LE RÉSEAU SCOLAIRE DE L’UGANDA

  1. Au lendemain des guerres civiles

Le 22 avril 1893, un traité de pacification avait été signé entre catholiques et protestants, mettant fin à la guerre qui avait ravagé le pays. La Grande-Bretagne avait établi sa domination sur la région, et le Protectorat de l’Uganda, englobant bientôt un grand nombre d’États situés au nord du lac Victoria, connaissait maintenant la pax britannica. Dès 1891, il était devenu évident que les Ganda allaient jouer un rôle prépondérant dans l’histoire future du protectorat. A l’intérieur du Buganda, des changements fondamentaux dans l’ordre politique, social et religieux avaient, en très peu de temps, bouleversé toutes les structures anciennes. L’activité des sociétés missionnaires, les guerres civiles de 1888 à 1892 et enfin le partage du pays en zones catholiques et protestantes, résultat des traités de 1892 et 1893, étaient autant de facteurs qui avaient provoqué ces transformations. La division des fonctions et des terres avait consolidé et élargi la position de la classe dirigeante chrétienne et réaffirmé aux yeux de la nation, la reconnaissance du christianisme comme la religion de la légitimité. Ces bouleversements avaient aussi provoqué la dislocation de l’ancien ordre social. De nombreux Ganda avaient en outre été contraints de quitter leur foyer et s’étaient fixés dans les régions voisines, répandant ainsi dans l’ensemble du territoire les nouvelles idées concernant la Société et la Religion. Toutes les conditions pour une large et rapide diffusion de la doctrine chrétienne se trouvaient ainsi réunies. Les missionnaires des différentes confessions se voyaient débordés par la poussée des habitants vers les catéchuménats. Il fallait se hâter de tout organiser pour canaliser cette demande de la population. Nous avons déjà signalé comment Mgr Hirth avait quitté la direction du vicariat. Mgr Guillermain lui succéda, mais mourut le 14 juillet 1896, huit mois et demi après son sacre. Rome nomma alors le supérieur du poste de Rubaga, le père Henri Streicher, comme nouveau vicaire apostolique du Nyanza septentrional.

  1. Mgr Henri Streicher

Le nouvel évêque, né le 29 juillet 1863 à Wasselonne dans la catholique Alsace, était arrivé au Buganda au début de l’année 1891. Après son ordination en septembre 1887, il avait enseigné pendant deux ans l’Histoire de l’Église et la Bible au Séminaire grec-melchite de Jérusalem, puis, pendant un an, la théologie dogmatique au scolasticat des Pères Blancs à Carthage. Ce temps consacré à l’enseignement permit au jeune père d’approfondir surtout ses propres connaissances. Aucune formation particulière ne l’avait préparé à cette tâche d’enseignant. Le 17 juin 1890, il fut nommé pour la mission du Victoria-Nyanza, où il débarqua le 25 février de l’année suivante. Il fut immédiatement nommé supérieur de Kiwala, un poste à fonder dans le Buddu. Pendant la guerre civile de 1892, cette station fut détruite. Après le premier traité, qui mit fin à la guerre, le P. Streicher établit la mission près du village de Lubale, et l’appela Villa-Mariya, nom qui lui est resté. La mission s’y développa rapidement. Le père Streicher parvint à établir un poste non seulement bien équipé, mais surtout plein de dynamisme et en expansion constante. Sa réussite fut telle qu’elle attira l’attention du vicaire apostolique, Mgr Hirth d’abord, Mgr Guillemain ensuite. Ce dernier l’appela à Rubaga pour y gérer la station centrale. C’est là qu’il reçut sa nomination de provicaire d’abord, puis de vicaire apostolique. Il fut sacré à Kamoga par Mgr Hirth, le 15 août 1897. Le nouvel évêque n’avait que trente-quatre ans.

Intelligent et énergique, Mgr Streicher allait, durant de longues années, diriger le vicariat du Nyanza septentrional avec fermeté. Il se montra autoritaire et indépendant, même vis-à-vis de ses supérieurs de Maison-Carrée. L’Uganda était sa mission, et il n’admettait que très difficilement que d’autres puissent s’en occuper. Toutefois, bon organisateur, il développa son vicariat d’une façon remarquable. Parmi les oeuvres auxquelles il attacha une importance considérable, il y avait les écoles.

  1. Création d’un réseau scolaire

Nous avons vu que Mgr Hirth déjà avait jugé inutile de « poursuivre l’oeuvre coûteuse et ingrate des orphelins », et qu’il avait décidé d’interrompre tout rachat. Cette décision fut maintenue. L’Uganda fut la première de toutes les missions des Pères Blancs de l’Afrique centrale à abandonner cette forme d’activité. Dans le rapport du vicariat à la Propagande de 1895, on peut lire que « la mission n’a pas d’orphelinat proprement dit ». On ajoute à cette affirmation qu’« il y a cependant dans les stations quelques enfants rachetés », et que d’autres orphelins « sont placés dans les meilleures familles chrétiennes ». Le chapitre des orphelinats, ce premier aspect du travail d’éducation des missionnaires, est donc définitivement clos dans ce vicariat.

Les pères se consacraient maintenant à peu près entièrement à l’oeuvre de conversion auprès de populations locales. Cette tâche les absorbait entièrement, et comme nous venons de le voir, la poussée vers la mission des peuples de l’Uganda, comblait largement l’attente des missionnaires. Les appels à Maison-Carrée en vue d’obtenir de l’aide sont nombreux, et les chiffres avancés pour prouver la véracité et le bien-fondé des demandes, sont vraiment extraordinaires. Ils sont sans doute exagérés. « Nous ne parlons pas de notre population catholique de cent mille âmes dont vingt-deux mille baptisés, écrit le P. Streicher, provicaire du vicariat. Nous ne parlerons pas de nos écoles bondées d’enfants et privées de maîtres pour les instruire ».

Les écoles, il y en avait dans chaque station et elles étaient remplies d’élèves. Rappelons-nous d’abord que pour les Pères Blancs, l’éducation scolaire restait, sinon la première du moins une des tâches les plus importantes à accomplir. Dans l’édition de 1895 des Constitutions des missionnaires, on peut lire sous le titre Oeuvres diverses de la Société :

« On place en tête les écoles et les orphelinats parce qu’ils sont, dans beaucoup de pays, l’œuvre la plus importante. De la bonne éducation, en effet, d’un certain nombre d’enfants dépend généralement le succès futur d’une mission […]. Les missionnaires devront donc, dans les diverses stations, s’appliquer à grouper des enfants, soit au moyen d’écoles, soit au moyen de rachats ou d’adoptions, selon les lieux et les ressources ».

Un peu plus loin, les mêmes Constitutions, sous le titre Règles spéciales – Œuvres du zèle», rappellent qu’on place « en tête des oeuvres de zèle l’éducation des enfants », et que « les missionnaires qui y sont appliqués le regarderont comme le plus fructueux ».

Conscient de cette obligation et convaincu de l’importance d’un bon réseau scolaire, Mgr Streicher insista beaucoup auprès des pères, et à maintes reprises, sur la nécessité d’avoir dans chaque station au moins une bonne école. Dans les instructions qu’il laissait dans les différentes stations dont il faisait la visite, le vicaire apostolique revenait avec insistance sur cette obligation. Ainsi, par exemple, en 1900, il constate un certain fléchissement dans la mission de Villa-Mariya.

«Je regrette, note-t-il, que vous ayez perdu de vue […] l’importance de cette oeuvre, capitale cependant pour l’avenir de votre chrétienté [….] Mes bien chers confrères, je fais appel à tout ce que vous avez de zèle et d’amour de votre troupeau, et je vous engage à reprendre avec un dévouement nouveau l’oeuvre de l’instruction de votre jeunesse ».

Le jeune évêque écrit un peu plus tard dans le même sens aux confrères de Bikira :

« Je fais appel à tout ce que vous avez de zèle et d’amour pour votre troupeau et je vous engage à poursuivre et à perfectionner l’oeuvre des écoles, qui, quoique établie à Bikira, ne mérite guère encore que d’être appelée de bons commencements ou d’heureux débuts ».

Et enfin dans le poste de Bujuni, Mgr Streicher peut écrire :

«  J’ai été agréablement surpris et réjoui du grand nombre d’enfants qui se pressent dans votre école. Cette nombreuse et vivante jeunesse, presque uniquement composée de Bayoro, me remplit de confiance dans l’avenir de votre mission ».

Ces trois extraits d’instructions, laissées par l’évêque dans des stations missionnaires de son vicariat pendant la même année, montrent clairement l’importance que celui-ci attachait aux écoles.

Ces mêmes écrits de l’évêque font apparaître aussi distinctement les buts visés par les écoles de mission. Celles-ci doivent d’abord et avant tout être « un soutien pour la foi et un puissant moyen de persévérance ». Ce n’est pas la première fois que nous rencontrons une telle affirmation. C’était l’objectif des orphelinats, comme des toutes premières institutions scolaires : l’école doit convertir, elle doit permettre d’enseigner la religion, et maintenir ainsi l’enfant dans un climat et un contexte religieux. Mais, d’autres finalités étaient assignées encore aux établissements scolaires.

«Il est à prévoir, notait Mgr Streicher, que maintenant que l’administration du pays est tout entière entre les mains du gouvernement du Protectorat qui seul nommera et destituera les fonctionnaires, il faudra, pour obtenir une charge, savoir au moins lire et écrire. Ce qui revient à dire que les illettrés seront exclus de toute fonction politique et par la suite, privés de toute influence »,

L’école doit donc aussi servir à la formation de fonctionnaires pour l’administration coloniale. Il s’agit de garder une influence dans le pays par la présence de catholiques dans les emplois créés par le gouvernement. Ce n’est pas tout. L’établissement scolaire doit aussi « former des catéchistes-instituteurs indigènes », préparer des élèves pour le petit séminaire, et enfin former « une maîtrise (…) dont le chant attirera les fidèles aux offices divins ». Ce sont là des auxiliaires nombreux, qui pourront aider les pères dans leurs différentes tâches, aussi bien de l’instruction que du culte, et ce sont les écoles qui doivent les fournir. L’oeuvre scolaire représente vraiment tout un programme d’action pour les missionnaires, qui la jugent nécessaire et même indispensable pour la réussite finale de leur action.

Il ne suffisait pas d’être convaincu de la nécessité de créer ou de développer les écoles, il fallait encore prendre les mesures nécessaires pour y arriver. En 1894 déjà, sous l’impulsion de Mgr Hirth, au moins un établissement scolaire avait été créé dans chaque mission. Dès l’année suivante, les rapports du vicariat insistent sur ce fait. On va assister maintenant à une mise en place de plus en plus élaborée d’un réseau scolaire. Il faut signaler d’abord la recommandation qui est faite par Mgr Streicher de n’admettre au catéchuménat que des enfants qui savent « épeler les lettres de l’alphabet», et de n’administrer le baptême qu’à ceux qui « lisent couramment ». Cette recommandation devient bientôt une obligation.

« Pour prévenir la désertion de votre école, écrit le vicaire apostolique, déclarez à tous les enfants et jeunes gens aspirant au baptême que l’assiduité aux classes n’est pas facultative, mais obligatoire. Tous les enfants jusqu’à l’âge de quatorze à seize ans devront savoir au moins épeler les lettres de l’alphabet avant d’être admis au catéchuménat du soir et pour avancer au baptême, ils devront savoir lire couramment ».

Cette mesure porta ses fruits. Dans le rapport général du vicariat pour l’année 1903-1904, on peut lire que « l’assiduité des enfants encore catéchumènes est singulièrement favorisée par la règle adoptée dans tous nos postes de n’admettre au baptême aucun enfant âgé de moins de quinze ans ne sachant pas lire». Les missionnaires se félicitent de cette disposition, qu’ils jugent particulièrement bienfaisante. « On ne saurait croire, écrit l’un d’eux, la différence que l’on remarque entre un enfant possédant quelques notions de lecture et d’écriture et celui qui y est resté étranger ». Dans chaque mission, existait ainsi au moins une école pour les enfants catéchumènes. Bientôt, d’autres centres du même genre furent créés dans les villages. On peut donc parler d’écoles centrales pour catéchumènes, à la station missionnaire même, et élémentaires ou de villages, dans les hameaux des environs.

A côté des enfants-catéchumènes, il y avait aussi le groupe des chrétiens, c’est-à-dire, les enfants déjà baptisés ainsi que ceux nés de parents chrétiens, dont les missionnaires voulaient s’occuper. Cette dernière partie de la jeunesse surtout, était considérée par les pères comme le noyau et l’espérance de la chrétienté future.

« Le sang de ces jeunes, baptisés dès le berceau, écrit un missionnaire, est moins païen, moins gâté ; les fronts sont plus joyeux et moins bas, les yeux plus limpides, les manières plus délicates et le cœur plus apte à saisir ces suavités de notre Foi, qu’un long éloignement du paganisme en général permet seul de goûter ».

Dans la plupart des postes, une ou deux classes pour enfants chrétiens fonctionnent normalement. Ainsi, en 1902 à Villa-Mariya, cette « école se compose de plusieurs cours. Le premier comprend les enfants chrétiens ayant fait leur première communion et sachant lire : c’est le cours d’écriture et d’arithmétique ». Le rapport signale à cette occasion que cette dernière science « est devenue nécessaire en ces temps modernes ». Une deuxième classe existe et elle regroupe « les enfants chrétiens n’ayant pas encore fait leur première communion et ne sachant pas lire. Ce cours est appelé le cours de l’Histoire Sainte parce que, après l’alphabet, c’est dans l’Histoire Sainte qu’ils se perfectionnent à la lecture ».

On voit donc apparaître très tôt un double réseau d’établissements scolaires : en premier lieu, les écoles pour enfants catéchumènes dans lesquelles on enseigne la lecture. Il y en a au poste central et dans les différents villages qui se trouvent sous sa juridiction. C’est la voie obligatoire pour arriver au baptême. A côté de celles-ci. Il y a les écoles pour néophytes. On y apprend soit la lecture, soit l’écriture et l’arithmétique. Le nombre d’enfants touchés par cet enseignement est assez impressionnant. Le rapport du vicariat pour l’année 1903-1904 signale que « les quarante-cinq écoles placées sous la surveillance immédiate des missionnaires sont régulièrement fréquentées par 5.730 élèves ». Le rédacteur du rapport a soin d’y ajouter : « Je dis : régulièrement, car ce chiffre 5.730 représente non pas le nombre des enfants qui ont passé durant l’année un temps plus ou moins long dans nos établissements scolaires, mais il représente la moyenne des présences de chaque jour ». « En plus de ces quarante-cinq écoles qui fonctionnent dans les stations sous les yeux des missionnaires », 248 écoles de villages sont desservies par les catéchistes. Ici la fréquentation est moins nombreuse et moins régulière. Le rapport parle d’une moyenne de 4.960 ou de vingt enfants par école. L’ensemble de ces chiffres signifie qu’à cette époque, plus de dix mille enfants fréquentaient plus ou moins régulièrement les différentes écoles du vicariat.

A côté de cet enseignement qu’on pourrait qualifier d’élémentaire ou de primaire, et qui s’adressait à l’ensemble de la population, existait déjà une ébauche d’instruction secondaire et même supérieure. Celle-ci ouvrait ses portes à une élite intellectuelle et religieuse, sortie du premier réseau. Il y avait d’abord le Petit Séminaire. Mgr Hirth l’avait créé en 1893. Dix ans plus tard, il comptait quarante élèves, et avait déjà préparé six jeunes gens à entrer au Grand Séminaire qui venait d’ouvrir ses portes. A côté de ces deux premières institutions cléricales, un autre établissement spécialisé avait été créé en 1902 pour la formation de catéchistes. Enfin, un autre enseignement était sur le point de voir le jour. Le rapport du vicariat pour l’année 1903-1904 signale qu’ « une classe payante d’anglais sera ouverte incessamment à Sainte-Marie de Rubaga ». Nous aurons encore l’occasion de parler de cette école. Signalons toutefois en passant que cette « classe payante d’anglais » de Rubaga est une école pour l’élite dirigeante du pays. Les pères inaugurent ainsi un enseignement de classe en Uganda. Les dirigeants du pays appartiennent au milieu possédant. Les missionnaires renforcent maintenant la mainmise de ce groupe sur la société traditionnelle en lui conférant, en plus, l’auréole du savoir.

Dès cette époque aussi, les supérieurs de Maison-Carrée proposent à plusieurs reprises au vicaire apostolique de faire appel à une congrégation de frères enseignants pour s’occuper des écoles primaires du vicariat. Après de nombreuses discussions, le conseil épiscopal et Mgr Streicher lui-même écartent cette éventualité. La raison? « Les frères en question coûteraient bien cher, et ensuite leurs « services trop restreints» seraient « beaucoup plus profitables au gouvernement du Protectorat qu’à la cause de la religion ». « Ces écoles ne serviraient que pour un nombre restreint d’enfants » et finalement permettraient simplement à ceux-ci de recevoir une charge publique du gouvernement. Ce qu’il faut, estiment les missionnaires à l’oeuvre en Uganda, c’est « embrasser l’enseignement des enfants de tout le vicariat ». Ce texte révèle une fois de plus et très clairement que récole de mission ne doit servir que « la cause de la religion ». Les missionnaires adoptent une attitude très ecclésiocentrique. Ce qui compte pour eux, c’est le renforcement de l’institution ecclésiale, plus que la promotion humaine. Nous décelons dans ce texte encore un autre comportement typique pour l’époque : les pères veulent bien collaborer avec l’autorité coloniale, mais seulement dans la mesure où cette collaboration est intéressante et utile pour la mission et ses oeuvres. Nous aurons encore l’occasion d’en reparler plus loin, mais soulignons quand même déjà cette tendance générale.

La direction du vicariat rejette donc la venue des frères enseignants pour les raisons indiquées plus haut. On peut en plus supposer que ce refus est motivé également par la crainte de voir s’établir dans l’Uganda une congrégation échappant en partie à la juridiction du vicaire apostolique. A l’époque, une rivalité réelle cloisonnait chaque congrégation dans son territoire.

Quel était le personnel enseignant au travail dans ces écoles primaires? Dans chaque poste, un père en était spécialement chargé.

C’est sous sa direction que tout l’ensemble était organisé. Les instituteurs, il les trouvait parmi les chrétiens les mieux formés, les plus doués et les plus pieux. A partir de 1893, date de la fondation du Petit Séminaire, bon nombre d’anciens de cet établissement remplirent la fonction d’enseignant. La mission du Bulemezi, par exemple, signale qu’elle possède « une école de garçons tenue par un jeune homme qui a fait ses études à Kisubi », et qui « leur apprend à lire, à écrire et à chanter ». On trouve peu de renseignements au sujet de ces enseignants. Le père chargé des écoles fait encore à ce moment-là, le gros du travail. L’instituteur n’est que son auxiliaire, qu’il a formé lui-même et qui enseigne sous son contrôle immédiat.

Nous avons déjà indiqué que ces écoles primaires touchaient un nombre considérable d’enfants. Les chiffres cités dans les statistiques des vicariats ne révèlent cependant pas l’ensemble de la réalité. La fréquentation des écoles pour catéchumènes est en général assez bonne. Nous l’avons vu : savoir lire est la condition indispensable pour accéder au baptême. Aussi, les classes de lecture attirent-elles de nombreux petits catéchumènes, qui viennent plus ou moins régulièrement suivre l’instruction. Il n’en était pas de même de la classe d’écriture. « Dès que nos enfants ont reçu le baptême, ils s’empressent de retourner au foyer paternel, remarque un missionnaire. C’est perdre son temps que de les inviter à rester à la mission, où ils pourraient facilement perfectionner leur instruction ». Cette constatation se rencontre pratiquement dans toutes les stations. Un père de Mbarara écrit dans le même sens : « Les habitants de l’Ankole montrent peu d’empressement pour l’instruction profane ; ils se demandent encore de quelle utilité elle pourrait bien être ». A Nandere, même son de cloche : « Si nos catéchumènes viennent régulièrement à l’école, il n’en est plus de même pour les enfants qui ont reçu le baptême. Ceux-ci, ayant fini leur séjour obligatoire viennent de moins en moins ». Ces réflexions s’entendent à peu près partout. Les jeunes baptisés préfèrent nettement rentrer ou rester chez eux, plutôt que de venir apprendre à lire ou à écrire à la mission. Pourtant, les missionnaires restent convaincus du bien que l’école peut leur apporter : « Ces enfants plus studieux », c’est-à-dire, ceux qui fréquentent les écoles, « reçoivent plus souvent les sacrements, s’instruisent davantage des vérités de notre sainte religion et l’on comprendra tous les avantages que leur procure un séjour plus prolongé au milieu de nous », écrit un père. On s’efforcera donc d’attirer les enfants. Mgr Streicher prescrivit d’ailleurs à ses missionnaires les directives suivantes, dès 1900: « Attirez ces petits par l’aménité de vos procédés à leur égard, et en leur procurant de temps en temps quelques avantages matériels, soit en nourriture, soit en vêtements ». Dans plusieurs écoles du vicariat, on procéda ainsi. Aux meilleurs élèves étaient distribués des prix en nature, des étoffes surtout. Cela eut quelque effet, mais la difficulté demeurait. C’était au fond, une des premières confrontations entre deux types de formation. L’éducation traditionnelle qui se faisait surtout dans le milieu familial, dans le groupe, où le jeune jouissait très vite d’une assez large autonomie, et l’instruction missionnaire dans une école, dans un cadre restreint, où l’enfant restait dépendant et où il devait surtout assimiler une connaissance totalement nouvelle et étrangère à son milieu. On comprend que l’enfant ganda était fort peu attiré par ce genre d’enseignement. Cela les missionnaires le comprenaient sans doute aussi. Ils comptaient donc sur les adultes. En Europe, dans leur pays d’origine, c’étaient quand même ceux-là qui envoyaient leurs enfants à l’école. Mais, « les parents ne font pas grand effort pour nous envoyer leurs enfants», constate un missionnaire. De ce côté-là, la société traditionnelle africaine ne semblait pas les aider très fort. De fait, dans ce monde si différent de l’Europe, l’enfant passait beaucoup plus rapidement que dans la société européenne du XIXe siècle, de la dépendance à la responsabilité à peu près totale.

Pendant de longues années encore, les pères seront confrontés à ce problème de la fréquentation des écoles. Le gouvernement britannique du Protectorat, ne s’occupait guère, ou en tout cas très peu, à l’époque, des questions d’enseignement. Il avait bien d’autres soucis. Les missionnaires protestants et catholiques étaient les seuls à se préoccuper de cette question. En 1902 toutefois, il y eut une enquête officielle dont le but était d’aiguiller l’instruction dans le sens de l’éducation professionnelle. Dans les réponses données à ce questionnaire par le vicaire apostolique, on constate que la mission catholique n’a créé que ce que le formulaire du gouvernement appelle des « écoles littéraires ». L’enquête demandait notamment d’indiquer ce qui avait été fait pour les « indigènes du Protectorat au point de vue industriel, agricole et littéraire ». Pour l’éducation industrielle, Mgr Streicher insiste sur les réalisations concrètes réalisées par les missions dans le pays. « Nous n’avons pas dans l’Uganda d’école professionnelle proprement dite », écrit-il, mais il faut regarder aussi tous les « travaux dont les Baganda n’avaient pas même l’idée avant notre arrivée dans leur pays, et qu’ils sont parvenus à exécuter, grâce à l’éducation qu’ils ont reçue de nous ». Les chrétiens ganda n’avaient-ils pas participé à la construction de toutes les stations missionnaires existantes ? Il en est de même pour l’éducation agricole. Dans ce domaine aussi, estime le vicaire apostolique, « les travaux de défrichement et de plantations », oeuvres des missions, montrent assez « ce que le gouvernement du Protectorat de I’Uganda peut attendre » des jeunes formés par les missionnaires. Cette réponse de Mgr Streicher à l’enquête du gouvernement montre que, malgré les nombreuses réalisations clans le domaine industriel et agricole, une lacune assez importante entachait le système éducatif des missions catholiques. L’Église anglicane, elle, possédait une école professionnelle. Le gouvernement du Protectorat aurait aimé voir de jeunes catholiques dans cet établissement, mais le vicaire apostolique était intraitable sur ce point. Il manifesta son opinion avec netteté, en écrivant :

« Dès que le gouvernement aura ouvert une école des arts et métiers dirigée par des ouvriers européens ou indiens, salariés par lui et étrangers à toute propagande religieuse, les jeunes catholiques s’estimeront heureux d’être admis à cette école, […]. Mais aussi longtemps qu’il n’y aura dans l’Uganda qu’une école du genre de celle fondée à Namirembe par la C.M.S., école sous le contrôle immédiat et exclusif de la mission protestante, je continuerai à faire mon devoir d’évêque catholique en maintenant la défense que j’ai faite à mes chrétiens de s’y faire instruire ».

Ce langage est très ferme et très clair. Il démontre une fois de plus et très nettement le caractère de combativité qui se manifestait à ce moment dans le monde missionnaire. Les catholiques de l’Uganda vivaient sur la défensive et se sentaient souvent lésés dans leurs droits. « Pauvres et chers enfants, écrit un père au sujet des jeunes écoliers, s’ils sont un objet de grande consolation pour leurs maîtres, ils sont en même temps l’occasion de bien des tracas. En effet, c’est à leur sujet que s’élèvent toutes les difficultés que nous avons avec le gouvernement indigène, dont le président et la majorité des membres appartiennent à l’hérésie. Ce sont eux, ou plutôt c’est la défense de leur liberté religieuse et la revendication des droits de leurs parents qui motivent presque toutes les protestations officielles et officieuses que nous avons à adresser aux représentants du gouvernement du Protectorat ». On comprend que dans ce climat de méfiance mutuelle et de concurrence religieuse, le vicaire apostolique refuse d’une façon aussi catégorique l’entrée de jeunes catholiques dans une école protestante. Remarquons que la C.M.S. possédait à ce moment déjà un début d’enseignement post-primaire à orientation professionnelle. Il y avait dans ce domaine un réel retard des catholiques par rapport aux protestants. L’autorité du vicariat n’en était sans doute pas suffisamment consciente. On aura l’occasion d’en reparler lorsque nous traiterons de la fondation de l’école d’anglais, la Saint-Mary’s school de Rubaga.

Le financement du réseau scolaire des missions était entièrement à charge du vicariat. « Le gouvernement du Protectorat, note Mgr Streicher, nous donne ici le budget inestimable de la liberté, mais il nous a refusé jusqu’à ce jour tout secours tant pour nos oeuvres de Charité que pour celles de l’éducation ». Le problème financier était réel. Il fallait se débrouiller avec très peu de moyens. Souvenons-nous par exemple que le problème financier était la première raison avancée pour refuser l’arrivée des frères enseignants en Uganda. Les missionnaires préféraient travailler seuls avec les moyens dont ils disposaient.

Le réseau scolaire se développait en fonction de la multiplication des postes de mission. Les statistiques pour l’année 1905-1906 signalent l’existence de dix-neuf stations, et de cinquante-deux écoles établies et fonctionnant dans le poste même, fréquentées par 3.415 garçons et 2.965 filles. A côté de celles-ci, 433 écoles sont dispersées dans les villages et 6.885 garçons et filles y reçoivent l’instruction. Cela représente un total de 13.265 enfants touchés par l’enseignement des missionnaires. Ces chiffres sont cependant très relatifs. Si les 6.380 enfants des écoles des stations sont des élèves plus ou moins réguliers, les 6.885 jeunes des écoles de villages n’y font probablement que des apparitions occasionnelles et ne reçoivent qu’un minimum d’enseignement religieux et quelques rudiments de lecture.

Le contenu de l’enseignement, il faut bien le reconnaître, était, à ce moment-là, même dans les écoles des stations, fort sommaire. Ces établissements n’étaient finalement pour les missionnaires que des annexes des catéchuménats, et devaient avant tout servir à l’éducation religieuse des enfants. En dehors de la lecture obligatoire pour les catéchumènes, de l’écriture recommandée aux jeunes néophytes, on enseigne quelquefois le calcul et le chant, rarement plus. On s’occupe toutefois davantage dans chaque mission d’un petit groupe « mieux partagé du côté de l’intelligence et du cœur » destiné à entrer au Petit Séminaire. Souvent, c’est le père responsable de l’enseignement qui inculque lui-même à ces quelques élus « des notions supplémentaires de calligraphie, de calcul et de géographie ». En dehors de ces cours particuliers, c’est uniquement dans l’école centrale de Rubaga, centre du pays, qu’on fait mention d’un contenu plus important des matières à enseigner. « Nous espérons, peut-on lire dans le rapport de la mission, réunir un bon nombre d’élèves et leur faire apprendre d’une manière satisfaisante la lecture, l’écriture, les quatre règles, l’Histoire Sainte, quelques notions de géographie et le chant religieux avec les prières ». Le but de l’enseignement reste donc toujours avant tout religieux. Les pères veulent être uniquement missionnaires, et tout ce qui s’éloigne de cette voie, est écarté. Rappelons-nous comment Lavigerie d’abord, les supérieurs de Maison-Carrée ensuite ont toujours insisté sur ce point. Les missionnaires adopteront inévitablement cette attitude aussi dans leurs écoles, comme dans toutes leurs oeuvres. Ils refusent d’être « des civilisateurs ». Les établissements scolaires ne doivent d’une certaine façon servir qu’à l’Église, et qu’à la formation d’adeptes de cette Église. C’est pour cette raison aussi que l’école doit éviter de transformer l’enfant, de le couper de son milieu. Selon Lavigerie, il fallait éviter de travailler comme  « les civilisateurs philanthropes » qui affirment « que pour changer les Africains, il suffit de leur enseigner les arts et métiers de l’Europe é. Il faut au contraire, selon le cardinal, travailler « de la façon divine », c’est-à-dire que « l’apôtre doit s’adresser à l’âme », que « c’est l’âme qu’il doit changer ». Les pères se tiendront scrupuleusement et souvent fort étroitement à ces recommandations. On enseigne donc le moins possible de « sciences profanes », on se limite au minimum, et on n’utilise que la langue ganda pour enseigner.

Les missionnaires introduisent en Uganda un enseignement de type occidental, tout en le voulant le moins nouveau possible. Ils ont voulu ainsi, sans le savoir, ménager la chèvre et le chou. Ce qui comptait pour eux à cette époque — nous l’avons déjà souligné à maintes reprises — c’était de convertir d’abord, de former des catholiques convaincus ensuite et de les maintenir dans la fidélité à l’Église universelle de Rome. Ils voulaient réaliser ce projet en évitant de déraciner les populations parmi lesquelles ils œuvraient, en innovant le moins possible. Mais tout ce qu’ils accomplissaient, comme tout ce qu’ils enseignaient, était nouveau. Une nouvelle société était déjà en train de naître. Les missionnaires y avaient contribué grandement, mais sans doute, ne s’en rendaient-ils pas clairement compte à l’époque. Ils étaient prisonniers de leurs propres principes, et manquaient de souplesse, et sans doute aussi de formation, pour pouvoir adapter leur action à la situation changeante.