L’essor du secteur extrascolaire

Si le gouvernement rwandais a cherché à nationaliser et à centraliser certains secteurs de l’enseignement livrés jusque-là à l’initiative privée, il n’a à aucun moment étouffé celle-ci, comme cela fut hélas le cas en quelques autres Etats d’Afrique. Il s’est au contraire efforcé à la susciter et à l’intégrer avec beaucoup (peut-être même trop) de souplesse. D’autre part, comme la formulation des objectifs de développement demeurait très souvent dans le vague, cela laissait le champ largement ouvert à toutes sortes d’expérimentations. C’est ainsi que le Rwanda est devenu une terre de choix pour les microréalisations, les organisations coopératives et les ONG. Peu de pays d’Afrique ont compté une telle abondance d’initiatives de toute inspiration, dont on peut seulement regretter l’insuffisante coordination.   Mais cela était vrai aussi des aides extérieures au niveau gouvernemental dont l’harmonisation était loin d’être toujours assurée.

Les responsables rwandais, conscients de leur intérêt à ne laisser échapper aucune source d’aide et à n’indisposer aucune bonne volonté, avaient même tendance à ne pas poser des conditions suffisamment claires et rigoureuses au départ, pour recourir ensuite à toutes sortes de moyens indirects quand ils se voyaient obligés de signifier à une initiative privée ou étrangère qu’il fallait changer d’orientation. Grâce à diverses institutions principalement privées, le Rwanda est devenu un véritable champ d’expérimentation pédagogique.

Les formes extrascolaires d’enseignement sont nées, soit des besoins de groupes particuliers – c’était le cas des catéchuménats et autres centres de formation religieuse organisés au sein des Eglises chrétiennes -, soit du constat des insuffisances du système scolaire traditionnel auxquelles on cherchait à remédier par d’autres voies. Cet enseignement pouvait revêtir un caractère complémentaire quand il s’agissait de combler des manques, ou compensatoire quand on pensait opportun de réagir contre des inadaptations. Il pouvait s’adresser à des enfants qui du fait de leur âge ne fréquentaient pas encore l’école, ou qui n’ont pu y accéder, ou qui en ont été éjectés, ou qui étaient en cours de scolarité, ou qui avaient achevé celle-ci. On pouvait ainsi distinguer le niveau pré, para, péri et postscolaire. Souvent on cherchait aussi à toucher les adolescents et les adultes.

Différents ministères et organismes publics étaient concernés :

– Le Ministère de la Famille et du Développement Communautaire a lancé les foyers et centres sociaux, les centres d’alphabétisation, et il s’est intéressé à la formule des Maisons Familiales d’Apprentissage Rural d’origine française.

– Le Secrétariat d’Etat à la Jeunesse et aux Sports, créé en 1972, a cherché à promouvoir les activités sportives et artistiques des adolescents, à coordonner l’action des différents mouvements de jeunesse et à installer dans les communes des centres de loisirs et de sport.  – Le Ministère de la Garde Nationale a créé en 1964 un Service Civique de la Jeunesse pour donner à des volontaires de 15 à 19 ans un complément de formation et faciliter leur reclassement dans l’agriculture et l’artisanat, tout en les utilisant pour des travaux d’utilité publique. Entre 1965 et 1968 ont fonctionné neuf camps de jeunesse dans les différentes préfectures, encadrés par des officiers. En 1969 fut construit à Kanombe un camp central de la jeunesse pouvant former 160 jeunes gens par an avec un programme comprenant de l’instruction civique, de la menuiserie, de l’agriculture et différentes formes d’élevage. L’aide israélienne a joué un rôle important en ce domaine. Furent créés également deux camps spéciaux, l’un à Mayange pour le “reclassement agricole”, l’autre à Gitagata, au Bugesera, pour la rééducation de jeunes délinquants.

– Le Ministère de l’Agriculture cherchait à promouvoir l’animation rurale grâce à un réseau d’agents de l’agriculture.

– Du Ministère de la Santé dépendaient plus particulièrement les centres de santé et les centres nutritionnels.

– Le Ministère de l’Information a mené une action éducative au moyen de Radio-Rwanda en collaboration avec la Deutsche Welle.

– Le Ministère de la Coopération Internationale et le Secrétariat d’Etat au Plan de Développement étaient chargés de coordonner les apports des assistances techniques étrangères et d’effectuer les études préalables. Ainsi fut-il proposé à l’UNICEF de financer un projet élaboré par l’Association Internationale pour le Développement Rural (AIDR) en vue de la formation des jeunes non scolarisés de la région de Kibungo.

– Le service de l’Extension Universitaire à Butare a tenté différentes formules : cours de formation générale, bibliothèque fixe et ambulante, tournées de cinéma, incitation à la création de petites industries, élaboration de programmes radiophoniques.

– Divers centres de formation accélérée ont joué un rôle important.

Le Centre de Formation Agricole de Kibuye, lancé par l’assistance technique suisse, s’est proposé de former des “assistants” et des “vulgarisateurs agricoles” en deux ans.

Le Centre Rwandais de Formation de Cadres de Murambi, soutenu par l’assistance technique belge, organisait des cours de quelques mois pour comptables, postiers, percepteurs d’impôts communaux, travailleurs sociaux, greffiers, moniteurs agricoles, policiers, militaires, etc.

Le Centre de Formation de Cadres pour Coopératives Agricoles de Kavumu était destiné plus directement aux diverses réalisations du Fonds Européen de Développement (“paysannats”, plantations de café, thé et pyrèthre).

– TRAFIPRO, une coopérative de production et de commercialisation soutenue par l’assistance technique suisse, ne détenait pas seulement une position-clé dans la régulation de 1a vie économique, mais poursuivait aussi différentes actions de formation et d’information en vue de la vulgarisation de l’idéal coopératif et d’une plus grande démocratisation de la vie sociale.

– Les Eglises ont gardé dans le secteur extrascolaire une position de premier plan, et elles y ont investi de plus en plus les ressources et les énergies que leur désengagement forcé par rapport à l’enseignement proprement dit a libérées. C’est d’elles que dépendaient plusieurs établissements où se poursuivaient des expériences intéressantes : l’Université Radiophonique de Gitarama, la plupart des CERAR, le centre d’animation rurale et artisanale de Kibangu, le centre de formation rurale de Save, le village pour handicapés de Gatagara, les ateliers ruraux protestants, etc. C’est d’elles aussi que dépendaient la plupart des mouvements de jeunesse dont on sait l’importance dans la “conscientisation” des générations montantes : jeunesse ouvrière et agricole chrétienne (360 groupes en 1971), scoutisme (avec le centre de formation scoute de Butare animé par un Canadien, le Frère Luc, OP), le Mouvement Evangélique de la Jeunesse au Rwanda, d’inspiration presbytérienne, les Xavéri, etc. En 1971, on comptait 5 500 groupes catholiques de catéchuménat, animés par 1 923 catéchistes, qui touchaient 385 000 catéchumènes, la plupart jeunes, non seulement pour assurer leur instruction religieuse, mais aussi pour une oeuvre d’alphabétisation et d’éducation de base. Du côté protestant il y avait les groupes bibliques. Des Eglises dépendaient enfin plusieurs foyers sociaux, une quarantaine de centres nutritionnels et les principales publications du pays.

Enfin, les différentes formes de coopération étatique (bilatérales, européennes, internationales) ont joué un rôle important dans l’orientation et le financement de certains projets.   Examinons plus en détail quelques-unes de ces formules dans leur structure, leur fonctionnement et leur rendement.

Les foyers sociaux   Sous leur forme publique ou privée, les foyers sociaux ont existé bien avant l’indépendance. Leur objectif était la formation de l’ensemble des femmes adultes et des jeunes filles par des programmes centrés sur les travaux ménagers et domestiques, l’alimentation, la couture, les soins aux enfants, la gestion, l’agriculture et l’alphabétisation. En 1972 existaient dix centres sociaux principaux au niveau des préfectures, chargés de la surveillance, de la formation et de l’animation du personnel social de circonscription, une quarantaine de centres de secteur, et environ 375 foyers communaux. Les assistantes et monitrices sociales étaient formées à l’Ecole Sociale de Karubanda, à Butare, prise en charge en 1956 par les Soeurs Auxiliatrices, en des cycles s’étendant respectivement sur deux et quatre ans après le CO. Des formations accélérées et des recyclages étaient régulièrement organisés pour les 550 monitrices communales. Des émissions radio quotidiennes complétaient cette action.   Avant 1972, les programmes des foyers sociaux étaient répartis sur trois ans, puis on les ramena à un cycle de deux ans. Ils s’adressaient à trois groupes d’âge, respectivement de 12 à 15, de 15 à 20, et de 20 à 40 ans, à un rythme de deux réunions par semaine, complétées théoriquement par des visites à domicile. Mais d’une année à l’autre, les rapports officiels et les observateurs extérieurs ont signalé le rendement déficient d’un grand nombre de ces foyers.

Voici les principales insuffisances constatées : -les bâtiments étaient rarement fonctionnels, parfois délabrés et peu attrayants ; le matériel pédagogique faisait défaut ;

-beaucoup de monitrices avaient une formation insuffisante, n’atteignant pas toujours le niveau de l’école familiale ;

– dans les communes elles étaient parfois payées de manière irrégulière ; pour les embaucher, les bourgmestres ne se laissaient pas toujours guider par des critères de compétence, mais voyaient là des occasions pour procurer à des femmes de leur entourage une activité rémunérée ;

– l’encadrement de ce personnel très dispersé était insuffisant ;

– l’enseignement donné sous forme de causeries était trop théorique, scolaire, quelque peu niais quand il s’adressait à des femmes adultes ;

– les monitrices étaient parfois trop jeunes pour être prises au sérieux ;

– certaines des activités proposées (broderie, perlage, petite vannerie, etc.) ne présentaient pas d’intérêt réel ;  – souvent les monitrices se trouvaient très isolées sur leurs collines au milieu de structures masculines ; la réaction première des responsables en place risquait d’être un réflexe de défense contre l’intrusion d’ « autorités » féminines ; des jeunes filles isolées pouvaient devenir l’objet de sollicitations les entraînant dans un style d’existence qui n’avait plus rien d’exemplaire ;

– les moyens pour se cultiver et se perfectionner étaient rares ;

– les monitrices sorties d’un cycle moyen ou supérieur percevaient parfois comme indignes d’elles les tâches très concrètes, quelquefois matérielles, qui leur incombaient, et avaient tendance à préférer des activités de direction et de bureau, vulgarisant ainsi des attitudes qu’elles étaient censées combattre,

– dans toute l’Afrique, l’expérience montre que des institutions du type “foyer social” se prêtent facilement à une politisation excessive et stérile, et à toutes sortes de détournements.   Malgré des réussites remarquables, ces foyers n’ont pas eu au Rwanda l’impact qu’on attendait d’eux, et quand une telle structure tourne à vide elle devient vite néfaste. Trop orienté vers l’instauration d’un fonctionnariat social, le système était à revoir en profondeur.

Les centres d’alphabétisation et d’animation rurale   Ces centres, dont le but était d’apprendre à lire, à écrire et à calculer aux paysans, furent lancés en 1965. En 1971, 85 alphabétiseurs touchaient environ 8 000 personnes, dont relativement peu d’adultes. Le ministère de tutelle signalait en 1971 une diminution régulière des personnes en cours d’alphabétisation malgré la création de nouveaux centres.

On peut se demander là encore si cette activité n’a pas été trop générale, insuffisamment “fonctionnelle”, si les méthodes employées tenaient compte des progrès considérables réalisés en ce domaine en d’autres pays, si une tendance à la fonctionnarisation n’a pas une fois de plus introduit l’inertie dans le système. Alphabétiser à vide, sans que la volonté de s’instruire réponde à un besoin précis d’ordre économique et social, ne conduit qu’à des déceptions.

La lecture et l’écriture sont des instruments de travail que l’on peut acquérir rapidement s’ils se révèlent vraiment utiles aux intéressés. Saupoudrer un pays de quelques centres sans procéder simultanément à une mobilisation de l’opinion et de toutes les compétences et énergies latentes, ne peut conduire qu’à l’échec.   Les centres nutritionnels   Les centres nutritionnels ont développé des programmes de soins et de causeries touchant à la médecine préventive, à l’hygiène, à la puériculture et à la nutrition. Ils s’adressaient aux parents ayant des enfants de moins de cinq ans. Ni simples dispensaires, ni oeuvres de bienfaisance où l’on aurait distribué vivres et vêtements, il s’agissait d’institutions privées, lancées habituellement par des associations de parents et des paroisses, et surveillées sur le plan administratif par une instance centrale.

Les ministères concernés pouvaient mettre à leur disposition des infirmières et des assistantes sociales. Cette formule médico-sociale simplifiée s’est développée à partir de 1963 et semble avoir eu un rendement satisfaisant.

L’approvisionnement était d’habitude assuré par des organismes privés internationaux tels que Misereor, Oxfam, Amdac, Caritas, Catholic Relief Service, etc. Cependant, grâce à une contribution minime des parents par consultation, ces centres réalisaient un certain autofinancement. D’après Caritas-Rwanda, 36 000 personnes étaient inscrites en 1970 et 16 centres sur une quarantaine présentaient un budget en équilibre. Mlle Saibil a donné une description détaillée du fonctionnement d’un centre dans le Nord du pays :  “Le travail a commencé (en 1963) sur une petite échelle sur la colline de Mubona, à côté de la ville de Ruhengeri. Les premiers mois étaient consacrés à la recherche de la situation nutritionnelle et sociale de la région, et à l’élaboration d’un programme adapté pour combattre la malnutrition. Un grand problème s’est présenté tout de suite : comment convaincre la population que cette maladie, qu’ils pensaient être de l’empoisonnement, était en fait causée par une mauvaise alimentation?  Le travail nécessaire s’est éclairci : il fallait enseigner à la population les vraies causes des maladies de la malnutrition, et lui montrer comment préparer des repas convenables pour ses enfants avec des aliments disponibles localement. Le moment du sevrage étant le point critique pour les enfants, une attention spéciale fut portée à trouver un aliment de sevrage convenable. Il ne s’agissait pas de prêcher la nécessité du lait, car les paysans ne parvenaient que très difficilement à en avoir. Ainsi, on leur présentait la bouillie de sorgho mélangée à un oeuf comme aliment de sevrage. Ce dernier contient les nutriments nécessaires, et les ingrédients sont assez facilement trouvés chez les habitants.

Cet enseignement reste actuellement le noeud du programme. Cependant, celui-ci a beaucoup évolué avec les années, pour inclure un grand rayon de matières et d’activités. Les racines de la malnutrition ne se trouvent pas uniquement dans le manque de connaissance des principes nutritionnels. Tout ce qui contribue au bien-être social et familial joue un rôle dans la lutte contre la malnutrition. Les problèmes familiaux, la pauvreté, le manque d’hygiène, ainsi que d’autres problèmes de la santé doivent être également attaqués pour qu’un enseignement nutritionnel puisse être efficace.

Donc, le centre nutritionnel de Ruhengeri offre aux parents une série de dix cours pendant l’année : septembre : valeur des différents aliments; octobre : prévention du kwashiorkor et du marasme ; novembre: comment faire un sevrage progressif, ; décembre,: la croissance normale de l’enfant ; janvier : prévention des maladies respiratoires ; février : prévention des maladies intestinales ; mars : reproduction humaine et hygiène de la grossesse ; avril : hygiène de l’allaitement maternel; mai : agriculture et petit élevage ; juin : conseils aux maris ayant des enfants au centre nutritionnel.

Une famille qui s’inscrit est invitée à venir une fois par semaine pendant les premiers deux mois. Elle reçoit un enseignement spécial pour les “nouveaux cas”. Après cette période d’initiation, elle revient une fois par mois, au jour spécifié pour sa colline, pendant trois ans. Ainsi elle suit le même programme de cours trois fois de suite.  La routine des visites commence par la pesée des enfants.

Chaque famille a une fiche sur laquelle est imprimée la courbe de poids normale. Le poids de leur enfant est inscrit là-dessus chaque mois, et elles apprennent la signification du poids comme indice de la santé de l’enfant. La pesée est aussi le moment pour des conseils individuels aux parents et l’inspection de la nourriture apportée de chez eux pour leurs enfants.  Après la pesée, elles vont à la cuisine (un feu de bois et trois pierres) où elles préparent la nourriture du jour.

Il y a une recette différente chaque mois qui constitue un repas équilibré, adapté aux enfants, utilisant les produits locaux. Pendant la cuisson elles participent à des activités et à des discussions qui démontrent les principes de base de l’hygiène (baigner les enfants, enlever les chiques, construire des latrines).

Elles collaborent à la culture du jardin du centre nutritionnel dont les produits servent à la cuisine. Une fois la cuisine achevée, elles assistent aux cours théoriques.  La matinée se clôture avec une distribution de vivres du Catholic Relief Service, pour lesquels les parents donnent une contribution de 30 francs (rwandais) par mois.

Le programme inclut deux après-midi par semaine consacrées à des visites à domicile.”   Une enquête d’évaluation a procédé par comparaison entre plusieurs groupes de familles, les unes ayant eu des contacts avec un centre nutritionnel, les autres n’en ayant pas eu. Parmi les familles inscrites, on remarquait une baisse importante du nombre des cas de malnutrition. Celles qui n’étaient plus suivies directement gardaient encore des connaissances, mais retombaient très vite, dans leur pratique, au même niveau que les familles qui n’avaient jamais fréquenté de cours : les résultats de l’enseignement semblaient donc assez décevants.

A partir de l’expérience ainsi réalisée, on pouvait se poser les questions suivantes : organiser un tel ensemble d’enseignements est-il vraiment efficace avec une population non instruite ? n’y a-t-il pas d’autres manières de procéder, plus percutantes et démonstratives ? autrement dit, ne restait-on pas une fois de plus confiné dans un modèle trop scolaire ? faisait-on bien de distribuer (hors cas d’urgence) des vivres importés (lait et oeufs en poudre, gruau d’avoine), autant de béquilles qui n’aident pas les gens à marcher tout seuls ? fait-on bien de trop isoler les problèmes de nutrition, au lieu de voir les choses plus globalement ? n’y aurait-il pas intérêt à axer la formation sur des animatrices bénévoles capables de faire des démonstrations et de petites causeries dans le milieu même, à l’intention de leurs voisines, au lieu de faire venir les familles dans un centre qui représente, quoi qu’on fasse, un cadre artificiel, avec un personnel appointé, dont l’exemple ne peut avoir la même portée que s’il vient de personnes ayant les mêmes conditions de vie ?

Des catéchuménats aux centres d’éducation de base  

Dans le domaine de l’alphabétisation, l’Eglise catholique a mené depuis son implantation au Rwanda une action très étendue dont on peut facilement vérifier les effets même en milieu rural. L’instruction religieuse donnée aux jeunes catéchumènes célibataires est toujours allée de pair avec un apprentissage au moins élémentaire de la lecture (parfois de l’écriture) auquel présidaient les catéchistes.

Ce même enseignement était étendu aux enfants chrétiens baptisés à la naissance, mais non scolarisés.

Savoir lire était considéré normalement comme une des conditions d’admission au baptême. W. Hilgers indiquait pour 1965-1966 environ 200 000 catéchumènes non scolarisés pour les différents diocèses du pays. La presse locale en kinyarwanda était conçue à l’origine pour entretenir le goût de la lecture et fournir aux nouveaux lettrés un aliment régulier.

On estimait qu’un exemplaire du journal Kinyamateka était lu en moyenne par une quarantaine de personnes. Mais cette action d’alphabétisation de grande envergure se heurtait aussi à des limites :  “Actuellement, les catéchumènes visent davantage le baptême que l’éducation. S’ils se soumettent à l’effort exigé d’eux, c’est pour des motifs religieux, et non principalement sociaux et culturels.

Il faut ajouter que c’est le plus souvent ainsi qu’on leur présente la lecture : comme une voie obligée vers le baptême et donc l’entrée dans l’Eglise catholique. Dans l’esprit de la plupart des responsables pastoraux, la lecture est au service de la vie chrétienne. Elle vise à permettre d’assimiler les textes de base et à participer à la liturgie par la connaissance des prières et des chants. Or le nombre de ces textes est limité : une fois assimilés, ils peuvent être retenus sans recours à la lecture, surtout dans une population de tradition orale, dans une civilisation de la parole où la mémoire est considérablement développée… (alors que) dans une civilisation du livre, du texte imprimé, comme celle de l’Europe, savoir lire et écrire est absolument indispensable tout au long de la vie et dans beaucoup d’aspects de la vie quotidienne. Ceci explique pourquoi il y a parfois peu d’enthousiasme pour la lecture et peu de goût pour maintenir son jeune savoir après le cours de lecture.

Disons en bref que la lecture est encore de peu d’utilité dans la vie de tous les jours des nouveaux alphabètes” (W. Hilgers, p. 29).  Beaucoup parmi les anciens catéchistes n’avaient eux-mêmes qu’une formation rudimentaire, recrutés qu’ils étaient avant tout pour l’exemplarité de leur vie chrétienne. Ils savaient lire et écrire, ayant fréquenté l’école primaire. Ils utilisaient pour l’enseignement de la lecture, si élémentaire fût-il, des méthodes parfois plus que douteuses quant à leur efficacité, d’où leur faible rendement.

Cependant, le fait qu’un très important réseau de catéchuménats ait été mis en place et qu’une grande partie de la population ait pris l’habitude de participer au moins occasionnellement à un enseignement constituait un élément très appréciable.   Cette institution catéchuménale, vénérable par son ancienneté (elle remonte à 1900 !), sa continuité et sa stabilité, disposait d’un personnel et d’un budget propres.

En 1971, elle touchait 385 000 personnes de 7 à 35 ans, les groupes s’organisant au niveau des 93 paroisses et succursales centrales. On constatait la même année que 32,5 % des écoliers fréquentaient en même temps le catéchuménat, ainsi que 18,6 % de tous les non-scolarisés de 7 à 20 ans.  Le mot “catéchuménat” désigne d’abord le lieu où se donne la catéchèse : à Butare on parlait d’ikibeho, “l’endroit où il fait froid”, puisqu’il s’agissait le plus souvent de bâtiments vétustes sans portes ni fenêtres (Twahirwa, p. 46). Il désigne ensuite la formation par étapes à la vie chrétienne et l’institution qui la dispense. Il désigne enfin l’état de ceux qui se préparent au baptême.  Selon la vieille règle établie par le cardinal Lavigerie, fondateur des Pères Blancs, l’enseignement était en général programmé sur quatre ans, temps d’apprentissage, certes, mais tout autant temps d’épreuve. Le plus souvent il comportait deux heures d’instruction deux à trois fois par semaine, en plus du dimanche.

Les deux tiers du temps étaient consacrés à l’enseignement religieux (prière, répétition du mot à mot du catéchisme, leçon du jour), l’autre tiers à l’enseignement général, le tout en kinyarwanda. Alors que les matières des cours religieux n’étaient pas répétées, celles de formation générale (lecture, hygiène, nutrition, soin des enfants, agriculture, problèmes de la communauté) se divisaient en une centaine de leçons qui se répétaient en deux cycles de deux ans.

Dans le cas d’adultes, le programme pouvait être exclusivement religieux.  L’organisation catéchuménale a connu selon les diocèses une structure originale, articulée autour de rites (d’entrée, de passage d’une étape à l’autre, d’élection, d’onction avec l’huile des catéchumènes, de transmission du Credo, puis du Notre Père, d’ouverture de l’oreille ou epheta, d’exorcisme et d’imposition des mains), et d’un programmed’instruction précis. A Butare, par exemple, selon Th. Twahirwa, on distinguait pour les catéchumènes adultes quatre étapes :  – la première année, ils sont des abahamagarwa, des “appelés” ;  – durant la seconde des abemera, des “croyants”, à qui on explique le credo, l’histoire du salut et les commandements ;  – durant la troisième des abategurwa, “ceux qu’on prépare”, à qui on apprend comment vivre en chrétien et qu’on initie à la liturgie ;  – durant la quatrième, des abazatorwa, des “pré-élus”, puis des abatowe, des “élus”, qui accèdent aux sacrements de l’initiation chrétienne : baptême, confirmation et eucharistie.  Suivait une courte étape “mystagogique” pour donner le goût des mystères reçus.

Les heures d’instruction proprement dites étaient rémunérées au catéchiste, mais les nombreuses tâches annexes d’animation relevaient de sa “vocation”. On évitait de parler de salaire : il recevait un “budget d’entretien”, une “aide”, une “gratification” (imfashanyo) souvent de misère. Quant aux pensions, elles étaient laissées à la discrétion des curés. Ici comme ailleurs, “vocation” et “métier” ne font pas toujours bon ménage, et l’appel au dévouement permet parfois de mettre indûment entre parenthèses les droits sociaux.

–   Une tendance se manifesta au sein de l’Eglise de mettre cette énorme institution des catéchuménats encore plus efficacement au service du développement en les transformant en autant de “centres d’éducation de base”, en renouvelant profondément leurs programmes et en réajustant la formation des catéchistes. En 1972, le conseil pastoral de l’archidiocèse de Kabgayi décida d’opérer une telle transformation. Voici ce qu’en a dit Th. Hanf :  “Le fait que les responsables de l’Eglise catholique au Rwanda aient pris la décision – surtout à la vue de l’état d’instruction catastrophique des enfants et des adolescents non scolarisés – au printemps 1972, de changer les catéchuménats en centres d’éducation de base, doit être considéré comme un événement de très grande importance. Ils décidèrent de transformer la répartition des matières enseignées jusqu’ici, en dispensant désormais un enseignement de base rural l’emportant même sur l’enseignement religieux, et se sont mis ainsi, consciemment, au service de la communauté.

D’après le plan actuel, les programmes des futurs centres d’éducation de base seront échelonnés sur une période de quatre ans. Les leçons auront lieu trois jours par semaine. Durant la première et la deuxième année, on vise en première ligne l’éveil de la pensée chez les enfants et les adolescents en leur transmettant les techniques de base de la civilisation. La troisième et la quatrième année servent principalement au développement de l’habileté manuelle pour la vie quotidienne. Ici l’agriculture et l’artisanat prédominent.

Le plan d’études a pour objectif d’appliquer en première ligne des méthodes inductives-actives, qui font appel à l’intérêt de chaque enfant. Deux fois par semaine, les participants reçoivent une heure d’instruction religieuse correspondant à celle du catéchuménat” (pp. 111-114).   Il n’était prévu aucun diplôme, mais le passage d’une année à l’autre dépendait d’une participation régulière et d’un examen oral. Le coût unitaire par catéchumène était en 1972 d’environ 100 francs rwandais, une somme minime. Les catéchistes, animateurs des centres d’éducation de base, passaient par les Centres de Formation Catéchétique et de Développement Communautaire de Nyumba (Butare), Rutongo (Kigali) et Ruhengeri, qui remontaient aux années 60 et qui exigeaient des candidats au minimum le certificat d’études primaires. Ces établissements formaient en des cycles d’études allant de un à quatre ans (avec stage) 60 à 80 catéchistes par an, ce qui était insuffisant, car, pour réaliser l’ambitieux programme de base, il aurait fallu, selon Th. Hanf, 5 000 classes nouvelles et 2 000 enseignants supplémentaires. La plupart étaient mariés et exerçaient dans leur paroisse d’origine. Beaucoup de jeunes femmes catéchistes aspiraient à entrer dans une congrégation religieuse. Les dépenses relatives à la formation des catéchistes étaient à la charge des diocèses, alors que leur traitement, la construction, l’entretien et l’équipement des bâtiments revenaient aux paroisses.   L’Institut Catéchétique Africain de Butare (ICA) avait une vocation nationale et internationale et délivrait un diplôme (et non un simple “certificat d’envoi en mission” comme les autres écoles).

A proximité, un centre spécialisé dans la recherche en matière de catéchèse avait pour tâche de mettre au point de nouveaux programmes pour tous les niveaux d’enseignement et de concevoir les manuels, les catéchismes et les autres instruments pédagogiques nécessaires.  Cette transformation institutionnelle entraînait forcément aussi une transformation du statut social du catéchiste et donc une crise d’identité, ce qui n’allait pas manquer de se traduire par des revendications salariales et de revalorisation de sa fonction : devenu aux yeux de la population un demi-instituteur tout en n’étant qu’un demi-curé (padri muto, “petit prêtre”) et un demi-salarié, il n’était plus auréolé du prestige que procurait autrefois le pur service de l’Eglise.

Le recrutement s’avérait parfois difficile, et une fois une bonne formation acquise ce pouvait être la course aux emplois mieux rémunérés.   Cette énorme entreprise alliant catéchuménat et éducation de base était évidemment menacée à son tour de se laisser contaminer par les modèles scolaires traditionnels. Mais elle prouvait qu’un travail de très grande envergure était possible avec des ressources réduites, à condition d’y intéresser activement toute la population. Le secteur extrascolaire pouvait ainsi, en un sens, servir de modèle au secteur scolaire lui-même, à condition de veiller à ce que l’éducation de base soit, de manière décisive et évidente pour tous, “autre chose” que l’éducation scolaire, et surtout pas un ersatz d’école.

L’expérience burundaise parallèle des Centres Yaga Mukama montrait que la chose était très difficile, tant la demande sociale d’instruction et la pesanteur sociologique du modèle scolaire étaient grandes ; ces centres avaient en effet tendance à devenir des “écoles de récupération” ou de “substitution”.

L’Université radiophonique de Gitarama  L’URG a compté parmi les projets les plus ambitieux portés par des associations.

Dès 1964 elle a cherché à explorer des voies nouvelles en matière d’éducation des masses et a acquis une expérience enviable dans le domaine de l’audiovisuel. Fondée en 1963 par un dominicain français, le R. P. Pichard, elle s’est proposé de développer un enseignement primaire ruralisé, de diffuser des programmes d’éducation de base pour adultes, ainsi que des programmes d’enseignement religieux rénové.

Elle comprenait dès le départ un centre de production de matériel pédagogique audiovisuel, surtout de diapositives et d’enregistrements sur cassettes destinés aux écoles, et d’émissions d’éducation de base pour la radio nationale. Lui furent ensuite rattachés un réseau de centres audiovisuels d’enseignement primaire dans un rayon de 50 km autour de Gitarama, ainsi que le CRAFAG qui accueillait en priorité les garçons issus de ce réseau, une section familiale, un programme de formation pour maîtres de centres audiovisuels, des programmes destinés aux adultes et un bus-cinéma pour des projections en plein air sur les collines.

L’ensemble a été animé depuis la fondation par l’abbé Griet et des religieuses dominicaines françaises, et a bénéficié d’aides de la France, de l’Allemagne et du Fonds Européen.  Le travail le plus intéressant de l’URG se situait au niveau primaire. Les “centres audiovisuels” suivaient dans les grandes lignes les programmes des écoles officielles, modifiés seulement dans le sens d’une adaptation plus pratique au milieu rwandais et de l’introduction du français parlé dès le début de la scolarité. Les centres étaient approvisionnés deux fois par trimestre en diapositives mises en place dans des chargeurs et prêtes à l’emploi, en commentaires polycopiés et en cassettes pour les cours de français. Initialement entraient dans les centres des enfants de 8 à 10 ans qui n’avaient pu accéder à une école officielle.

Comme dans leur majorité ces établissements ne comportaient qu’une classe, le recrutement n’avait lieu que tous les 4 ans. Par la suite l’âge d’entrée fut aligné sur celui des autres écoles, et la formule a évolué vers la création de centres moins nombreux, mais complets, c’est-à-dire à quatre classes, le cycle d’études étant de quatre ans, sans double vacation.   Une option très nette a été prise en faveur de l’emploi de la diapositive, moyen qui à l’usage est apparu comme étant le plus souple, permettant de réaliser sur place et de projeter des photos en noir et blanc et en couleur, des dessins, des montages, des cartes, des gros plans et des graphiques.

Les diapositives ne venaient pas simplement illustrer un cours issu d’un manuel, mais constituaient avec les commentaires et les fiches de travail la base même de l’enseignement. On ne pouvait, par exemple, concevoir le cours de français sans les images.

On a calculé que l’usage des diapositives était nettement moins onéreux que celui de livres imprimés ; pratiquement elles ne se perdent ni ne s’abîment, alors qu’un livre ne dépasse que rarement deux ans d’utilisation en contexte local (selon l’abbé Griet, le prix d’un livre de lecture pour le CM 2 permettait de fabriquer 55 diapositives en noir et blanc ou 28 en couleur qui pouvaient servir à plus de 400 enfants et durer au moins 10 ans).

Avec l’image, qui a pour avantage de fixer l’attention, les connaissances n’étaient plus purement verbales : la diapositive mettait l’enfant en contact avec des documents qu’il n’aurait autrement eu aucune chance de voir ; elle dispensait le maître de dessiner au tableau croquis et cartes et augmentait la qualité de son travail.

L’étude du milieu, la géographie, le civisme, l’histoire, l’éducation de base et l’enseignement religieux étaient évidemment des domaines privilégiés. Le commentaire polycopié était destiné au seul maître pour faciliter sa préparation. Des fiches de travail proposaient entre autres des exercices structurels, des éléments de grammaire, de phonétique et d’orthographe. Pour l’étude du milieu par centres d’intérêt, les fiches proposaient, en plus du commentaire et des diapositives, des travaux à faire exécuter par les élèves : expériences, observations, dessins, jeux, éléments de langage en français et en kinyarwanda.

Les enfants disposaient également de livrets de lecture en langue locale utilisant des récits traditionnels. Comme dans les écoles normales existantes les maîtres n’étaient pas initiés à l’utilisation d’un tel matériel, l’URG recyclait elle-même ceux qui travaillaient dans son cadre au cours de stages et de journées pédagogiques.

L’aménagement des classes devait être conçu en fonction des méthodes utilisées. Des rideaux noirs permettaient la mise en demi-obscurité.

L’équipement audiovisuel dont disposait chaque maître comprenait un projecteur manuel de diapositives, alimenté en basse tension par un moteur du genre “cyclo” à faible consommation de carburant, un magnétophone à cassettes permettant de diffuser un français de bonne qualité, un écran et un tableau noir. Les élèves disposaient de tables. Selon la matière enseignée, le travail se faisait sur l’écran pendant la projection, puis on procédait à des travaux écrits, manuels, agricoles, d’observation ou à des visites pour exploiter au maximum les données de la leçon.

Des réunions de parents régulières permettaient un dialogue entre familles, maîtres et inspecteurs de l’URG. Voici comment s’élaborait le matériel :  “Nous avons réalisé totalement dans le pays et pour répondre à ses besoins nos programmes…

Le contenu étant déterminé, la matière est organisée logiquement en suivant une progression. On détermine ensuite chaque élément et l’on cherche quelle image peut, au mieux, contenir l’élément à communiquer aux enfants. L’image est choisie pour sa simplicité, sa lisibilité, sa monovalence, etc. Viennent ensuite les travaux de laboratoire. Puis le commentaire est rédigé. La série est alors projetée devant le personnel de la maison et critiquée aussi bien du point de vue des images que du commentaire. Les corrections sont apportées. Ce n’est qu’ensuite que les séries sont mises en circulation. Les utilisateurs peuvent alors proposer leurs critiques pour une amélioration. C’est ainsi que les cours de lecture ont été trois fois modifiés, ainsi que celui de calcul. Comme aucune contrainte mercantile ne nous pousse à la nouveauté (ce qui est habituel pour les fabricants de manuels scolaires), nos programmes ont une stabilité qui concourt à leur efficacité…  Notre originalité est d’avoir introduit l’étude du français parlé dès la première année.

Nous estimons qu’une langue vivante, traitée uniquement comme langue de communication, doit s’apprendre très tôt, quitte à n’aborder lecture et écriture que lorsque la lecture et l’écriture de la langue maternelle sont solidement acquises…  L’agriculture est prévue normalement dans la grille horaire et permet ainsi à chaque centre d’avoir sa caféière, de cultiver de manière rationnelle sorgho, haricots, maïs, etc. ; ces activités ne donnent lieu à aucun cours théorique, mais seulement à une pratique dirigée sur conseil d’agronome” (brochure de présentation de l’URG).

Le travail réalisé à Gitarama était sans conteste d’une grande valeur. Malheureusement l’appellation pompeuse d'”université radiophonique” ne correspondait pas à la réalité, mais venait du fait qu’initialement cette institution était prévue comme une sorte d’extension radiophonique de l’Université nationale, ce qui aurait été du plus grand intérêt (et le président Kayibanda tenait pour des raisons politiques à un émetteur radio dans son fief de Gitararna au cas où…).

On pouvait éprouver quelque malaise en voyant les moyens audiovisuels envahir à ce point l’enseignement primaire et même l’éducation de base : l’image ne risquait-elle pas de devenir un nouvel écran entre l’enfant et la réalité ? le coût de l’entreprise aurait-il permis une extension, voire une généralisation de la méthode ? L’impact limité qu’en dix ans l’URG a eu sur l’enseignement au Rwanda en faisait un établissement essentiellement expérimental, dont le rayonnement était peut-être plus grand en dehors du pays qu’à l’intérieur. L’ensemble aurait mérité une évaluation serrée tant au plan pédagogique que financier. Il ne manquait pas de personnes pour penser que l’oeuvre encore limitée de l’URG aurait pu évoluer vers une véritable radio scolaire et universitaire, dont l’ensemble du pays, voire les pays voisins, auraient pu bénéficier, conformément au projet initial.

Le Centre de Formation Rurale Féminine de Save   Le centre de Save fut mis en route en 1968 grâce à une aide allemande, dans le cadre des oeuvres du diocèse de Butare. Il s’adressait à des jeunes filles n’ayant qu’une formation primaire partielle (4 ans, en principe, après expérience) et ayant au moins 15 ans. La formation s’étendait sur 3 ans, mais chaquegroupe d’élèves ne fréquentait le centre que 2 jours par semaine. Le programme, très souple, comportait d’abord des matières générales (alphabétisation, kinyarwanda, rudiments de français, calcul, le tout de niveau primaire, mais avec un matériel adapté), ensuite de l’économie domestique et de l’agriculture (cuisine avec des ingrédients locaux tirés du jardin ou ramenés par les élèves, couture et raccommodage, de préférence à la main et non à la machine, bricolage et entretien, culture d’une parcelle par groupes pour les besoins de la cuisine, vente de légumes et d’une excellente choucroute, production de semences), enfin des causeries diverses et des discussions de groupe en fonction des besoins et de la demande des élèves. Un jour par semaine était réservé aux visites que les monitrices faisaient aux parents afin de nouer des contacts et de soutenir les filles dans leurs travaux à domicile. Des bâtiments spacieux et polyvalents permettaient la présence simultanée d’une centaine d’élèves.

Dans l’ensemble on remarquait que les techniques acquises au centre étaient effectivement appliquées sur: les collines : en 1971, 75 % des élèves avaient aménagé leur jardin potager ; certaines s’organisaient pour entreprendre des travaux de groupe ; d’autres prenaient l’initiative de transmettre à leurs compagnes non scolarisées les connaissances acquises. La tendance à chercher du travail salarié en ville semblait assez réduite. Tous les 3 ou 4 mois le centre organisait des stages pour les anciennes, centrés sur des thèmes ou des activités qu’elles-mêmes demandaient : la participation était de l’ordre de 90 %.

Chaque année, quelques jeunes filles montrant des aptitudes particulières étaient retenues pour recevoir une formation plus poussée d’animatrices, dans le but de suivre les anciennes élèves une fois qu’elles étaient retournées chez elles et d’établir un contact permanent entre le centre et les collines. Cette formation s’étendait sur un an à raison de deux jours par semaine. Grâce à ces animatrices, des groupes de femmes et de filles naîssaient sur les collines, avec leurs réunions propres et leurs activités.

Le centre de Save montrait ce que l’on pouvait tirer d’une pédagogie de l’alternance qui fait se succéder les séjours à domicile et sur le lieu d’instruction, brisant ainsi la logique scolaire. Il montrait ce qu’aurait pu être une véritable “section familiale”, conforme aux objectifs initiaux et qui ne fut pas tentée d’évoluer, sous la pression du milieu, vers l’école professionnelle déguisée.

 Les Maisons Familiales Rurales 

Une pédagogie de l’alternance tout aussi systématique est appliquée par les Maisons Familiales Rurales : en France, les jeunes venaient au centre en principe une semaine sur trois, ce qui permettait à trois promotions de se succéder. J’ai décrit cette formule plus en détail dans L’enseignement dans les pays pauvres.

Ces “maisons” étaient en cours d’implantation à Save et dans le Nord du pays, mais je n’ai plus eu l’occasion de suivre cette expérience au Rwanda.

L’implantation était lente du fait que par principe rien ne se faisait tant que la population elle-même ne prenait pas conscience de ses problèmes et ne s’engageait pas activement dans la recherche de solutions. Cette manière de procéder, on s’en doute, n’était pas toujours comprise par les autorités locales qui rêvaient d’emblée de nouveaux bâtiments et de nouvelles structures.

Quelques CERAR semblent avoir adopté avec succès un mode de fonctionnement proche de celui des MFR.   La ferme de Butamwa

Au début des années 70, l’abbé Guido Schrey entreprit d’exploiter avec 80 jeunes un terrain marécageux de 17 hectares, et ainsi naquit un centre de formation professionnelle. Plus tard, on y organisa des formations agricoles et artisanales de trois ans. En 1975, la formule changea une nouvelle fois, et la ferme de Butamwa, désormais dirigée par des Frères de l’Instruction Chrétienne, se mit à accueillir des groupes pour des stages intensifs de deux mois d’agriculture et d’élevage, avec participation à la vie de l’exploitation, apports théoriques et apprentissage de la vie communautaire. Un niveau de six ans d’école primaire était exigé.

Des groupes de 40 personnes ayant entre 15 et 25 ans s’y succédaient. Le fait de les isoler de leur milieu facilitait sans doute l’apprentissage de techniques nouvelles, mais non leur application sur les collines.   Le Centre d’Animation Rurale et Artisanale de Kibangu

Dans la paroisse de Kibangu, commune de Nyakabanda, fut mise en oeuvre une entreprise étonnante entre toutes à partir de 1964, dont l’animateur était l’abbé Sylvain Bourguet(Kanyamigezi, “l’homme des ruisseaux”). Jeunes et adultes recevaient deux fois par semaine une formation polyvalente d’agriculture et de techniques artisanales dans un Centre d’Animation Rurale et Artisanale (CARA).

A partir de cette expérience furent lancés les Centres Communaux de Développement et deFormation Permanente (CCDFP) qui se répandirent dans tout le pays et eurent un impact considérable sur l’évolution des pratiques agropastorales.

La commune de Nyakabanda fut répartie en secteurs, puis en cellules de 50 à 100 familles, enfin en équipes d’environ 10 familles. On tin compte aussi du fait que les 4 groupes de base, hommes et femmes, jeunes gens et jeunes filles avaient des besoins et des centres d’intérêt différents. Trois fois par an les responsables masculins d’équipes étaient convoqués à un centre communal de stages, et les femmes au foyer social. On initiait les stagiaires à la menuiserie simple, aux techniques de construction, à la tenue de petites fermes et aux techniques agricoles mise au point à l’ISAR (Institut des Sciences Agronomiques du Rwanda) à Rubona.

Les animateurs visitaient régulièrement les exploitations pour vérifier l’application des méthodes enseignées et répondre sur terrain aux problèmes de mise en œuvre du programme de développement.  Des « maisons de communauté » furent édifiées pour consolider les structures de voisinage. Une région jusque-là peu mise en valeur a ainsi pu être fortement « conscientisée » et efficacement organisée à la base en vue de son auto-développement communautaire. La production augmenta et la commune parvint à l’autosuffisance alimentaire.

La formation de la jeunesse n’était pas isolée, mais intégrée dans un projet embrassant l’ensemble de la population. Mais la contribution sans doute la plus originale de S. Bourguet fut la mise ne place d’un réseau très étendu d’adduction d’eau à ciel ouvert en pleine montagne et la fondation des Compagnons Fontainiers Rwandais (CORORWA), une entreprise aux ramifications multiples, fonctionnant avec du personnel recruté et formé sur place, qui opéra dans tout le pays pour capter les sources et amener l’eau potable. Un Centre de Formations en Hydraulique Rurale vit le jour destiné à des jeunes venant de partout.   S. Bourguet travailla aussi très activement à l’amélioration de l’habitat, à l’introduction de l’électricité grâce à une microcentrale hydroélectrique, à la construction des dispensaires, d’écoles, des silos coopératifs et de ponts, et lança une mutuelle pour assurer les soins médicaux et le transport des malades. En 1999, un an avant sa mort, il lança le projet  « Yaguine » pour la mise en place de 26 centres de formation professionnelle destinés aux jeunes non scolarisés.

Le Mouvement Révolutionnaire National pour le développement (MRDN) lancé en 1975 par le président Habyarimana, qui entendait repartir toute la population en « cellules » responsables de leur prpre promotion, s’est inspiré directement de cette tentative locale exemplaire de « conscientisation ».

Le village pour handicapés de Gatagara  Une entreprise pédagogique non moins étonnante fut menée sur la colline de Gatagara. L’abbé Joseph Fraipont(Ndagijimana, “je confie tout à Dieu”), professeur de latin et de grec au Collège du Christ-Roi de Nyanza, se sentit appelé à s’occuper d’enfants abandonnés, puis de handicapés. En 1959 il recevait de l’archevêque de Kabgayi mission de créer un centre spécialisé à Gatagara (lieu autrefois choisi par les Jésuites pour leur collège). La première section débuta en 1961 avec 14 enfants.

En 1974, plus de 1 000 cas avaient été traités, avec des interventions parfois de très longue durée.

L’expérience se voulant globale, il fallait songer

– aux installations médicales, avec service d’orthopédie (avec les moyens du bord) et de kinésithérapie,

– à l’hébergement de centaines d’enfants, avec pouponnière et internat,

– à l’organisation d’un enseignement spécialisé, en particulier pour handicapés moteurs, anciens poliomyélitiques,

– à la création d’ateliers pour divers apprentissages et d’un service médico-social pour assurer le reclassement, la permanence des soins et le retour périodique au centre pour le réajustement des appareils,

– à la création de postes de travail nombreux dans des ateliers, des coopératives de production et des paysannats.

C’est ainsi que sont nés la SOCORWA, entreprise de confection industrielle, et MERA., atelier coopératif pour le montage de postes de radio, de vélos et de vélomoteurs. Les interventions chirurgicales avaient lieu à l’hôpital de Kabgayi.

Le centre de Gatagara, avec ses nombreux services, dut rapidement être décongestionné par la création de centres d’accueil et de petites équipes dans tout le pays si on ne voulait pas le transformer en une véritable ville de handicapés. Il fut aidé entre autres par les communautés Emmaüs.

La formation d’un personnel spécialisé rwandais a été dès le départ un des principaux objectifs poursuivis.

A aucun moment les responsables du home de Gatagara n’ont voulu se placer sur un plan purement matériel et médical. Avec des handicapés on a cherché et on a réussi à faire oeuvre de développement, ayant valeur d’exemple pour le reste de la population sur le plan coopératif, agricole et industriel.

On a eu l’ambition de donner à ces jeunes une formation complète, de les amener à vouloir s’insérer activement dans la vie de leur pays et de leur en donner les moyens en les aidant à réaliser des actions productives et communautaires.

La preuve y était fournie une fois de plus qu’avec des moyens très réduits, un budget de misère, on pouvait réaliser des choses étonnantes. Bien plus, c’est sans doute parce que ces moyens étaient réduits qu’une entreprise de ce genre a vraiment réussi, car cela l’a obligée à coller très étroitement à la réalité locale, à faire preuve à tout moment d’invention et de créativité. Peu de pays peuvent dire qu’ils ont ainsi su prendre à bras le corps le problème des handicapés dans son ensemble, d’une manière de plus en plus décentralisée. Et j’ai rarement vu un lieu où éclatait une telle joie de vivre…

Un véritable retournement s’opéra dans les mentalités vis-à-vis des infirmes qui autrefois étaient méprisés et suspectés.   La section pour sourds-muets fut transférée dans l’ancien couvent des Dominicains à Butare sous la responsabilité de religieux canadiens.

Le Club Rafiki de Nyamirambo  L’initiative de cette très importante et vivante entreprise d’animation socio-culturelle et d’éducation populaire revient à un groupe de Dominicains conduits par le Père Gilles-Marius Dion, ancien professeur de philosophie à l’Université, qui prit un jour intensément conscience qu’il avait des choses plus urgentes à faire dans sa vie que de spéculer sur Kant ou Thomas d’Aquin… Habituellement on parlait d’animation en milieu rural. Mais dans les quartiers populaires urbains les problèmes sont encore bien plus graves.

Les besoins de formation à tous les niveaux y sont énormes et une éducation qui vise au développement du pays ne saurait se limiter au cadre traditionnel.

En 1974 furent lancés à Kigali, dans le quartier très hétérogène de Nyamirambo, à forte implantation musulmane, des cours du soir de français, d’anglais, de swahili, d’alphabétisation, de comptabilité et sur les problèmes de développement. Petit à petit vinrent s’y greffer d’autres activités : bibliothèque populaire, dactylographie, électricité, secourisme, cinéma, théâtre, sport, agriculture et élevage, cercles de discussion, célébrations religieuses, rédaction d’un journal, édition de méthodes d’alphabétisation, de recueils de chansons, de poésies et de récits.

Les rafiki (“amis”) avaient en moyenne une scolarité de deux ans post-primaires. La pyramide des âges s’étendait de 15 à 30 ans. Le rêve était de parvenir à une formule d’autogestion et de responsabilité partagée.  “Les besoins et les attentes des jeunes du quartier se situent au double plan de la formation générale et de la formation technique. On souhaite compléter les études déjà faites ou simplement amorcer une formation scolaire inexistante… Une formation plus liée au travail apparaît également souhaitable : cours de comptabilité commerciale, compléments de formation technique pour les petits artisans (mécaniciens, menuisiers, etc)…

La plus grande résistance faut-il s’en étonner ? – vient des étudiants eux-mêmes.

Surpris par notre méthode, ils voudraient nous reconduire au bon vieux système scolaire où l’on se sentait bien en sécurité avec des cours bien conçus, des examens et finalement des diplômes et des certificats. La résistance est d’autant plus tenace que les années de scolarité sont plus nombreuses… Les plus perméables demeurent malgré tout les analphabètes “vierges” qui n’ont pas de passé scolaire à ressusciter…  Lorsque l’intégration de l’école dans la réalité ne s’est pas réalisée, il est urgent de donner aux adultes, victimes d’un enseignement inadapté, l’occasion d’acquérir enfin des connaissances qui ne soient ni futiles, ni aliénantes. Peu importe le terme qui sert à désigner cette formation postscolaire ou parascolaire… Elle ne doit pas ressusciter un passé scolaire; elle est une invention permanente, une attention continue aux situations des personnes et des institutions” (G. Musy).

La JOC à Kigali 

Dans L’enfant des mille collines (1991), Jean Casas, un prêtre catalan, raconte l’aventure de la JOC à Kigali et la manière dont elle a suscité et soutenu la constitution, parmi les enfants de la rue, d’équipes de ferrailleurs, de laveurs de voitures, de transporteurs à la brouette de marchandises au marché, de réparateurs de pneus, de jeunes fermiers à Rugende, etc.

Ces initiatives étaient prolongées par la création au raz du sol d’une “caisse d’épargne”, d’un lieu de logement d’urgence, de cours d’alphabétisation et de formation professionnelle, le tout dans une ambiance permettant, malgré l’extrême dureté des conditions de vie, un éveil spirituel.

Le Centre de formation des jeunes de Gatunga

Quand les Pères Salésiens se sont retirés de la direction de l’Ecole Technique de Kicukiro, les autorités leur ont demandé d’orienter leur action en direction des jeunes non scolarisés ou déscolarisés de Kigali.

Le centre de Gatunga a démarré en 1975 avec un statut d’ONG dans un vaste terrain marécageux qu’il fallut d’abord drainer.

Il se proposait de donner une formation professionnelle et humaine en trois ans avec l’aide des cours en kinyarwanda de l’INADES. Après une formation agricole de base, quatre ateliers étaient proposés : construction, menuiserie, mécanique et électricité.   Les cours par correspondance de l’INADES

Les cours par correspondance sur l’ensemble des questions de développement conçus à l’INADES (Institut Africain pour le Développement Economique et Social) fondé à Abidjan en 1962 à l’initiative des Pères Jésuites dans une perspective panafricaine, ont connu au Rwanda un impact certain sous l’impulsion de la communauté jésuite de Kigali.

Le cours d’agriculture de quatre ans, rédigé en un langage très simple, portait aussi sur des questions de gestion, de comptabilité, de crédit, de coopération, de commercialisation, etc. Pour les cadres moyens et supérieurs étaient prévus des cours de trois ans d’économie politique, de sociologie et de planification du développement.

Des brochures spéciales étaient éditées pour les femmes. Des sessions et un suivi personnalisé complétaient les cours. Des traductions en kinyarwanda étaient en train d’être réalisées pour pouvoir toucher directement les agriculteurs. En 1977 on comptait plus de 1 000 inscrits.

Ces cours se sont révélés particulièrement utiles pour le recyclage des instituteurs et des catéchistes dans le cadre de la “ruralisation”, pour l’encadrement des CERAR et plus généralement des jeunes qui n’ont pu accéder au secondaire, pour les responsables communaux et d’actions de développement.

Vers une intégration du travail social et médical 

Une coordination entre institutions médicales et sociales de base a été préconisée dès 1964 par une mission d’études de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS).

Pour donner la priorité à la médecine préventive et s’attaquer efficacement aux maux qui affaiblissaient la santé publique du pays, à savoir la malnutrition et les mauvaises conditions d’hygiène, cette commission suggérait la transformation progressive des dispensaires ruraux en centres médico-sociaux, où l’on aurait donné non seulement des soins, mais aussi une éducation sanitaire appropriée.

Dans l’optique retenue par le gouvernement, ces centres devaient même remplir des fonctions plus larges encore, celles de dispensaires, de foyers communaux, de centres nutritionnels et de centres d’alphabétisation réunis, avec vulgarisation des principes d’hygiène, vaccinations, éducation ménagère, amélioration des techniques agricoles et d’élevage, apprentissage de la lecture et de l’écriture, organisation des loisirs et des sports, planning familial, etc., le tout dans une optique de développement communautaire.

Il s’agissait de remédier à la trop grande dispersion des actions menées de ci de là, et de faire en sorte que les bâtiments, les installations et le personnel servent à plein régime dans des structures polyvalentes. En fait, ces regroupements se heurtèrent à de nombreux obstacles, et en 1972 il n’existait encore que cinq centres médico-sociaux de quelque importance.

J’ai eu l’occasion de suivre de près la vie d’un petit centre de santé qui était parvenu à un haut degré d’intégration : celui de Kirarambogo, en une région particulièrement excentrée et démunie. L’objectif poursuivi était de promouvoir la population environnante à tous les niveaux, préventif, curatif, éducatif et socio-économique.

Aux activités du centre lui-même (consultations, hospitalisations, maternité, consultations prénatales et de nourrissons, vaccinations, services d’entraide, champ modèle, éducation des gardes-malades, traitement du kwashiorkor, alphabétisation d’adolescents et d’adultes, causeries éducatives, groupes de perfectionnement en couture, cuisine et travaux d’artisanat), s’ajoutaient celles réalisées sur les collines à l’animation desquelles participaient toutes les personnes ayant une fonction au centre.

L’originalité de cette institution résidait dans les principes qui sous-tendaient l’action médicosociale :

  1. Le centre poursuivait une visée globale, et les différentes activités devaient être étroitement liées, coordonnées, intégrées. On se refusait à séparer le médical du social et du culturel. Les membres du personnel n’avaient pas seulement une activité liée à un secteur donné, mais devaient contribuer autant que possible à l’ensemble des actions menées. Le personnel médical (infirmières), par exemple, assumait également des tâches régulières d’animation socio-économique.

2.La population participait financièrement à tout ce qui était fait en sa faveur. On se refusait à toute distribution gratuite d’aliments ou de vêtements, même s’il était possible de procéder à celles-ci grâce à des aides extérieures. On voulait ainsi éviter toute attitude de dépendance ou de mendicité. A défaut d’argent, certaines prestations pouvaient être payées ne fût-ce que d’un fagot de bois. Dans le cas de personnes totalement démunies de ressources, on leur permettait de gagner quelque argent au champ modèle, où se cultivaient surtout arachides et soja, riches en protéines, pour les besoins de la démonstration et de la réalimentation des enfants atteints de kwashiorkor.

3.On n’apprenait pas aux femmes à utiliser des éléments dont elles ne pouvaient disposer facilement et qu’elles ne trouvaient pas dans leur milieu, tel que le lait en poudre. En cas de dénutrition, on leur montrait comment surmonter ce handicap en utilisant exclusivement des aliments courants convenablement dosés et préparés. L’expérience montrait en effet qu’à longue échéance l’utilisation de denrées importées était toujours décevante et ne résolvait aucun problème.

4.Les programmes des causeries étaient conçus non a priori, mais à partir de ce que les gens eux-mêmes disaient et de la manière dont ils percevaient et analysaient leurs difficultés. A mesure que des besoins nouveaux étaient énoncés au cours des discussions ou des visites, ou que les données elles-mêmes évoluaient, le contenu des interventions était réajusté. Le service social tenait à jour des dossiers par thèmes d’une part et par collines d’autre part, où étaient notés régulièrement tous les éléments qui permettaient de suivre l’évolution de la situation. Au cours des réunions, on commençait toujours par écouter attentivement comment les intéressés envisageaient eux-mêmes leur cas et exprimaient leurs besoins, et c’est sur ces énoncés que venaient se greffer les discussions et les apports des animateurs. L’idée de base était qu’en matière de problèmes humains, c’est moins la réalité objective qui compte que la réalité telle qu’elle est perçue par ceux qui la vivent, et qu’oublier cela, c’est se condamner à l’échec.

  1. On partait du principe que la transmission éducative était plus efficace quand elle procédait de semblable à semblable : on comptait donc davantage sur les animateurs bénévoles, des personnes du milieu, même pour faire causeries et démonstrations, que sur le personnel salarié qui se trouvait dans une situation différente et dont les interventions risquaient de ce fait de tomber à vide. Le personnel social s’attachait donc essentiellement à susciter et à former ces animateurs bénévoles et à passer par leur canal pour toute action sur le milieu.
  2. Pour l’alphabétisation, on partait autant que possible d’énoncés ayant pour les intéressés une signification intense conformément aux principes énoncés au Brésil par Paolo Freire. Avec des moyens très réduits en finances et en personnel, sous des dehors on ne peut plus modestes, une telle expérience tirait son efficacité du fait qu’elle s’attaquait d’abord aux facteurs psychologiques du sous-développement, qu’elle cherchait à rendre la population consciente de sa situation et de ses besoins, mais aussi des moyens dont elle disposait hic et nunc pour s’aider elle-même.

A aucun moment on ne cherchait à se substituer aux intéressés, à leur imposer quelque chose de l’extérieur qu’ils n’aient de la France, de l’Allemagne et du Fonds Européen.

Le travail le plus intéressant de l’URG se situait au niveau primaire. Les “centres audiovisuels” suivaient dans les grandes lignes les programmesdes écoles officielles, modifiés seulement dans le sens d’une adaptation plus pratique au milieu rwandais et de l’introduction du français parlé dès le début de la scolarité. Les centres étaient approvisionnés deux fois par trimestre en diapositives mises en place dans des chargeurs et prêtes à l’emploi, en commentaires polycopiés et en cassettes pour les cours de français. Initialement entraient dans les centres des enfants de 8 à 10 ans qui n’avaient pu accéder à une école officielle. Comme dans leur majorité ces établissements ne comportaient qu’une classe, le recrutement n’avait lieu que tous les 4 ans. Par la suite l’âge d’entrée fut aligné sur celui des autres écoles, et la formule a évolué vers la création de centres moins nombreux, mais complets, c’est-à-dire à quatre classes, le cycle d’études étant de quatre ans, sans double vacation.

Une option très nette a été prise en faveur de l’emploi de la diapositive, moyen qui à l’usage est apparu comme étant le plus souple, permettant de réaliser sur place et de projeter des photos en noir et blanc et en couleur, des dessins, des montages, des cartes, des gros plans et des graphiques. Les diapositives ne venaient pas simplement illustrer un cours issu d’un manuel, mais constituaient avec les commentaires et les fiches de travail la base même de l’enseignement. On ne pouvait, par exemple, concevoir le cours de français sans les images. On a calculé que l’usage des diapositives était nettement moins onéreux que celui de livres imprimés ; pratiquement elles ne se perdent ni ne s’abîment, alors qu’un livre ne dépasse que rarement deux ans d’utilisation en contexte local (selon l’abbé Griet, le prix d’un livre de lecture pour le CM 2 permettait de fabriquer 55 diapositives en noir et blanc ou 28 en couleur qui pouvaient servir à plus

Avec l’image, qui a pour avantage de fixer l’attention, les connassances n’étaient plus purement verbales : la diapositive mettait l’enfant en contact avec des documents qu’il n’aurait autrement eu aucune chance de voir ; elle dispensait le maître de dessiner au tableau croquis et cartes et augmentait la qualité de son travail. L’étude du milieu, la géographie, le civisme, l’histoire, l’éducation de base et l’enseignement religieux étaient évidemment des domaines privilégiés. Le commentaire polycopié était destiné au seul maître pour faciliter sa préparation. Des fiches de travail proposaient entre autres des exercices structurels, des éléments de grammaire, de phonétique et d’orthographe. Pour l’étude du milieu par centres d’intérêt, les fiches proposaient, en plus du commentaire et des diapositives, des travaux à faire exécuter par les élèves : expériences, observations, dessins, jeux, éléments de langage en français et en kinyarwanda. Les enfants disposaient également de livrets de lecture en langue locale utilisant des récits traditionnels. Comme dans les écoles normales existantes les maîtres n’étaient pas initiés à l’utilisation d’un tel matériel, l’URG recyclait elle-même ceux qui travaillaient dans son cadre au cours de stages et de journées pédagogiques.

L’aménagement des classes devait être conçu en fonction des méthodes utilisées. Des rideaux noirs permettaient la mise en demi-obscurité. L’équipement audiovisuel dont disposait chaque maître comprenait un projecteur manuel de diapositives, alimenté en basse tension par un moteur du genre “cyclo” à faible consommation de carburant, un magnétophone à cassettes permettant de diffuser un français de bonne qualité, un écran et un tableau noir. Les élèves disposaient de tables. Selon la matière enseignée, le travail se faisait sur l’écran pendant la projection, puis on procédait à des travaux écrits, manuels, agricoles, d’observation ou à des visites pour exploiter au maximum les données de la leçon. Des réunions de parents régulières permettaient un dialogue entre familles, maîtres et inspecteurs de l’URG. Voici comment s’élaborait le matériel :

“Nous avons réalisé totalement dans le pays et pour répondre à ses besoins nos programmes… Le contenu étant déterminé, la matière est organisée logiquement en suivant une progression. On détermine ensuite chaque élément et l’on cherche quelle image peut, au mieux, contenir l’élément à communiquer aux enfants. L’image est choisie pour sa simplicité, sa lisibilité, sa monovalence, etc. Viennent ensuite les travaux de laboratoire. Puis le commentaire est rédigé. La série est alors projetée devant le personnel de la maison et critiquée aussi bien du point de vue des images que du commentaire. Les corrections sont apportées. Ce n’est qu’ensuite que les séries sont mises en circulation. Les utilisateurs peuvent alors proposer leurs critiques pour une amélioration. C’est ainsi que les cours de lecture ont été trois fois modifiés, ainsi que celui de calcul. Comme aucune contrainte mercantile ne nous pousse à la nouveauté (ce qui est habituel pour les fabricants de manuels scolaires), nos programmes ont une stabilité qui concourt à leur efficacité…

Notre originalité est d’avoir introduit l’étude du français parlé dès la première année. Nous estimons qu’une langue vivante, traitée uniquement comme langue de communication, doit s’apprendre très tôt, quitte à n’aborder lecture et écriture que lorsque la lecture et l’écriture de la langue maternelle sont solidement acquises…

L’agriculture est prévue normalement dans la grille horaire et permet ainsi à chaque centre d’avoir sa caféière, de cultiver de manière rationnelle sorgho, haricots, maïs, etc. ; ces activités ne donnent lieu à aucun cours théorique, mais seulement à une pratique dirigée sur conseil d’agronome” (brochure de présentation de l’URG).

Le travail réalisé à Gitarama était sans conteste d’une grande valeur. Malheureusement l’appellation pompeuse d'”université radiophonique” ne correspondait pas à la réalité, mais venait du fait qu’initialement cette institution était prévue comme une sorte d’extension radiophonique de l’Université nationale, ce qui aurait été du plus grand intérêt (et le président Kayibanda tenait pour des raisons politiques à un émetteur radio dans son fief de Gitararna au cas où…). On pouvait éprouver quelque malaise en voyant les moyens audiovisuels envahir à ce point l’enseignement primaire et même l’éducation de base : l’image ne risquait-elle pas de devenir un nouvel écran entre l’enfant et la réalité ? le coût de l’entreprise aurait-il permis une extension, voire une généralisation de la méthode ? L’impact limité qu’en dix ans l’URG a eu sur l’enseignement au Rwanda en faisait un établissement essentiellement expérimental, dont le rayonnement était peut-être plus grand en dehors du pays qu’à l’intérieur. L’ensemble aurait mérité une évaluation serrée tant au plan pédagogique que financier. Il ne manquait pas de personnes pour penser que l’oeuvre encore limitée de l’URG aurait pu évoluer vers une véritable radio scolaire et universitaire, dont l’ensemble du pays, voire les pays voisins, auraient pu bénéficier, conformément au projet initial. 

Le Centre de Formation Rurale Féminine de Save

Le centre de Save fut mis en route en 1968 grâce à une aide allemande, dans le cadre des oeuvres du diocèse de Butare. Il s’adressait à des jeunes filles n’ayant qu’une formation primaire partielle (4 ans, en principe, après expérience) et ayant au moins 15 ans. La formation s’étendait sur 3 ans, mais chaquegroupe d’élèves ne fréquentait le centre que 2 jours par semaine. Le programme, très souple, comportait d’abord des matières générales (alphabétisation, kinyarwanda, rudiments de français, calcul, le tout de niveau primaire, mais avec un matériel adapté), ensuite de l’économie domestique et de l’agriculture (cuisine avec des ingrédients locaux tirés du jardin ou ramenés par les élèves, couture et raccommodage, de préférence à la main et non à la machine, bricolage et entretien, culture d’une parcelle par groupes pour les besoins de la cuisine, vente de légumes et d’une excellente choucroute, production de semences), enfin des causeries diverses et des discussions de groupe en fonction des besoins et de la demande des élèves. Un jour par semaine était réservé aux visites que les monitrices faisaient aux parents afin de nouer des contacts et de soutenir les filles dans leurs travaux à domicile. Des bâtiments spacieux et polyvalents permettaient la présence simultanée d’une centaine d’élèves.

Dans l’ensemble on remarquait que les techniques acquises au centre étaient effectivement appliquées sur: les collines : en 1971, 75 % des élèves avaient aménagé leur jardin potager ; certaines s’organisaient pour entreprendre des travaux de groupe ; d’autres prenaient l’initiative de transmettre à leurs compagnes non scolarisées les connaissances acquises. La tendance à chercher du travail salarié en ville semblait assez réduite. Tous les 3 ou 4 mois le centre organisait des stages pour les anciennes, centrés sur des thèmes ou des activités qu’elles-mêmes demandaient : la participation était de l’ordre de 90 %.

Chaque année, quelques jeunes filles montrant des aptitudes particulières étaient retenues pour recevoir une formation plus poussée d’animatrices, dans le but de suivre les anciennes élèves une fois qu’elles étaient retournées chez elles et d’établir un contact permanent entre le centre et les collines. Cette formation s’étendait sur un an à raison de deux jours par semaine. Grâce à ces animatrices, des groupes de femmes et de filles naîssaient sur les collines, avec leurs réunions propres et leurs activités.

Le centre de Save montrait ce que l’on pouvait tirer d’une pédagogie de l’alternance qui fait se succéder les séjours à domicile et sur le lieu d’instruction, brisant ainsi la logique scolaire. Il montrait ce qu’aurait pu être une véritable “section familiale”, conforme aux objectifs initiaux et qui ne fut pas tentée d’évoluer, sous la pression du milieu, vers l’école professionnelle déguisée.

 

Les Maisons Familiales Rurales

Une pédagogie de l’alternance tout aussi systématique est appliquée par les Maisons Familiales Rurales : en France, les jeunes venaient au centre en principe une semaine sur trois, ce qui permettait à trois promotions de se succéder. J’ai décrit cette formule plus en détail dans L’enseignement dans les pays pauvres. Ces “maisons” étaient en cours d’implantation à Save et dans le Nord du pays, mais je n’ai plus eu l’occasion de suivre cette expérience au Rwanda. L’implantation était lente du fait que par principe rien ne se faisait tant que la population elle-même ne prenait pas conscience de ses problèmes et ne s’engageait pas activement dans la recherche de solutions. Cette manière de procéder, on s’en doute, n’était pas toujours comprise par les autorités locales qui rêvaient d’emblée de nouveaux bâtiments et de nouvelles structures. Quelques CERAR semblent avoir adopté avec succès un mode de fonctionnement proche de celui des MFR. 

La ferme de Butamwa

Au début des années 70, l’abbé Guido Schrey entreprit d’exploiter avec 80 jeunes un terrain marécageux de 17 hectares, et ainsi naquit un centre de formation professionnelle. Plus tard, on y organisa des formations agricoles et artisanales de trois ans. En 1975, la formule changea une nouvelle fois, et la ferme de Butamwa, désormais dirigée par des Frères de l’Instruction Chrétienne, se mit à accueillir des groupes pour des stages intensifs de deux mois d’agriculture et d’élevage, avec participation à la vie de l’exploitation, apports théoriques et apprentissage de la vie communautaire. Un niveau de six ans d’école primaire était exigé. Des groupes de 40 personnes ayant entre 15 et 25 ans s’y succédaient. Le fait de les isoler de leur milieu facilitait sans doute l’apprentissage de techniques nouvelles, mais non leur application sur les collines. 

Le Centre d’Animation Rurale et Artisanale de Kibangu

Dans la paroisse de Kibangu, commune de Nyakabanda, fut mise en oeuvre une entreprise étonnante entre toutes à partir de 1964, dont l’animateur était l’abbé Sylvain Bourguet(Kanyamigezi, “l’homme des ruisseaux”). Jeunes et adultes recevaient deux fois par semaine une formation polyvalente d’agriculture et de techniques artisanales dans un Centre d’Animation Rurale et Artisanale (CARA). A partir de cette expérience furent lancés les Centres Communaux de Développement et deFormation Permanente (CCDFP) qui se répandirent dans tout le pays et eurent un impact considérable sur l’évolution des pratiques agropastorales.

La commune de Nyakabanda fut répartie en secteurs, puis en cellules de 50 à 100 familles, enfin en équipes d’environ 10 familles. On tin compte aussi du fait que les 4 groupes de base, hommes et femmes, jeunes gens et jeunes filles avaient des besoins et des centres d’intérêt différents. Trois fois par an les responsables masculins d’équipes étaient convoqués à un centre communal de stages, et les femmes au foyer social. On initiait les stagiaires à la menuiserie simple, aux techniques de construction, à la tenue de petites fermes et aux techniques agricoles mise au point à l’ISAR (Institut des Sciences Agronomiques du Rwanda) à Rubona. Les animateurs visitaient régulièrement les exploitations pour vérifier l’application des méthodes enseignées et répondre sur terrain aux problèmes de mise en œuvre du programme de développement.  Des « maisons de communauté » furent édifiées pour consolider les structures de voisinage. Une région jusque-là peu mise en valeur a ainsi pu être fortement « conscientisée » et efficacement organisée à la base en vue de son auto-développement communautaire. La production augmenta et la commune parvint à l’autosuffisance alimentaire. La formation de la jeunesse n’était pas isolée, mais intégrée dans un projet embrassant l’ensemble de la population.

Mais la contribution sans doute la plus originale de S. Bourguet fut la mise ne place d’un réseau très étendu d’adduction d’eau à ciel ouvert en pleine montagne et la fondation des Compagnons Fontainiers Rwandais (CORORWA), une entreprise aux ramifications multiples, fonctionnant avec du personnel recruté et formé sur place, qui opéra dans tout le pays pour capter les sources et amener l’eau potable. Un Centre de Formations en Hydraulique Rurale vit le jour destiné à des jeunes venant de partout.

  1. Bourguet travailla aussi très activement à l’amélioration de l’habitat, à l’introduction de l’électricité grâce à une microcentrale hydroélectrique, à la construction des dispensaires, d’écoles, des silos coopératifs et de ponts, et lança une mutuelle pour assurer les soins médicaux et le transport des malades. En 1999, un an avant sa mort, il lança le projet « Yaguine » pour la mise en place de 26 centres de formation professionnelle destinés aux jeunes non scolarisés.

L Mouvement Révolutionnaire National pour le développement (MRDN) lancé en 1975 par le président Habyarimana, qui entendait repartir toute la population en « cellules » responsables de leur prpre promotion, s’est inspiré directement de cette tentative locale exemplaire de « conscientisation ».

Le village pour handicapés de Gatagara

Une entreprise pédagogique non moins étonnante fut menée sur la colline de Gatagara. L’abbé Joseph Fraipont(Ndagijimana, “je confie tout à Dieu”), professeur de latin et de grec au Collège du Christ-Roi de Nyanza, se sentit appelé à s’occuper d’enfants abandonnés, puis de handicapés. En 1959 il recevait de l’archevêque de Kabgayi mission de créer un centre spécialisé à Gatagara (lieu autrefois choisi par les Jésuites pour leur collège). La première section débuta en 1961 avec 14 enfants. En 1974, plus de 1 000 cas avaient été traités, avec des interventions parfois de très longue durée.

L’expérience se voulant globale, il fallait songer

– aux installations médicales, avec service d’orthopédie (avec les moyens du bord) et de kinésithérapie,

– à l’hébergement de centaines d’enfants, avec pouponnière et internat,

– à l’organisation d’un enseignement spécialisé, en particulier pour handicapés moteurs, anciens poliomyélitiques,

– à la création d’ateliers pour divers apprentissages et d’un service médico-social pour assurer le reclassement, la permanence des soins et le retour périodique au centre pour le réajustement des appareils,

– à la création de postes de travail nombreux dans des ateliers, des coopératives de production et des paysannats.

C’est ainsi que sont nés la SOCORWA, entreprise de confection industrielle, et MERA., atelier coopératif pour le montage de postes de radio, de vélos et de vélomoteurs. Les interventions chirurgicales avaient lieu à l’hôpital de Kabgayi.

Le centre de Gatagara, avec ses nombreux services, dut rapidement être décongestionné par la création de centres d’accueil et de petites équipes dans tout le pays si on ne voulait pas le transformer en une véritable ville de handicapés. Il fut aidé entre autres par les communautés Emmaüs. La formation d’un personnel spécialisé rwandais a été dès le départ un des principaux objectifs poursuivis.

A aucun moment les responsables du home de Gatagara n’ont voulu se placer sur un plan purement matériel et médical. Avec des handicapés on a cherché et on a réussi à faire oeuvre de développement, ayant valeur d’exemple pour le reste de la population sur le plan coopératif, agricole et industriel. On a eu l’ambition de donner à ces jeunes une formation complète, de les amener à vouloir s’insérer activement dans la vie de leur pays et de leur en donner les moyens en les aidant à réaliser des actions productives et communautaires. La preuve y était fournie une fois de plus qu’avec des moyens très réduits, un budget de misère, on pouvait réaliser des choses étonnantes. Bien plus, c’est sans doute parce que ces moyens étaient réduits qu’une entreprise de ce genre a vraiment réussi, car cela l’a obligée à coller très étroitement à la réalité locale, à faire preuve à tout moment d’invention et de créativité. Peu de pays peuvent dire qu’ils ont ainsi su prendre à bras le corps le problème des handicapés dans son ensemble, d’une manière de plus en plus décentralisée. Et j’ai rarement vu un lieu où éclatait une telle joie de vivre… Un véritable retournement s’opéra dans les mentalités vis-à-vis des infirmes qui autrefois étaient méprisés et suspectés.

La section pour sourds-muets fut transférée dans l’ancien couvent des Dominicains à Butare sous la responsabilité de religieux canadiens.

 Le Club Rafiki de Nyamirambo

L’initiative de cette très importante et vivante entreprise d’animation socio-culturelle et d’éducation populaire revient à un groupe de Dominicains conduits par le Père Gilles-Marius Dion, ancien professeur de philosophie à l’Université, qui prit un jour intensément conscience qu’il avait des choses plus urgentes à faire dans sa vie que de spéculer sur Kant ou Thomas d’Aquin… Habituellement on parlait d’animation en milieu rural. Mais dans les quartiers populaires urbains les problèmes sont encore bien plus graves. Les besoins de formation à tous les niveaux y sont énormes et une éducation qui vise au développement du pays ne saurait se limiter au cadre traditionnel.

En 1974 furent lancés à Kigali, dans le quartier très hétérogène de Nyamirambo, à forte implantation musulmane, des cours du soir de français, d’anglais, de swahili, d’alphabétisation, de comptabilité et sur les problèmes de développement. Petit à petit vinrent s’y greffer d’autres activités : bibliothèque populaire, dactylographie, électricité, secourisme, cinéma, théâtre, sport, agriculture et élevage, cercles de discussion, célébrations religieuses, rédaction d’un journal, édition de méthodes d’alphabétisation, de recueils de chansons, de poésies et de récits. Les rafiki (“amis”) avaient en moyenne une scolarité de deux ans post-primaires. La pyramide des âges s’étendait de 15 à 30 ans. Le rêve était de parvenir à une formule d’autogestion et de responsabilité partagée.

“Les besoins et les attentes des jeunes du quartier se situent au double plan de la formation générale et de la formation technique. On souhaite compléter les études déjà faites ou simplement amorcer une formation scolaire inexistante… Une formation plus liée au travail apparaît également souhaitable : cours de comptabilité commerciale, compléments de formation technique pour les petits artisans (mécaniciens, menuisiers, etc)…

La plus grande résistance faut-il s’en étonner ? – vient des étudiants eux-mêmes. Surpris par notre méthode, ils voudraient nous reconduire au bon vieux système scolaire où l’on se sentait bien en sécurité avec des cours bien conçus, des examens et finalement des diplômes et des certificats. La résistance est d’autant plus tenace que les années de scolarité sont plus nombreuses… Les plus perméables demeurent malgré tout les analphabètes “vierges” qui n’ont pas de passé scolaire à ressusciter…

Lorsque l’intégration de l’école dans la réalité ne s’est pas réalisée, il est urgent de donner aux adultes, victimes d’un enseignement inadapté, l’occasion d’acquérir enfin des connaissances qui ne soient ni futiles, ni aliénantes. Peu importe le terme qui sert à désigner cette formation postscolaire ou parascolaire… Elle ne doit pas ressusciter un passé scolaire; elle est une invention permanente, une attention continue aux situations des personnes et des institutions” (G. Musy). 

La JOC à Kigali 

Dans L’enfant des mille collines (1991), Jean Casas, un prêtre catalan, raconte l’aventure de la JOC à Kigli et la manière dont elle a suscité et soutenu la constitution, parmi les enfants de la rue, d’équipes de ferrailleurs, de laveurs de voitures, de transporteurs à la brouette de marchandises au marché, de réparateurs de pneus, de jeunes fermiers à Rugende, etc. Ces initiatives étaient prolongées par la création au raz du sol d’une “caisse d’épargne”, d’un lieu de logement d’urgence, de cours d’alphabétisation et de formation professionnelle, le tout dans une ambiance permettant, malgré l’extrême dureté des conditions de vie, un éveil spirituel. 

Le Centre de formation des jeunes de Gatunga

Quand les Pères Salésiens se sont retirés de la direction de l’Ecole Technique de Kicukiro, les autorités leur ont demandé d’orienter leur action en direction des jeunes non scolarisés ou déscolarisés de Kigali. Le centre de Gatunga a démarré en 1975 avec un statut d’ONG dans un vaste terrain marécageux qu’il fallut d’abord drainer. Il se proposait de donner une formation professionnelle et humaine en trois ans avec l’aide des cours en kinyarwanda de l’INADES. Après une formation agricole de base, quatre ateliers étaient proposés : construction, menuiserie, mécanique et électricité. 

Les cours par correspondance de l’INADES

Les cours par correspondance sur l’ensemble des questions de développement conçus à l’INADES (Institut Africain pour le Développement Economique et Social) fondé à Abidjan en 1962 à l’initiative des Pères Jésuites dans une perspective panafricaine, ont connu au Rwanda un impact certain sous l’impulsion de la communauté jésuite de Kigali. Le cours d’agriculture de quatre ans, rédigé en un langage très simple, portait aussi sur des questions de gestion, de comptabilité, de crédit, de coopération, de commercialisation, etc. Pour les cadres moyens et supérieurs étaient prévus des cours de trois ans d’économie politique, de sociologie et de planification du développement. Des brochures spéciales étaient éditées pour les femmes. Des sessions et un suivi personnalisé complétaient les cours. Des traductions en kinyarwanda étaient en train d’être réalisées pour pouvoir toucher directement les agriculteurs. En 1977 on comptait plus de 1 000 inscrits. Ces cours se sont révélés particulièrement utiles pour le recyclage des instituteurs et des catéchistes dans le cadre de la “ruralisation”, pour l’encadrement des CERAR et plus généralement des jeunes qui n’ont pu accéder au secondaire, pour les responsables communaux et d’actions de développement. 

Vers une intégration du travail social et médical

Une coordination entre institutions médicales et sociales de base a été préconisée dès 1964 par une mission d’études de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS). Pour donner la priorité à la médecine préventive et s’attaquer efficacement aux maux qui affaiblissaient la santé publique du pays, à savoir la malnutrition et les mauvaises conditions d’hygiène, cette commission suggérait la transformation progressive des dispensaires ruraux en centres médico-sociaux, où l’on aurait donné non seulement des soins, mais aussi une éducation sanitaire appropriée.

Dans l’optique retenue par le gouvernement, ces centres devaient même remplir des fonctions plus larges encore, celles de dispensaires, de foyers communaux, de centres nutritionnels et de centres d’alphabétisation réunis, avec vulgarisation des principes d’hygiène, vaccinations, éducation ménagère, amélioration des techniques agricoles et d’élevage, apprentissage de la lecture et de l’écriture, organisation des loisirs et des sports, planning familial, etc., le tout dans une optique de développement communautaire. Il s’agissait de remédier à la trop grande dispersion des actions menées de ci de là, et de faire en sorte que les bâtiments, les installations et le personnel servent à plein régime dans des structures polyvalentes. En fait, ces regroupements se heurtèrent à de nombreux obstacles, et en 1972 il n’existait encore que cinq centres médico-sociaux de quelque importance.

J’ai eu l’occasion de suivre de près la vie d’un petit centre de santé qui était parvenu à un haut degré d’intégration : celui de Kirarambogo, en une région particulièrement excentrée et démunie. L’objectif poursuivi était de promouvoir la population environnante à tous les niveaux, préventif, curatif, éducatif et socio-économique. Aux activités du centre lui-même (consultations, hospitalisations, maternité, consultations prénatales et de nourrissons, vaccinations, services d’entraide, champ modèle, éducation des gardes-malades, traitement du kwashiorkor, alphabétisation d’adolescents et d’adultes, causeries éducatives, groupes de perfectionnement en couture, cuisine et travaux d’artisanat), s’ajoutaient celles réalisées sur les collines à l’animation desquelles participaient toutes les personnes ayant une fonction au centre. L’originalité de cette institution résidait dans les principes qui sous-tendaient l’action médicosociale :

  1. Le centre poursuivait une visée globale, et les différentes activités devaient être étroitement liées, coordonnées, intégrées. On se refusait à séparer le médical du social et du culturel. Les membres du personnel n’avaient pas seulement une activité liée à un secteur donné, mais devaient contribuer autant que possible à l’ensemble des actions menées. Le personnel médical (infirmières), par exemple, assumait également des tâches régulières d’animation socio-économique.

 

2.La population participait financièrement à tout ce qui était fait en sa faveur. On se refusait à toute distribution gratuite d’aliments ou de vêtements, même s’il était possible de procéder à celles-ci grâce à des aides extérieures. On voulait ainsi éviter toute attitude de dépendance ou de mendicité. A défaut d’argent, certaines prestations pouvaient être payées ne fût-ce que d’un fagot de bois. Dans le cas de personnes totalement démunies de ressources, on leur permettait de gagner quelque argent au champ modèle, où se cultivaient surtout arachides et soja, riches en protéines, pour les besoins de la démonstration et de la réalimentation des enfants atteints de kwashiorkor.

3.On n’apprenait pas aux femmes à utiliser des éléments dont elles ne pouvaient disposer facilement et qu’elles ne trouvaient pas dans leur milieu, tel que le lait en poudre. En cas de dénutrition, on leur montrait comment surmonter ce handicap en utilisant exclusivement des aliments courants convenablement dosés et préparés. L’expérience montrait en effet qu’à longue échéance l’utilisation de denrées importées était toujours décevante et ne résolvait aucun problème.

4.Les programmes des causeries étaient conçus non a priori, mais à partir de ce que les gens eux-mêmes disaient et de la manière dont ils percevaient et analysaient leurs difficultés. A mesure que des besoins nouveaux étaient énoncés au cours des discussions ou des visites, ou que les données elles-mêmes évoluaient, le contenu des interventions était réajusté. Le service social tenait à jour des dossiers par thèmes d’une part et par collines d’autre part, où étaient notés régulièrement tous les éléments qui permettaient de suivre l’évolution de la situation. Au cours des réunions, on commençait toujours par écouter attentivement comment les intéressés envisageaient eux-mêmes leur cas et exprimaient leurs besoins, et c’est sur ces énoncés que venaient se greffer les discussions et les apports des animateurs. L’idée de base était qu’en matière de problèmes humains, c’est moins la réalité objective qui compte que la réalité telle qu’elle est perçue par ceux qui la vivent, et qu’oublier cela, c’est se condamner à l’échec.

5.On partait du principe que la transmission éducative était plus efficace quand elle procédait de semblable à semblable : on comptait donc davantage sur les animateurs bénévoles, des personnes du milieu, même pour faire causeries et démonstrations, que sur le personnel salarié qui se trouvait dans une situation différente et dont les interventions risquaient de ce fait de tomber à vide. Le personnel social s’attachait donc essentiellement à susciter et à former ces animateurs bénévoles et à passer par leur canal pour toute action sur le milieu.

6.Pour l’alphabétisation, on partait autant que possible d’énoncés ayant pour les intéressés une signification intense conformément aux principes énoncés au Brésil par Paolo Freire.

Avec des moyens très réduits en finances et en personnel, sous des dehors on ne peut plus modestes, une telle expérience tirait son efficacité du fait qu’elle s’attaquait d’abord aux facteurs psychologiques du sous-développement, qu’elle cherchait à rendre la population consciente de sa situation et de ses besoins, mais aussi des moyens dont elle disposait hic et nuncpour s’aider elle-même. A aucun moment on ne cherchait à se substituer aux intéressés, à leur imposer quelque chose de l’extérieur qu’ils n’aient pas eux-mêmes découvert, désiré et voulu. L’action ainsi menée n’avait rien de spectaculaire, même si elle touchait une vaste région périphérique très éloignée de tout ; mais parce qu’elle misait d’abord sur la dignité des hommes, elle avait une efficacité aussi sur un plan non comptabilisable.

On s’est pourtant aperçu combien les résultats demeuraient fragiles le jour où, dans une paroisse voisine, des missionnaires polonais nouvellement arrivés se sont mis à distribuer gratuitement après la messe vivres et vêtements : tout le travail par lequel on avait cherché à rendre la population moins dépendante était à recommencer… 

Moyens de grande diffusion

En arrivant au Rwanda, mon étonnement fut grand de voir le nombre de journaux (même pour enfants), de petites revues et de bulletins qui y fleurissaient, la plupart de grande qualité, signe que dans ce pays on écrivait et on lisait énormément. Des initiatives en vue de la création de librairies, de bibliothèques (publiques, pour étudiants en vacances, dans les prisons, etc.) et de clubs de lecture ont été prises principalement par Caritas-Rwanda, l’Université Nationale et son service d’extension, certaines Eglises et les centres culturels relevant des ambassades. Des centres locaux d’édition fonctionnaient de longue date, principalement à Kabgayi. Et les émissions éducatives se multiplièrent à la radio nationale.

L’observateur était ainsi frappé par la multiplicité, mais aussi par la dispersion des initiatives prises dans le domaine extrascolaire, dont mon relevé est loin de donner une image complète. Th. Hanf faisait remarquer au terme d’une évaluation des réussites et des coûts, que plus une institution mettait l’accent sur l’enseignement général, plus son taux de succès étaitfaible et son coût élevé, et qu’inversement, plus un centre était spécialisé, plus son taux de succès était élevé et le coût unitaire bas (p. 185). Cela rejoignait les constatations faites en d’autres pays d’Afrique en matière d’éducation populaire, de formation des adultes et de développement communautaire. Les institutions extrascolaires font preuve d’une souplesse et d’une adaptabilité dont on peut rêver pour le secteur scolaire lui-même. Si on s’était décidé à rendre ces structures de base qu’étaient les communes responsables également de la formation élémentaire des enfants comme le suggérait la loi, certaines formules expérimentées ainsi dans un cadre limité auraient sans doute connu une extension considérable.

Des regroupements d’institutions plus ou moins parallèles s’imposaient, non seulement pour éviter le double emploi, mais aussi pour réaliser une meilleure intégration et une mobilisation véritable des énergies au plan local. Le principal danger était de créer des organismes qui très rapidement cessaient d’être fonctionnels parce qu’ils hypertrophiaient leur dimension administrative, perdaient le contact avec la réalité humaine et devenaient à eux-mêmes leur propre fin. Les institutions les plus fonctionnarisées étaient aussi sans conteste les plus sujettes à caution, celles dont le coût était le plus élevé et dont le rendement était le plus faible. On était frappé de voir à quelle vitesse des créations au départ pleines de dynamisme pouvaient sombrer dans une léthargie dont on ne parvenait plus à les réveiller; elles devenaient alors encombrantes et néfastes.

J’avais un ami qui était responsable à Bujumbura d’un centre de formation pour dactylos et commis d’administration au nom du Programme des Nations-Unies, muni des machines les plus perfectionnées et les plus coûteuses, géré par un personnel payé selon des normes internationales, mais où la contestation était permanente. Je l’ai emmené visiter au Groupe Scolaire un petit centre de dactylographie où un vieux Frère apprenait à taper à une cinquantaine de jeunes uniquement avec des machines de récupération qu’il assemblait et réparait lui-même, et où l’esprit était excellent. Mon ami dut reconnaître que ce petit centre avait un rendement bien meilleur, et ce à un coût dérisoire, sans aucune comparaison avec ce que coûtait le sien… Avec de l’investissement humain on peut tourner les plus gros obstacles, et on se dit parfois qu’avec les fonds qu’on met dans des réalisations fumeuses patronnées par les organismes internationaux ou les coopérations bilatérales, d’intelligents bricoleurs locaux pourraient faire des merveilles