là, on pouvait atteindre les enfants, plus susceptibles de formation ». Comme dans les autres vicariats, les pères de l’Unyanyembe voyaient dans l’école un moyen nécessaire pour toucher la jeunesse. Ils ne lièrent cependant pas la connaissance de la lecture à la réception du baptême. L’école n’était donc point obligatoire à aucun degré. Ainsi, la fréquentation des établissements scolaires était-elle fort aléatoire. Elle pouvait quelquefois être importante et régulière quand, par exemple, le souverain local se montrait bienveillant pour la mission. Dans le diaire du poste d’Ushirombo, on signale ainsi qu’un « bon groupe de jeunes gens choisis, intelligents » est » envoyé par le roi Nabebe […] pour perfectionner leur instruction ». Mais de tels cas étaient rares, très rares même. Ce n’était finalement que dans le seul poste d’Ushirombo que les pères pouvaient écrire que leur « école marche à merveille ». En général, on peut dire que les écoles étaient peu fréquentées, et d’une façon très irrégulière.

« L’oeuvre des écoles n’est pas oubliée, rapporte le diaire de Muyaga au Burundi, mais c’est avec peine que l’on groupe de 20 à 30 élèves. Ils n’ont pas de goût pour la lecture nos Bayogoma ; ils n’en soupçonnent pas l’utilité, n’en sentent point le besoin ».

C’est la constatation faite par l’ensemble des pères du vicariat. Dans le rapport général de la mission pour l’année 1904, on peut lire :

« Malgré l’importance que nous attachons à ces écoles, elles sont loin d’être ce que nous voudrions. Cela tient à plusieurs causes dont la principale est le manque d’assiduité pour le plus grand nombre. Comme nous n’avons aucun moyen de rendre l’école obligatoire, y vient qui veut et quand il veut ».

Pourquoi les élèves ne venaient-ils pas? Il n’est pas très difficile de répondre à cette question. Un peu partout, les missionnaires en signalent les causes : le contexte économico-social d’abord, qui oblige les enfants à s’occuper de travaux agricoles et domestiques ; l’inutilité de l’école ensuite, dans l’univers culturel des populations. « Les Bayogoma continueront encore longtemps à ne pas soupçonner les avantages du système métrique, ou même de l’écriture », note un père de la station de Muyaga. Alors que faire ?

Une des solutions préconisées à l’époque était de rendre l’école obligatoire. Seul le pouvoir colonial semblait suffisamment puissant pour prendre une mesure pareille et amener la population à envoyer les enfants à l’école. L’autorité allemande était représentée dans le vicariat par le commandant de l’unique centre important du territoire, Tabora. Il est intéressant de s’arrêter un instant à l’évolution de l’école de cette localité, parce qu’elle montre clairement la situation de l’ensemble des établissements scolaires dans le vicariat. Quand les missionnaires s’établirent à Tabora en septembre 1900, ils espéraient obtenir quelque succès par la création d’une école.

« La population de Tabora, des plus bigarrées, et presque entièrement viciée par l’islamisme, écrit un père, ne pouvant être entamée par la prédication, il fallait donc […] pour hâter la conversion de ce peuple, jeter les yeux sur la jeunesse moins pervertie encore et plus facile à entamer ».

Dès leur arrivée, les missionnaires aménagèrent de fait un petit local pour y accueillir les futurs élèves. Le commandant de la station promit son aide. C’est lui qui, en grande assemblée, proclama l’ouverture définitive de l’école de la mission, et exhorta les parents à y envoyer leurs enfants. Pour pousser ces derniers à s’exécuter, il fit l’éloge de l’instruction et promit « des places lucratives dans les bureaux de l’administration », à ceux qui finiraient leurs études. « Hélas, rapporte le diaire, personne ne se présenta ». Quelques mois plus tard, le 11 mars 1901, le diaire note que l’école s’ouvre enfin avec quatre élèves, les domestiques des officiers de la station, et que « plusieurs fois déjà le chef de la station a invité les gens à envoyer leurs enfants à l’école», mais que tant qu’ils n’y seront pas forcés, ils ne viendront pas.

«Peut-être, conclut le diaire, que l’exemple donné par les officiers en décidera quelques-uns ». La situation resta ainsi à peu près inchangée pendant un an environ et chaque jour le père chargé de l’école était obligé d’apprendre, sans grands résultats évidemment, les rudiments de la lecture à de nouveaux arrivants. Fin 1901, un autre commandant vint occuper le poste de Tabora et exerça une pression plus forte sur la population pour l’amener à fréquenter l’école. Les pères s’en réjouirent.

« A l’arrivée du nouveau chef M. von Behring, les choses prirent enfin une meilleure tournure, écrit un père ; grâce à son appui nous comptâmes une moyenne de 25 élèves. Aujourd’hui, la plupart savent déjà un peu lire et écrire ainsi que tout le catéchisme ».

Malheureusement pour la mission, dès que le commandant de Tabora fut muté, l’école vit diminuer tous les jours le nombre des enfants. En 1905, elle ne comptait que 12 élèves originaires des campagnes environnantes. Aucun ne venait de la ville même. Devant l’insuccès de l’école de la mission, les autorités allemandes avaient entretemps ouvert leur propre école. Une même tentative fut faite pour peupler l’école de Msalala. Tous les souverains de la région furent convoqués à Tabora, où le commandant leur expliqua clairement qu’ils étaient obligés d’envoyer les enfants dans l’établissement de la mission. Ici, on obtint un certain résultat, puisque le rapport régional de 1905 signale qu’on compte quarante élèves « assidus » dans l’école de la station et que « les progrès sont moyens ».

Un autre moyen pour amener du monde à l’école était de rétribuer les enfants réguliers. On pratiquait cette méthode dans plusieurs stations avec plus ou moins de succès. « Pendant la saison sèche, quelques gamins des environs de la mission accourent vers l’école pour gagner les quelques pesas [argent] nécessaires à l’achat du bout d’étoffe qui forme tout leur complet», note un père. Et le rapport du P. Sweens révèle qu’à Ushirombo, « une vingtaine de catéchistes plus âgés suivent les cours et sont payés pour leur assistance ». Ce système que nous avons rencontré aussi dans le vicariat du Nyanza méridional ne résolvait donc pas le problème, pas plus d’ailleurs que l’intervention du pouvoir colonial. L’école restait un corps étranger dans le milieu traditionnel et ne répondait finalement à aucun besoin de la population. Les missionnaires y tenaient cependant, surtout parce qu’ils estimaient, comme dans les autres vicariats, que l’enfant scolarisé était non seulement meilleur chrétien, mais aussi propagandiste de la nouvelle religion. L’école devait former, comme le décrit un père, e des lecteurs noirs, et ceux-ci, à leur tour, nous l’espérons, nous viendront en aide pour l’instruction religieuse de leurs congénères ». Un autre missionnaire note que les enfants de l’école transportent « les idées chrétiennes dans leurs familles ». Les idées d’adaptation élaborées par Lavigerie doivent céder le pas devant le but suprême : amener au baptême le plus grand nombre possible d’individus, et la nécessité de former des auxiliaires pour atteindre ce but.

Dans cette perspective de constituer un groupe d’hommes qui viendraient en aide aux missionnaires, une école e cléricale » avait été établie à Ushirombo dès 1900. On y enseignait e le latin à quelques jeunes gens les plus pieux et les plus intelligents, en vue de les préparer au sacerdoce, ou du moins pour en faire des catéchistes ». Si le contenu de l’enseignement était un peu plus élaboré dans cet établissement, dans les autres écoles, il était, comme ailleurs, très sommaire. Un peu de lecture et d’écriture, et pour les plus avancés quelques cours d’allemand : voilà à peu près à quoi se résumait le programme. Dans les villages, les catéchistes-instituteurs apprenaient à lire aux enfants qui venaient suivre le catéchisme. Ce programme très réduit s’explique, encore une fois, par la finalité de l’école confessionnelle : former des chrétiens, et rien que des chrétiens.

En 1905, environ 232 enfants et 25 orphelins fréquentaient les écoles du vicariat. Ce chiffre est peu élevé. Il s’explique d’abord par le nombre restreint des postes : il n’y avait à ce moment que sept stations missionnaires. L’attitude même des missionnaires peut ensuite éclairer cette situation. Nous avons déjà signalé que Mgr Gerboin laissait faire les pères et qu’il intervenait très peu dans la vie du vicariat. Or, pour la majorité des Pères Blancs de l’Unyanyembe, l’école ne devait être qu’une sorte de catéchuménat, et rien que cela. « Nous ne voulons pas faire des savants qui ne seraient qu’un obstacle à la mission, écrit l’un d’eux, mais des gens éduqués, formés au christianisme». Un autre missionnaire pousse cette considération plus loin encore en notant : « la question scolaire, si agitée dans la colonie depuis quelques années, nous préoccupe aussi ; non pas pour savoir, si oui ou non il faut octroyer à tous les enfants noirs une instruction inutile, sinon dangereuse pour un grand nombre d’entre eux, mais simplement au point de vue de la vitalité de notre école ». Ces deux opinions dénotent chez ces missionnaires une attitude de méfiance vis-à-vis, non de l’institution scolaire, mais de son contenu. Les pères veulent éviter d’enseigner des matières qui susciteraient une classe d’hommes, qui, par leur science « inutile et dangereuse », créeraient un obstacle à la mission. L’école est nécessaire, même s’il faut l’imposer à la population, mais elle ne doit finalement servir que la cause de la religion. Elle devient un outil très utile sans doute, mais imparfait pour la propagation de la doctrine. On a l’impression que les missionnaires s’en passeraient même volontiers, si cela était possible. Mais, remarque l’un d’eux, si l’école périclite, « on ne manquerait pas alors de nous signaler comme ennemis du progrès », et elle permet quand même de « faire passer des idées chrétiennes que les enfants transporteront dans leurs familles ».

Dans l’Unyanyembe, l’école confessionnelle ne se développe que très lentement. Elle y apparaît, plus peut-être encore qu’ailleurs, comme un moyen nécessaire, mais équivoque de propagande religieuse.