La Langue

 La langue parlée au Ruanda est le Kinyarwanda ; en Urundi, c’est le Kirundi. En fait, on ne se trouve pas en présence de deux langues différentes, mais d’une seule langue parlée au Ruanda, en territoire de Rutshuru (Congo belge), au Bufumbira (Uganda), au Gishari-Mokoto (Masisi-Congo belge), en Urundi, au Bugufi et au Buha (Tanganyika Territory). Il s’agit bien d ’une même langue qui a subi non point des transformations de structure, mais simplement de phonétique et de vocabulaire, modifications purement dialectales selon les régions envisagées. N ’importe quel Munyarwanda est compris du Murundi et vice-versa ; il n ’y aurait qu’un pas à franchir pour rédiger des écrits en une langue littéraire qui soit à la fois valable pour le Ruanda et pour l’Urundi. La situation linguistique de ce pays rappelle celle qui exista en France avant l’expansion du dialecte de l’Ile-de-France et en Allemagne avant l’expansion du Haut Allemand, et avant la diffusion des langues littéraires.

Cette langue est parlée par tous les éléments de la population bien qu’ils soient disparates au point de vue ethnique : Batutsi, Bahutu et Batwa..

Il existe plusieurs jargons à allure strictement bantoue propres à certains groupements ésotériques : le kiganwa pour les chefs et le mwami de l’Urundi, un vocabulaire spécial au Ruanda pour le mwami, enfin le kimandwa et l’igishegu pour les adeptes de la secte religieuse semi-secrète de Ryangombe-Kiranga.

En dehors du kinyarwanda-kirundi, l’on rencontre, aux marches frontières, différentes langues, toutes bantoues, parlées par des tribus voisines : le ruhima par les Bahima au Mutara et les Banyambo de la Kagera, le gihororo au Ndorwa, le kimoso au Moso (Ur.) le kihunde, le kishi, le kipfulero, le kivira, le kibembe, en bordure du Congo belge. Enfin il convient de signaler l’existence d’une première lingua franca : le kiswahili, parlée dans les postes d’État, ainsi que dans les concessions, par les indigènes islamisés, par les commerçants asiatiques, les résidants européens et leur personnel. Le nombre d ’indigènes comprenant le kiswahili peut être estimé à cent mille environ. Signalons une seconde lingua franca : le lingala parlé dans les postes de l’État par les militaires de la Force publique, par les policiers entre eux et par certains artisans originaires du Congo belge.

Une question se pose sur le point de savoir où s’est formé le kinyarwanda-kirundi. Ainsi que le fit remarquer le professeur Van der Kerken, les langues bantoues semblent s’être élaborées en Afrique. La langue qui nous intéresse doit déjà avoir été parlée hors du Ruanda-Urundi, aux points de départ des migrations hétérogènes Bahima-Batutsi, Bahutu et Batwa. Rappelons que l’on trouve des noyaux de Bahima le long des lacs Albert et Édouard, à Blukwa (immigrés vers 1750), à Geti (immigrés vers 1850), au nord-est d ’Irumu dans la vallée de la Semliki, au nord-ouest du lac Albert, au Binza et à l’Itembero (Rutshuru) soit environ 62.000 habitants. Simons a très bien fait remarquer l’unité linguistique qui existe entre l’uruhuma d’Irumu, Mboga, Geti et Beni et le kirundi. Il s’agit de langues agglutinantes du type bantou ordinaire comportant un vocabulaire, sensiblement identique.

Le principal établissement des Bahima et par conséquent l’épicentre de la langue, se trouvait dans le district de Toro et au Bunyoro (Uganda), c’est-à-dire dans l’ancien royaume de Kitara que Bahima d’une part, Batutsi, Bahutu et Batwa d ’autre part, auraient quitté par vagues successives avant l’avènement des Babito au Kitara, soit du fait de la surpopulation intérieure, soit du fait que les Bacwezi commandant le Kitara auraient été vaincus et repoussés vers le sud par les Nilotiques Babito.

Eu égard à la concordance des préfixes souvent munis de la voyelle prépréfixe, l’on a rassemblé en une vague de l’est et du sud-est, toutes les langues bantoues qui présentent les formes les plus archaïques : luganda, olunyoro, lusoga, lukonde, lusokwia, lusese, kirundi, kinyarwanda. Johnston résume cette vague :

« Avery portion of the Congo Basin on the North-East and the East. This group continues its range southwards along the east coast of Tanganyika to the Zambezi and onwards to South and Southeast Africa ».

Il ne doit pas nous étonner dès lors que nous trouvions chez les Zulu des termes identiques à ceux du kinyarwanda comme le vocable itongo (emplacement qui fut occupé par les ancêtres). Comme toutes les langues bantoues, le kinyarwanda-kirundi répond aux caractéristiques suivantes :

  1. Système de classes nominales.

Dans ce système, les substantifs sont répartis en classes selon leur préfixe et leur voyelle prépréfixe. Le kinyarwanda-kirundi est une langue essentiellement agglutinante, ou plus exactement à agglutination initiale, dont tout le système morphologique repose sur l’emploi de préfixes.

Classes nominales selon les préfixes et voyelles préfixes.

Singulier      Pluriel                        Objet

  1. i) Umu            Aba                Classe des êtres animés raisonnables : umuntu : un homme, abantu : des

hommes.

  1. ii) Umu           Imi               Classe comprenant notamment des choses ou des parties de choses vivantes

des arbres etc. umutw e : la tête, imitwe : les têtes.

iii) In                        In                  Cette classe comporte des noms d’animaux, etc. Inzovu : l’éléphant, Intare :

le lion.

  1. iv) Iki              Ibi  Ibi fait parfois ivi en kirundi. Cette classe concerne notamment les choses

animées, inanimées, les instruments : ikintu : la chose, icyuma : le fer. C’est

également le préfixe augmentatif par excellence.

  1. v) I (li) Ama Dans cette classe se retrouvent les noms des liquides et des substances semi-

liquides : amaraso : le sang, amata : le lait, amazi : l’eau amavuta : le

beurre.

  1. vi) Uru In Substantifs divers : urugo : la palissade, ingo : les palissades.

vii) Aka    Utu                   Classe des diminutifs : akabuye : la petite pierre, agatare : le petit lion,

agakoko : le petit insecte.

viii) Ubu   Ama                Cette classe comprend un certain nombre de noms de pays (car dérivés

d’ubutaka : la terre, le pays) : Burundi, Bugoyi, Buha, Bugufi, Bushi,

Buhunde, Bunyereri, Bubiligi (la Belgique). On y range également des mots

abstraits : ubuntu : la bonté, ubusazi : la folie, ubgenge/ubwenge : l’intelligence. ix) Uku   Ama           A cette classe se rattache l’infinitif présent de tous les verbes mais dans ce

cas le prépréfixe est supprimé : gukunda : aimer, guhamagara :

appeler. On y trouve les infinitifs pris substantivement : ugukunda :

l’amour, uguhamagara : la convocation.

  1. x) Aha —          Classe des lieux: ahantu : l’endroit, hasi : terre, haruguru : en haut.

 

Au sujet de la voyelle euphonique : a, i et u constituant prépréfixe, on entend souvent dire au Ruanda-Urundi qu’il s’agit d’un article. C’est inexact, car l’article est, par définition, un mot qui se place devant les substantifs pour indiquer qu’ils sont pris dans le sens défini, indéfini ou partitif ainsi que pour indiquer le genre grammatical : masculin, féminin ou neutre. Comme le fait très justement remarquer le R. P. Hurel, cette voyelle ne détermine en rien le sens du mot auquel elle est affectée et il souligne qu’elle ne constitue pas un article.

Ceci est si vrai que dans certains cas, elle disparaît devant une autre voyelle, à moins que ce ne soit cette dernière qui lui cède la place. S’il fallait faire une comparaison avec l’article, c’est le préfixe entier qu’il faudrait prendre en considération, attendu qu’il indique le singulier et le pluriel, outre l’appartenance à une classe nominale.

  1. Les accords.

Le nom régi suit le nom régissant. L’accord s’opère soit par la caractéristique propre à chaque classe accolée à la préposition, ou par un pronom préfixe ou infixe se rapportant à chacune des classes : umuntu munini : un homme gros, abantu banini : des hommes gros ; umuheto wa data : l’arc de mon père. Abo bagabo bo mu Kinyaga baje n ’imitwaro yabo myinshi. Littéralement : Ces hommes eux du Kinyaga ils (sont) venus avec charges d ’eux (elles s. e. charges) nombreuses.

  1. Les compléments.

Le substantif complément suit le verbe, mais le prénom complément le précède.

Uzagura ibibindi bikomeye : tu achèteras des cruches (qui sont) solide

Uzabigura : tu les achèteras.

  1. Morphologie des radicaux.

La majorité des radicaux sont bisyllabiques avec une consonne initiale et une voyelle finale. Un groupe phonétique caractéristique est composé d’une consonne nasale plus une sonore dans la seconde syllabe : impamba : les ravitaillements, impanga : les jumeaux, Impunyu : les Batwa, intumbi: le cadavre, indamutsa: le tambour réveille-matin. Il existe peu de radicaux monosyllabiques, mais énormément de polysyllabiques.

  1. La conjugaison.

Elle est d’une richesse extraordinaire. La conjugaison aux différents temps et modes, s’obtient :

  1. i) Par l’inclusion d’infixes immédiatement avant le radical du verbe : Urakora (du v. gukora: travailler) : tu travailles ;
  2. ii) Par la transformation de la dernière syllabe du verbe avec introduction d’infixes ou par l’addition de suffixes :

Warakoze (du v. gukora) : tu travaillas.

Twakoraga : nous travaillions.

Une quantité d’infixes et de suffixes de dérivation modifient le sens primaire du verbe, certains préfixes jouent le même rôle. Ils donnent une idée de négation, de continuité, de temps, d’imprécation, de lieu, etc., à moins qu’ils ne transforment le verbe originel en verbe passif, applicatif, causatif, neutre, réversif, réfléchi, réciproque, intensif, fréquentatif et impersonnel.

  1. Le ton musical.

Le ton musical de la syllabe joue un rôle capital en kinyarwanda-kirundi : comme dans toutes les langues des Noirs, la longueur et la hauteur du ton différencient le sens des mots. Les tons sont distincts du langage chanté ou rythmé.

Selon qu’on porte l’accent tonique sur telle ou telle syllabe, le sens d ’un mot peut différer du tout au tout : uguhora signifiera venger ou se taire ; ukwishima : être heureux ou se gratter; inda: pou(x) ou ventre ; umusambi: grue huppée ou natte, etc. Par l’absence d’accent tonique ou par sa présence sur l’une ou l’autre syllabe du mot igihugu, on obtient cinq significations différentes.

La nécessité du recours à cette diversité de l’accent indique une singulière pauvreté de langue en mots réellement différents.

Il existe en kinyarwanda spécialement, une loi qualifiée de règle de dissemblance, en vertu de laquelle, au début d’un mot notamment, une consonne normalement douce devient dure devant une consonne douce et vice-versa. Toutes les consonnes douces en question se retrouvent dans le mot néerlandais mnémotechnique ’t kofschip. On ne dira jamais ikitebo, mais igitebo, utufashe mais udufashe, kupfa mais gupfa, Kahondo mais Gahondo, Gibirizi mais Kibirizi. Signalons enfin que n devient m devant b, /, p et v ; r devient d après n tandis que n se transforme en m devant h en même temps que h se modifie en puanda-Urundi ne connaît pas le langage tambouriné, par contre les indigènes parviennent à se faire comprendre en sifflant les tons.

  1. Le vocabulaire.

La langue est l’expression fidèle de l’état de civilisation du groupe qui la parle. Au Ruanda-Urundi, le vocabulaire est à la fois pauvre et riche.

Pauvre, en ce qu’il ne comporte évidemment pas les termes techniques employés par les sciences modernes : chimie, mathématiques, physique, économie, politique, génie civil, aéronautique, mécanique, marine, géographie, philologie, philosophie, astronomie, etc. Exception faite pour le bétail, on ne connaît que quatre couleurs : noir, blanc, jaune et rouge. Les adjectifs qualificatifs sont réduits à moins de deux dizaines. Néanmoins, on dispose de certaines expressions pour rendre quelques idées abstraites bien qu’ici encore le poids du vocabulaire penche du côté matériel : pour traduire âme, on dut employer umutima : le cœur ; pour exprimer aimer on se sert de gukunda qui signifie littéralement : être dans le ventre (gu : préfixe de l’infinitif, ku : dedans, nda ou inda : ventre). De ces premières considérations découle la nécessité absolue d’avoir recours aux langues européennes pour réaliser l’instruction et l’éducation des Noirs dès l’école primaire.

Par contre, le vocabulaire est d’une grande richesse dès qu’il s’agit d’exprimer les différents aspects, les états successifs d’un être ou d’un objet, ces caractéristiques fussent-elles de pur détail. Pour laver, ce qui est bien l’action la plus rare dans ce pays, l’on dispose d’au moins quatre verbes : gukaraba, se laver les mains, kwiyuhagira: se laver le corps, kwoza : laver la vaisselle, kumesa: laver le linge. Pour traduire notre verbe aller, le kinyarwanda comporte au moins quatorze vocables : kugenda , kujya , kugana : aller vers, gusanganira : aller à la rencontre, kunyonganyonga : aller lentement, gukambakamba: aller à quatre pattes, kudandabirana: aller en titubant, gukwirana: aller de pair, kugenda urunana: aller la main dans la main, kumera : aller bien, kworoherwa : aller mieux, kubera: aller bien (convenir), kubihira: aller mal (ne pas convenir), gutaha, s’en aller. Le vocabulaire relatif au gros bétail est d’une extension peu ordinaire. Mais cette richesse, tout comme la question de l’accent tonique, est encore une fois un signe de pauvreté et de carence de pouvoir aboutir à des idées synthétiques. Cette langue donne l’impression d’une perception limitée aux pures questions de détails concernant l’activité matérielle de tous les jours, détails que nous considérons comme superflus ; elle utilise un appareil massif, lourd, pour atteindre un résultat bien modeste.