AU HAUT-CONGO

1 Mgr Victor Roelens à Baudouinville

Le père Victor Roelens, né à Ardooie en Flandre occidentale, le 21 juillet 1858, fit ses études au collège de Tielt, de 1873 à 1879. Après un an de philosophie au Séminaire de Roulers, il résolut de se faire missionnaire d’Afrique. Le 7 septembre 1880, il entra au noviciat des Pères Blancs à Maison-Carrée en Algérie. Le 8 septembre 1884, il est ordonné prêtre par Mgr Lavigerie.

Après son ordination sacerdotale, durant une période de sept années, le jeune père remplit diverses fonctions : il coopéra à la fondation d’une maison des Pères Blancs en Belgique, seconda le cardinal Lavigerie dans l’organisation du comité antiesclavagiste, remplit les fonctions d’économe dans différentes maisons de la congrégation, et enseigna finalement la théologie au Séminaire grec-melchite de Jérusalem. En 1891, il fut désigné pour le vicariat du Haut-Congo, où il débarqua le 22 février 1892. À cette époque, l’ère des orphelinats et des « royaumes chrétiens s) avait atteint son apogée dans cette, région de l’Afrique centrale. Les missionnaires s’y étaient principalement occupés d’enfants rachetés et de villages chrétiens. La situation allait changer rapidement. La mise en place de l’administration européenne et l’arrivée au Tanganyika des expéditions antiesclavagistes créèrent une conjoncture nouvelle. La pax belgica qui s’en suivit petit à petit, vint bientôt favoriser l’action missionnaire et permettre aux pères une plus grande liberté d’action.

Un an après son arrivée dans la mission, le père Roelens fut nommé administrateur apostolique du Haut-Congo, et le 30 mars 1895, il reçut sa nomination de vicaire apostolique. Son sacre eut lieu à Malines, le 10 mai 1896 par le Cardinal Goossens. À cette date, le vicariat ne comptait que deux stations : Mpala et Baudouinville. Mgr Roelens fut avant tout un vicaire apostolique énergique, dynamique et efficace. Homme d’action, de caractère pragmatique, il s’efforça en général d’analyser en profondeur les situations concrètes qu’il rencontrait et de les confronter avec ses propres objectifs. Il travaillait alors à mettre en pratique les conclusions auxquelles avaient abouti ses déductions. Cette fermeté et cette ténacité dans l’action le rendaient souvent dur et autoritaire. Ses décisions étaient sans appel, et il les défendait avec obstination. Ses jugements manquaient malheureusement souvent de nuances, et n’évoluaient guère. Le tableau qu’il brosse de l’homme noir, par exemple, est particulièrement négatif. De tous les vicaires apostoliques Pères Blancs de l’époque, Mgr Roelens semble le plus porté à décrire les Africains sous les traits les moins favorables. Dans ses nombreux écrits, il revient souvent sur cette question. Il y ajoute toutefois, après chaque description négative, que « ces païens corrompus » peuvent être transformés par la religion catholique. Le tout est d’utiliser la bonne méthode. Pour Mgr Roelens, cette bonne méthode, c’est l’utilisation du catéchuménat et de l’école, qui seuls peuvent assurer aux populations païennes une éducation chrétienne prolongée.

« On s’imagine souvent, écrit-il par exemple au supérieur des Pères Blancs de Belgique, qu’on convertit les sauvages comme Saint-Paul convertissait les civilisés de son temps. Lui, en effet, allait prêcher dans une ville d’Asie et de Grèce : y passait quelques semaines ou quelques mois à instruire les gens, en convertissait quelques-uns, plaçait à leur tête un évêque et partait fonder une autre Eglise. Cette méthode était bonne pour lui et pour ceux auxquels il s’adressait. Avec nos sauvages, pareille manière d’agir n’aurait aucun succès. Ici, il faut instruire, instruire encore, instruire toujours […j. il faut des années d’instructions ».

  1. Les écoles confessionnelles du Haut-Congo

Comme nous venons de le rappeler plus haut, le père Roelens était arrivé au Haut-Congo à l’époque où le travail missionnaire se basait essentiellement sur l’éducation des enfants rachetés. Lui-même, à peine engagé dans l’action en fondant le poste de Mrumbi en 1892, commença par créer un orphelinat pour y recueillir des jeunes gens.

Plus tard, à Baudouinville, un centre d’accueil et de formation, regroupait les orphelins de tout le vicariat. En octobre 1899, cette station était ainsi devenue « une petite ville de 1.800 âmes ». Et les pères notent que « la vive et prospère jeunesse qui grandit à l’ombre de ses orphelinats, ne tardera pas à prendre son essor et à lui apporter un appoint notable de populations ».

L’importance de cette œuvre diminua cependant progressivement. La fin des guerres arabes et l’occupation effective et définitive du pays par le pouvoir colonial allaient supprimer progressivement les entrées dans ces établissements. Ils estimaient pouvoir se libérer maintenant davantage pour s’occuper des enfants de condition libre des villages environnants. Les orphelinats continuèrent cependant à fonctionner encore pendant plusieurs années. Dans ses instructions aux missionnaires du Haut-Congo, Mgr Roelens consacre une vingtaine de pages à ces institutions. Il y élabore des recommandations très précises concernant l’éducation des orphelins.

Notons également que cette oeuvre des orphelinats venait de recevoir dans l’État Indépendant du Congo un pendant par l’érection en 1890 de « colonies scolaires ». De tels instituts furent créés à Boma et à Nouvel-Anvers. C’étaient des établissements officiels dont la direction était confiée à des congrégations religieuses et qui s’occupaient de l’éducation et de l’instruction d’enfants abandonnés. Deux ans plus tard, un décret gouvernemental recommandait aux différentes sociétés missionnaires de rassembler les orphelins et enfants trouvés dans les régions où elles exerçaient leur apostolat, dans des « colonies agricoles et professionnelles », pour y accomplir une même tâche éducative. Ces colonies scolaires officielles étaient entièrement à charge de l’État et en même temps contrôlées par lui. Elles avaient en plus, une orientation militaire, c’est-à-dire que les enfants étaient tous plus ou moins destinés à entrer dans les forces armées coloniales.

Au mois d’avril 1894, le père Roelens signalait à son supérieur général que le gouvernement de la colonie allait probablement lui demander de créer « une école d’enfants de troupes ». Le père exprima très clairement son scepticisme vis-à-vis d’une telle entreprise.

 

Pour lui, il s’agissait là d’un travail à peu près inutile, puisque ces jeunes gens aboutiraient finalement dans « la corruption des camps militaires ». Roelens estimait enfin que l’État voulait sans doute se décharger de sa tâche en la faisant glisser sur les épaules des missionnaires, et ceci sans trop de frais. Le P. RoeIens chargea alors l’ancien pro-vicaire du Haut-Congo, le père Coulbois, de se renseigner avec plus de précisions au sujet de ce projet. Ce dernier put, déjà fin novembre 1894, écrire à ses supérieurs que l’autorité coloniale n’envisageait pas la création d’une colonie scolaire dans la région du Haut-Congo, mais qu’elle désirait y voir fonctionner des « écoles des arts et métiers». C’est aussi ce que Mgr Roelens apprit lui-même de la bouche du secrétaire d’État van Eetvelde, lors de son séjour en Belgique, en 1896. L’État Indépendant du Congo ne créa donc pas d’« orphelinats d’État » ou de « colonies scolaires » dans le territoire de mission des Pères Blancs.

Les établissements pour enfants rachetés ou abandonnés restèrent ainsi ce qu’ils avaient toujours été dans le vicariat du Haut-Congo, comme dans les autres territoires des Pères Blancs : des lieux d’instruction religieuse et d’éducation chrétienne d’où devaient sortir des catholiques fervents et exemplaires.

À côté des orphelinats, le vicariat du Haut-Congo créa et organisa également un vaste réseau scolaire. C’est dans les écoles de mission d’ailleurs, que les orphelins, comme les enfants de la région, venaient apprendre des « sciences profanes » et recevoir l’instruction religieuse. Mgr Roelens a exprimé à maintes reprises et d’une façon précise son opinion sur la finalité de l’école.

« Dans chaque mission, écrivait-il, nous avons établi une école, où l’on apprend aux enfants à lire et à écrire en langue kiswahili. Cet exercice nous aide à ouvrir un peu ces intelligences et à les rendre plus aptes à comprendre les vérités chrétiennes. Mais le grand avantage de l’école est de soumettre les enfants à une surveillance sérieuse, absolument inconnue dans les familles païennes, et surtout de pouvoir leur enseigner à loisir notre sainte religion ».

On remarque que le vicaire apostolique attribue à l’école un triple objectif : celle-ci permet d’ouvrir d’abord l’esprit des enfants, de les surveiller étroitement ensuite et de leur transmettre enfin le message religieux.

Nous avons déjà signalé à maintes reprises que pour l’ensemble des missionnaires, la conversion passe par un stade plus ou moins long d’enseignement des vérités de la religion. Il faut transmettre aux catéchumènes et aux néophytes une série de notions souvent difficiles à comprendre. Pour les enfants, on a donc besoin de l’école. Elle doit d’abord former leur esprit. « En leur apprenant à lire et à écrire, écrivait un père, leur intelligence devient plus apte à saisir les vérités sublimes de notre sainte religion ». Et le père Huys, futur coadjuteur de Mgr Roelens, notait que l’expérience avait montré qu’un enfant instruit « ouvrira plus vite esprit et cœur aux nobles conceptions et aux sentiments élevés ». Pourquoi? Parce qu’e il a raisonné sa religion, il a compris, la grâce aidant, la beauté de nos mystères, et la vérité de notre sainte religion ».

L’école doit aussi jouer un rôle de protection. Pour bien comprendre cette conviction, il faut savoir que Mgr Roelens avait au sujet de l’éducation dans le milieu traditionnel, des idées très négatives.

« Dans les pays païens qui nous entourent, quelle éducation donne-t-on aux enfants ? écrit-il, par exemple, dans ses Instructions. L’éducation proprement dite y est nulle, ou à peu près. On élève les enfants comme on élève les petits animaux. On les nourrit ; on ne les habille même pas. Ils se forment eux-mêmes par ce qu’ils voient et entendent. Leur école, ce sont les cercles d’adultes, assis autour d’un feu, où l’on parle habituellement comme au temps de la Rome païenne : de escis et de veneriis. Ils y apprennent tout, excepté le vrai et le bien ».

Il n’est pas étonnant qu’avec une conception semblable de l’éducation en milieu familial traditionnel, on opte pour une école «protection de l’enfance». Le but principal des écoles du Haut-Congo consiste, d’après Mgr Roelens, à « avoir les enfants une grande partie du jour sous la surveillance d’un maître qui veille sur eux, mieux que leurs parents, qui ne s’en occupent pas ».

L’école, enfin, doit transmettre directement le message religieux : elle permet d’avoir « tous les jours, les enfants au catéchisme ».

L’établissement scolaire devient ainsi pour les missionnaires du Haut-Congo, comme d’ailleurs dans les autres vicariats, un outil direct de propagande religieuse, qui doit transformer le jeune Africain en parfait chrétien.

«Nous pouvons remarquer déjà, souligne Mgr Roelens dans la même lettre, une différence considérable entre ces enfants qui fréquentent nos écoles et les autres. Ils sont moins sauvages, plus réglés dans leurs manières et connaissent parfaitement les enseignements du catéchisme ».

Le vicaire apostolique espère enfin que les écoles du vicariat « seront une pépinière d’excellents chrétiens ». Mgr Roelens est tellement convaincu de cette dernière idée qu’il s’évertue à former le plus vite et le mieux possible des catéchistes-instituteurs. Dès son arrivée au Congo, il estime que ce sera grâce à ces collaborateurs qu’on pourra atteindre la population dispersée dans les villages. En 1893 déjà, un début d’institut pour la formation de ces auxiliaires ouvrit ses portes à Mpala. Nous aurons encore l’occasion d’en reparler plus tard. Signalons ici que c’est grâce à ces instituteurs que le vicaire apostolique a pu créer un réseau assez important d’écoles élémentaires.

Les médecins-catéchistes, anciens de Malte, Joseph Gatchi et Charles Faragit jouèrent également un rôle éminent dans le domaine de l’enseignement religieux. Mgr Roelens en était conscient et le signala à Maison-Carrée. Il avait d’ailleurs envisagé, en 1892, d’envoyer à Malte deux ou trois de « ses meilleurs enfants, afin qu’après y avoir reçu la même éducation chrétienne, ils reviennent dans leur patrie pour en devenir les chefs et les apôtres ». La suppression de l’institut fit échouer ce projet. Le vicaire apostolique regretta vivement cette décision.

Dans chaque poste fonctionnait une école centrale, et, comme dans tous les autres territoires confiés aux Pères Blancs, des petites écoles étaient disséminées dans les villages. Mgr Roelens dut convaincre ses missionnaires de consacrer une partie de leur temps à ce travail souvent difficile. Certains pères voyaient dans l’école un danger de former « des sots que l’orgueil perdrait », surtout si on poussait trop loin leur formation. Il est frappant de constater que cette opinion se rencontre principalement chez les missionnaires du Haut-Congo. Est-ce peut-être, à cause des difficultés successives que les pères eurent à affronter dans cette région? Il est difficile d’y répondre. Mgr Roelens réagit contre cette idée. Selon lui, le danger que l’instruction produise des orgueilleux existait seulement si celle-ci n’allait pas de pair avec l’éducation. Aussi insistait-il beaucoup sur ce dernier aspect : l’école devait davantage former l’enfant, que l’instruire.

Les écoles de villages devinrent progressivement des chapelles-écoles plus développées. Homme réaliste et pragmatique, Mgr Roelens ne voulait cependant pas aller trop vite. Il craignait un développement trop rapide de ce système.

« Avec les noirs que nous avons ici, écrivait-il, il faut prendre des précautions si on ne veut avoir des ennuis. Ils sont tous portés à abuser de leur autorité qu’on leur donne, et ces abus font plus de mal que leurs instructions ne feraient de bien ».

L’avenir allait lui donner raison. Les jésuites qui travaillaient à l’autre bout du pays, eurent pas mal de déboires avec les fermes-chapelles qu’ils avaient créées un peu partout et très rapidement.

Déjà en 1902, Mgr Roelens notait que les jésuites s’étaient trop lancés et qu’ils rencontraient de sérieuses difficultés « avec leurs trop jeunes catéchistes et chefs de fermes-chapelles ». Et il ajoutait en conclusion de sa vision personnelle des choses : « c’est parce que je prévoyais pareilles difficultés que j’ai préféré aller lentement ». C’est donc petit à petit, et avec des catéchistes formés et éprouvés que Mgr Roelens étendit progressivement son réseau d’écoles de villages.

Les établissements scolaires du vicariat étaient assez bien fréquentés. On pouvait d’abord toujours compter sur la présence permanente du petit noyau des rachetés qui vivaient à la mission, mais, les enfants de condition libre étaient, eux-aussi, plus ou moins réguliers. «L’assiduité de nos enfants est des plus encourageantes pour les maîtres », remarque un missionnaire de Mpala. Il faut remarquer que les pères s’étaient arrangés pour faire coïncider la période des vacances avec l’époque des cultures. Les enfants pouvaient ainsi aider leurs parents aux travaux des champs. À la saison sèche, les jeunes, souvent désœuvrés, venaient plus facilement à l’école. Comme dans les autres vicariats, cette présence régulière à l’école était de plus, stimulée par des récompenses, distribuées deux ou trois fois l’an. A partir des années 1901, 1902, on constate toutefois une certaine baisse dans l’assiduité à fréquenter les écoles. Dans plusieurs postes, les missionnaires signalent que le nombre de ceux qui viennent à l’école et aux catéchismes diminue « de jour en jour ». Les causes sont ici encore ce qu’elles étaient ailleurs : le contexte économico-social de la société traditionnelle et le caractère apparemment inutile des notions enseignées à l’école. Les remèdes préconisés dans le vicariat étaient multiples. Mgr Roelens les énumère dans ses Instructions. Là, où le chef local détenait suffisamment d’influence et était bien disposé vis-à-vis de la mission, les pères devaient compter sur lui pour forcer les enfants à venir en classe. Si cette autorité bienveillante n’était pas présente, le missionnaire devait faire appel à ce que le vicaire apostolique appelait son « influence morale ». Celle-ci consistait surtout à faire pression sur les parents pour obtenir qu’ils envoient leurs enfants à l’école. Le dernier moyen préconisé par l’évêque concernait le père responsable de l’école lui-même.

« Le missionnaire devra surtout tâcher de gagner les enfants eux-mêmes, écrit-il, en les attirant par la bonté, par la considération des avantages de l’instruction, par l’appât des récompenses qu’on distribue et par l’autorité morale qu’on a sur eux ».

Le vicaire apostolique conclut cette énumération de mesures préconisées pour favoriser la fréquentation scolaire, par la recommandation d’éviter tout ce qui pourrait rendre l’école odieuse aux enfants et aux parents.

Ces décisions eurent comme conséquence de conserver dans les établissements scolaires du vicariat un nombre assez stable d’enfants. Les statistiques officielles signalent, par exemple, un total de 2.962 élèves en 1903, et de 2.951 en 1906. Mgr Roelens, nous l’avons signalé, préférait travailler lentement, mais sûrement.

À partir de 1898, on projette d’organiser dans le vicariat des « écoles industrielles ». Nous avons déjà signalé que l’État Indépendant du Congo désirait voir fonctionner des écoles « d’arts et métiers » dans le territoire de Mgr Roelens. Dès 1896, celui-ci s’était engagé formellement vis-à-vis de l’autorité coloniale à créer de tels établissements. Il avait en même temps reçu la promesse qu’à partir de 1897, une subvention annuelle de cinq mille francs serait mise à sa disposition pour être affectée à ces écoles. Le vicaire apostolique se mit donc à l’oeuvre. Il élabora, en 1902, un vaste plan pour l’érection de ces institutions, mais la réalisation concrète de leur fonctionnement tarda. Nous aurons encore l’occasion d’en parler plus loin. Soulignons toutefois déjà que l’expression « écoles industrielles » ou d’« arts et métiers» est fort ambiguë. On se souvient que c’est en ces termes que les missionnaires décrivaient déjà en 1882 leurs orphelinats. Les pères utilisaient facilement cette expression parce que les élèves y recevaient une formation pratique par les travaux qu’ils exécutaient sur les champs de la mission, et par l’aide qu’ils fournissaient aux frères constructeurs. Ces activités étaient avant tout utilitaires et concernaient directement la subsistance et le développement de la mission. Mais peut-on parler dans ce cas d’écoles « professionnelles »? Il nous semble que ce terme ne convient guère et qu’il faudrait plutôt décrire ces centres comme des écoles élémentaires dans lesquelles, à côté des cours de religion et de lecture ou d’écriture, une part de l’horaire était consacrée aux travaux de construction et d’entretien de la station missionnaire.

En 1903, un autre projet est à l’étude dans le vicariat. Mgr Roelens songe à fonder une école pour fils de chefs à Kasongo. Lors d’un de ses voyages, le vicaire apostolique avait rencontré à Stanleyville (Kisangani), le commandant Malfeyt, qui dirigeait à l’époque la province orientale du Congo. Une conséquence immédiate de cette entrevue fut la résolution de fonder, près du poste de l’État à Kasongo, une mission « de caractère spécial ». « Elle serait destinée, écrivait Mgr Roelens, à devenir une maison d’éducation pour les fils des chefs indigènes […]. M. Malfeyt m’a promis pour cette œuvre l’appui du gouvernement et une subvention pécuniaire ». Le vicaire apostolique se réjouit de cet accord pour deux raisons surtout : cette école permettrait d’abord d’étendre l’activité missionnaire dans une plus grande partie du vicariat, et elle répondait ensuite aux recommandations du cardinal Lavigerie, qui souhaitait In conversion des chefs. Mgr Roelens avait donc plus d’une raison d’être satisfait de cet arrangement. Étendre le catholicisme par l’éducation des fils de chefs, et ceci, grâce à l’appui financier de l’État colonial : voilà ce qui devait le réjouir grandement. À Léopoldville (Kinshasa), comme à Bruxelles, on était cependant moins satisfait. Le gouverneur-général Costermans parlait, à ce sujet, d’« imprudentes propositions de la part de Malfeyt, et à Bruxelles, on émit des doutes sur la valeur d’un enseignement dispensé en swahili qui, selon le secrétaire-général Liebrechts, favoriserait l’expansion de l’Islam et l’insoumission à l’autorité coloniale.

L’autorité coloniale rejeta finalement le projet, et l’école pour l’éducation des fils de chefs ne fut pas créée. Pourquoi ce plan n’a-t-il pas abouti? Une remarque du gouverneur Costermans est très éclairante à cet égard.

« Si les Pères Blancs se contentaient de l’amélioration morale et intellectuelle des Noirs, écrit-il, ce plan pourrait être accepté sans tarder. Mais chez eux, le souci du temporel et les ardentes aspirations à la domination, en tous ordres d’idées, des populations l’emportent sur les pures et hautes préoccupations civilisatrices ».

Cette méfiance des tenants de l’autorité coloniale vis-à-vis des Missionnaires d’Afrique s’explique sans doute d’abord par l’attitude fort indépendante et critique du vicaire apostolique par rapport à cette autorité. N’oublions pas également que les Pères Blancs s’étaient fixés dans la région du Haut-Congo plusieurs années avant la venue du colonisateur, et qu’ils y avaient créé des « royaumes » à peu près indépendants avec des structures étatiques fort développées. Rappelons-nous enfin qu’à Bruxelles, on s’était montré méfiant vis-à-vis des Pères Blancs du cardinal français Lavigerie, depuis 1885 déjà.

L’école pour fils de chefs ne se créa donc pas au Haut-Congo. Ce n’était pas pour des motifs d’ordre pédagogique, mais politique. L’historique des pourparlers qui ont entouré sa fondation nous a éclairés sur les rapports entre l’État colonial et la mission du Haut Congo. Le colonisateur se méfiait des Pères Blancs qui étaient jugés comme trop indépendants et dominateurs. Mgr Roelens de son côté, se voulait loyal vis-à-vis de cette autorité, mais il restait intransigeant sur certains principes. Ce qui compte pour lui, c’est de transformer les Africains, seulement par la religion catholique, et par la civilisation chrétienne.

Dans le rapport général du vicariat pour l’année 1905-1906, on peut lire que les écoles du vicariat sont fréquentées par près de trois mille élèves, et que les « classes rendent la mission maître de toute la jeunesse ». Un même sentiment de fierté et d’espérance apparaît sous la plume du vicaire apostolique, quand il écrit à la Congrégation de la Propagande :

« Après la formation des catéchistes, notre sollicitude se porte surtout sur l’éducation de la jeunesse. L’expérience nous confirme tous les jours dans l’idée que l’école est le plus sûr moyen d’arriver à établir solidement le règne de Notre-Seigneur dans ces pays. C’est même dans les conditions actuelles, le plus rapide. Les petits païens accourent en foule à nos écoles, attirés par l’appât de l’instruction et de petites récompenses accordées à l’assiduité et au travail. Sous l’influence des catéchistes-instituteurs, qui eux-mêmes ont été formés à la pratique des vertus chrétiennes, leurs cœurs se forment à l’amour et à la pratique de la vertu et tous font de bons chrétiens. Dans quelques années, toute la jeunesse des environs de nos missions sera catholique, le fétichisme disparaîtra avec la génération qui s’en va ».

Durant cette période, la mission du Haut-Congo s’est dégagée progressivement du travail dans les orphelinats et les villages chrétiens pour s’orienter vers une action directe auprès de la population locale. Les écoles sont nées, dans les postes missionnaires et dans les villages ensuite. Elles seules peuvent, selon Mgr Roelens, former à ce moment de vrais et bons chrétiens. Le vicaire apostolique a misé à fond sur l’oeuvre des catéchistes-instituteurs pour enseigner dans ces différents établissements. Prudent, il progresse lentement. Le système scolaire est soigneusement organisé en vue de l’efficacité missionnaire. Vis-à-vis de l’autorité coloniale, l’évêque garde une prudente réserve. Il veut bien collaborer, mais pas n’importe comment. II refuse obstinément d’accomplir un travail qui incombe selon lui à l’État colonial, et qui ne permet pas des résultats tangibles pour la mission. Les subsides que le pouvoir promet d’octroyer à l’oeuvre scolaire sont acceptés parce que, pour Mgr Roelens, il s’agit tout simplement d’une restitution de sommes que l’État s’approprie trop facilement en les qualifiant d’impôt. L’autorité coloniale, de son côté, reste méfiante vis-à-vis de cet évêque et de ces missionnaires trop indépendants.