LA MULTIPLICATION DES ÉCOLES AU NYASSA

 

Catholiques et Protestants

Nous avons déjà décrit la situation particulière du vicariat du Nyassa. Les missions protestantes y étaient solidement implantées sur les rives du lac Nyassa surtout, depuis de longues années. Le développement du réseau scolaire allait dépendre en grande partie de ce contexte particulier.

Comme dans les autres vicariats, les missionnaires catholiques attachaient ici aussi une grande importance aux écoles. Mais, plus encore qu’ailleurs, l’établissement scolaire était appelé à jouer un rôle capital dans ce vicariat. Un père du poste de Mua, au Nyassaland, écrivait, par exemple, en 1907 : « ici, l’école a une très grande importance, car c’est le seul moyen que nous ayons de combattre efficacement le protestantisme ». Et il ajoutait, pour démontrer clairement que c’était bien l’établissement scolaire qui était important: « la présence d’un catéchiste ne faisant pas la classe ne suffirait pas pour prendre position dans un groupe de villages, il faut une école reconnue officiellement par l’administration avec le consentement des chefs ».

L’année suivante, toujours dans le même poste de Mua, un père expliquait comment « les protestants de la Dutch Reformed Mission » enserraient le poste de tous côtés, « multipliant les écoles ». « Nous sommes obligés de les suivre, notait-il, et nos catéchistes doivent savoir enseigner les choses profanes en même temps que les choses de Dieu ».

À Kachebere, situé également au Nyassaland, les missionnaires émettaient le même avis. « Pour, lutter avec succès contre les protestants, nous devons nous servir des mêmes armes, c’est-à-dire de l’école. Ici bon gré mal gré, il faut passer par l’école, c’est le moyen sine qua non. La victoire restera aux écoles les plus florissantes. Le catéchiste sera donc instituteur ».

La mission catholique s’efforça alors de s’opposer à cette concurrence protestante. Mais, chose étonnante, ce n’était pas vers une amélioration qualitative de l’enseignement que les pères s’orientaient, mais bien plutôt vers une augmentation des effectifs scolaires. On constate, de fait, que les missionnaires multiplièrent les petites écoles dispersées dans les villages. « À cause de la lutte acharnée que nous font les protestants, écrivait le supérieur de Likuni, nous avons dû cette adnée augmenter le nombre de nos chapelles-écoles ». Et le même père ajoutait un peu plus loin : u Nous avons pu fonder dix nouvelles chapelles-écoles, dont quelques-unes dans les villages occupés par les hérétiques ».

Une véritable course pour la création de nouvelles écoles naquit de la rivalité entre les deux confessions. On s’adressa quelquefois à l’autorité coloniale pour délimiter les zones d’influence, d’autres fois missionnaires protestantes et catholiques tentèrent de conclure des accords dans le but de délimiter le champ d’action de chaque mission. Cela ne réussit cependant pas toujours (5). La tactique habituelle semble avoir été celle du premier occupant. Partout, où les catholiques supposaient voir arriver des protestants, Ils s’appliquaient à ouvrir une école, même s’ils ne disposaient d’aucun catéchiste. Les pères chargèrent alors un des chrétiens du village de faire la classe aux enfants.

Les statistiques révèlent cette situation particulière. Le nombre d’écoliers inscrits dans les écoles progresse très rapidement. Il passa de 7.271 garçons en 1907 à 18.503 en 1911. C’est le chiffre le plus élevé de tous les vicariats Pères Blancs.

Missions et pouvoir colonial 

Linden signale qu’à partir de 1907 le gouvernement colonial du Nyassaland, pressé par les missionnaires de la Church of Scotland, commença par octroyer des subsides aux différentes Églises pour leurs écoles respectives. L’autorité britannique accorda ainsi aux Pères Blancs de la région « un don de trois mille francs ». « Cette allocation très appréciable nous crée des obligations et donne au gouvernement le droit de vérifier son emploi et d’inspecter nos écoles », notait le P. Guillemé.

Les missionnaires catholiques se félicitaient de cet apport financier qui leur permettait d’entretenir et de multiplier leurs écoles. Les besoins financiers du vicariat étaient énormes. Ce qui rendait cependant le responsable de la mission assez inquiet, c’était le droit de regard que le pouvoir colonial détenait maintenant sur les écoles. « Je crains beaucoup, écrivait le P. Guillemé à Mgr Livinhac, que le jour où un inspecteur visitera ces écoles, il ne soit grandement désappointé ».

Le P. Guillemé se montrait sans doute un peu trop pessimiste dans cette lettre. Certes, les écoles de villages surtout, n’avaient quelquefois d’écoles que le nom, mais un effort important avait quand même déjà été fait dans le domaine de l’enseignement. Il est vrai cependant que le grand développement du réseau scolaire du Nyassaland ne se produisit qu’à partir de 1907-1908. La fondation de l’école de catéchistes à Mua, en 1911, activa encore cette grande expansion.

 

L’enseignement dans les écoles catholiques restait toutefois fort rudimentaire à cette époque. Nous venons de voir que le P. Guillemé en était bien conscient. Son désir ardent était d’en relever le niveau. Il espérait également créer une école plus importante à Ntakataka. Ce qui retardait ce projet; c’était la question financière. J. Linden signale ce problème et l’explique en affirmant que les missionnaires français n’étaient pas habitués à demander de l’argent à leurs fidèles. Ceci proviendrait, selon cet auteur, du fait qu’en France, depuis le concordat signé entre Napoléon et le Saint-Siège, l’Église était soutenue financièrement par l’État. Arrivés en Afrique centrale, ces prêtres, en majorité d’origine française, n’auraient pas songé à demander une participation financière à la population locale. Cette thèse nous semble exagérée. Les missions catholiques vivaient en très grande partie grâce aux dons reçus des chrétiens européens. Si les Pères Blancs ne demandaient à peu près rien à leurs néophytes, cela provenait sans doute uniquement du fait de la conception même que les catholiques de l’époque se faisaient de la mission extérieure. Ils allaient vers les autres et leur apportaient la seule et unique Vérité. Durant les premières années de la mission, les pères n’attendaient de leur chrétienté que la pratique de la Foi catholique et rien d’autre.

Le manque de ressources pesait en tout cas lourdement sur le vicariat. Le père Guillemé s’adressa en 1908 à Mgr Livinhac afin d’obtenir un subside spécial pour la « création d’une école où les jeunes gens pourraient faire des études qui les rendraient aptes à remplir des fonctions honorables pour eux et pour nous ». La fondation de cette école s’imposait, et cela pour plusieurs raisons. Il y avait d’abord le gouvernement qui « la désirait et donnait pour cela des subsides mais insuffisants e; ensuite, la jeunesse elle-même « la réclamait », notait le P. Guillemé, « afin qu’elle ne soit plus la risée des protestants munis d’une instruction que nous sommes dans l’impossibilité de donner à nos propres ouailles ». Et le père concluait gravement en écrivant : « plus tard, il sera trop tard ».

Malgré cet effort du P. Guillemé, l’école de Ntakataka ne dépassa cependant jamais de beaucoup le niveau du primaire. Pendant une année, quelques garçons suivirent des cours d’anglais. Lorsqu’en 1911, le vicariat commença une école de catéchistes à Mua, les jeunes gens de Ntakataka en devinrent les premiers élèves. L’initiative du père Guillemé s’arrêta là. Le résultat de cette façon de travailler, fut, comme l’écrit J. Linden, « a colonial Nyassaland stratified into a Protestant élite and a Catholic peasantry ».

 De 1906 à 1914

Les missionnaires du Nyassa développèrent leur réseau scolaire dans le même sens que leurs confrères au travail dans les autres vicariats. Pour eux aussi l’école devait d’abord et avant tout transmettre un enseignement religieux aux jeunes gens de la région. C’est pour cette raison qu’un effort important fut réalisé dans le vicariat en vue de multiplier les petites écoles de villages. Les pères voulaient en plus occuper le pays avant les protestants.

Comme nous l’avons déjà signalé, c’est à partir de 1908 surtout que les fondations de chapelles-écoles se multiplièrent rapidement. Le rapport du poste de Likuni, par exemple, signale qu’en l’année 1908, onze catéchistes-instituteurs avaient été engagés pour les neuf écoles de la station. « En juillet nous avons commencé à établir des écoles à l’extérieur, notait un père, et avant le mois de novembre quatre existaient déjà ».

Le poste de Kachebere annonçait également que les dix centres principaux de la région étaient desservis par les catéchistes. Ceux-ci « ne sont pas très forts en science profane ni même en religion, écrivait un père du poste, mais nous n’avons qu’à nous louer de leur zèle ».

Cette dernière remarque révèle clairement, une nouvelle fois, le niveau extrêmement bas de ces écoles de campagne. Les conditions matérielles de ces établissements étaient également souvent fort rudimentaires. Il arrivait même quelquefois que les enfants assistaient aux leçons, assis à l’ombre d’un arbre, et qu’ils devaient écrire les lettres sur le sable. Les méthodes pédagogiques utilisées dans ces écoles étaient des plus simples. La leçon était, en grande partie, une matière à psalmodier en imitant le maître. Pour l’apprentissage du catéchisme, l’utilisation de cette technique était même sacro-sainte. Le P. Guillemé écrivait aux missionnaires, en 1909, que l’enseignement du mot à mot et du par coeur devait être considéré comme la norme de l’instruction dans le vicariat. Il fallait compter la récitation mot à mot pour les trois quarts des points pour l’examen d’admission au catéchuménat, et l’explication du texte pour un quart. Pour l’admission au baptême, on exigerait la moitié des points pour la récitation comme pour l’explication. Mais, une erreur dans la récitation du catéchisme pouvait être considérée comme une raison suffisante d’exclure quelqu’un de la réception de ce sacrement.

Dans quelques postes seulement était appliquée la mesure suivie dans bien des territoires, de n’admettre à la réception du sacrement de l’initiation chrétienne que les enfants qui savaient lire. Cette mesure était sans doute inspirée en partie par la pratique des Églises protestantes qui exigeaient en général de leurs futurs néophytes d’être capables de lire la Bible. Il n’y eut cependant pas de règles en ce sens dans l’ensemble du vicariat.

Le travail manuel était également inscrit dans l’horaire des écoles des postes. On peut, bien sûr, difficilement parler d’écoles professionnelles, mais dans les environs des stations missionnaires, un nombre considérable d’habitants avait été initié par la pratique à différents métiers. L’autorité coloniale remarqua et apprécia cette façon d’agir.

« No special Industrial school is attached to this mission, but many Natives in the neighbourhood will be found to be good sawyers, carpenters, bricklayers and brickmakers, local labour having been employed by the Fathers for ail mission work ».

Nous retrouvons ici la façon de travailler habituelle des Pères Blancs. Sans organiser un véritable enseignement technique ou professionnel, ils transmettaient néanmoins des connaissances pratiques nombreuses et variées à. leurs familiers.

L’enseignement de l’anglais était rare dans les écoles du Nyassa. Quelques postes seulement l’avaient inscrit à leur programme. A Kayambi, par exemple, on signalait qu’on enseignait l’anglais dans les classes supérieures de l’école du poste, et cela e avec quelques succès ». On nota la même façon d’agir dans le poste de Kachebere. Les pères semblaient, ici comme ailleurs, craindre l’intraduction de cette langue dans leurs écoles. N’était-ce pas fournir un bagage intellectuel, bien maigre certes, mais réel tout de même, aux jeunes cultivateurs, qui pourrait les pousser à émigrer vers les villes ou les mines?

Conclusion

Une grande partie des rapports généraux du vicariat du Nyassa traite chaque année de l’éducation de la jeunesse. C’est, nous semble-t-il, un des premiers soucis des responsables du vicariat. En guise de conclusion, nous voudrions citer de larges extraits du rapport adressé à la Propagande par Mgr Guillemé, devenu vicaire apostolique du Nyassa en 1912.

« Si nous attachons une si grande importance aux écoles, écrivait-il, c’est que là est l’avenir de la mission. L’école, en effet, suppose partout l’acceptation de l’enseignement religieux par toute la jeunesse, les adultes et même, le vieux du village où elle est établie.

Notre but en créant d’aussi nombreuses écoles est moins de donner l’enseignement profane que l’instruction religieuse. Ce que nous nous proposons surtout, c’est de faire l’éducation de la jeunesse dont la volonté est plus facile à former au devoir et à courber sous le joug de la justice et de la discipline. Car enseigner, ce n’est pas seulement faire savoir mais, c’est encore faire vouloir. Dans le plan divin cette éducation est confiée au père et à la mère parce que c’est une oeuvre de force et de tendresse, mais partout ici nous devons remplacer l’un et l’autre, être à la fois pères et mères pour les enfants chrétiens ou païens. On peut même dire que les rôles sont renversés, car ordinairement ce sont les enfants élevés par nous qui font l’éducation des parents dans les causeries du soir autour du feu et dans les diverses circonstances de la vie »,

La vision du vicaire apostolique est claire : l’éducation scolaire de la jeunesse doit avant tout, répandre la doctrine catholique dans le territoire. Le reste n’est qu’accessoire. Seule compte l’éducation chrétienne.

L’action éducative de la mission, au Nyassa et ailleurs, allait cependant produire un nombre assez important de conséquences secondaires, mais fondamentales. Parmi celles-ci, il y en a deux qui nous semblent très importantes. L’éducation traditionnelle d’abord, puis tout le milieu ancien étaient contestés par la nouvelle éducation. Le vicaire apostolique écrivait lui-même que e les rôles étaient renversés ». Les jeunes enseignaient maintenant aux vieux.

On comprend que cela ait provoqué des bouleversements graves dans la société. Cette dernière tenta de s’y opposer. Au Nyassa comme dans les autres vicariats, un des refrains habituels des comptes rendus des missions, est que les enfants inscrits dans les écoles rurales ne viennent pas régulièrement en classe. Il faudra tout un ensemble de pressions pour forcer finalement les jeunes à fréquenter les classes des pères.

Une deuxième conséquence de l’action scolaire des missions concerne l’État colonial. Les missionnaires ne semblent guère avoir souhaité former des jeunes en grand nombre pour l’administration de 1a colonie. Leur but voulait être essentiellement religieux. Les enfants qui quittaient l’école de la mission constituaient cependant un groupe fort apprécié du colonisateur, même malgré le maigre bagage intellectuel que l’école fournissait aux jeunes gens. Le pouvoir colonial trouvait parmi eux une partie des gens dont il avait besoin. L’école missionnaire devenait ainsi, malgré elle, un soutien de l’État.