Ceux qui, les premiers, ont étudié la réalité rwandaise ont remarqué que la société était divisée entre les Tutsi, éleveurs de bétail, les Hutu, agriculteurs, et les Twa. Ces derniers vivaient dans la forêt ou s’adonnaient à la poterie dans le voisinage des habitations. Chacun de ces trois groupes avait ses caractères physiques, ses occupations, ses habitudes et sa culture propres ; l’on a souvent cru que le peuplement du pays s’était effectué en trois étapes correspondant aux trois groupes. Cependant, il est établi que les Hutu possédaient du bétail avant l’arrivée des Tutsi ; dès lors, les modes de vie liés à la chasse-cueillette, à l’agriculture et à l’élevage ne peuvent être considérés comme des épisodes successifs de l’évolution de la société rwandaise. Toutefois, puisqu’une grande partie du Rwanda était autrefois recouverte de forêts, ses premiers habitants ont dû vivre principalement de la chasse et de la cueillette, activités qu’ils auraient éventuellement complétées par une agriculture très limitée, pratiquée dans des clairières et au bord des marais. On sait que les agriculteurs rwandais ont fabriqué des houes en fer, qu’ils ont utilisé la roulette dans la décoration de leurs poteries et qu’ils ont cultivé du sorgho et tracé des sentiers dans la forêt primaire. Ce processus de défrichage, kwica ishyamba,[littéralement : » tuer la forêt »] se poursuivit jusqu’au XIXe siècle, époque où de nombreux Hutu prétendirent à la possession de lopins de terre qu’un ancêtre avait arrachés à la forêt à la sueur de son front.

Aujourd’hui, la plus petite unité sociale hutu est l’inzu, patrilignage primaire pouvant englober jusqu’à six générations. Dans le nord, cependant, c’est l’umuryango, patrilignage secondaire, qui assume un rôle prépondérant dans la vie sociale. Des lignages hutu constituent, ensemble, une nouvelle unité appelée clan, ubwoko, laquelle peut être divisée, à son tour, en sous-clans. La terre est propriété collective du chef de l’inzu et de ses descendants, bien que ce premier puisse concéder des terrains non cultivés à des personnes extérieures à l’inzu. Il est probable que ce type d’économie ainsi que ce rôle prépondérant du chef de lignage, fondés l’un et l’autre sur la parenté, remontent très loin dans le temps et qu’ils soient caractéristiques de la période pré-tutsi.

Tant qu’il restait des forêts à défricher, l’accroissement de la population ne posait aucun problème et les nouveaux venus s’installaient aisément. Dans la province septentrionale du Bugoyi, une personne pouvait jouir, pendant une année, de l’usufruit d’un lopin de terre, pourvu qu’elle offrit, en échange, une houe ou une partie de la récolte de petits pois. Le système de l’ubukonde, selon lequel la terre était aliénée et délimitée, favorisa l’apparition de véritables rapports clientpatron. Le client pouvait d’abord cultiver son champ pendant une période de deux ans envoyant, de temps en temps, une calebasse de bière à son patron ; il devait ensuite lui consacrer deux journées de travail pendant la saison des semailles d’octobre-novembre et pendant la récolte du sorgho du mois de mai. Bien souvent, l’umukonde concluait un pacte de sang avec son client ou encore il établissait une alliance par mariage avec son inzu . Ce type d’économie fondée sur la parenté s’est développé d’une façon typique dans la riche plaine volcanique du nordouest et s’est étendu jusqu’en Ouganda.

Dans l’inzu, la structure sociale était définie par la possession et l’échange des moyens de production. Les relations à l’intérieur de ce lignage étaient régies par la règle de la distribution des terres et de la prestation des services, et se caractérisaient par une assistance et une protection mutuelles. Par l’échange de terres, de femmes, d’animaux ou de houes, des liens s’établirent entre différents lignages. Ces relations impliquaient un certain degré de subordination. On pouvait mettre fin à une vendetta en offrant huit têtes de bétail, vaches ou chèvres, et une femme à l’inzu lésée. La femme devait donner naissance à un fils, censé compenser la perte causée par le meurtre.

La religion du lignage avait pour élément central la vénération et l’apaisement des ancêtres, dont la présence invisible était ressentie comme une nécessité pour le bien-être de l’inzu. Les membres décédés du lignage recevaient des sacrifices sous forme de petits cadeaux symboliques ou de nourriture et on les « mariait » parfois à des jeunes filles qui servaient dans les petites huttes des esprits. Les esprits des ancêtres, abazimu, étaient généralement considérés comme des forces maléfiques et chaque fois qu’un malheur frappait un membre du lignage, c’est à eux qu’après consultation du devin, l’umupfumu, on imputait la responsabilité de l’infortune. Il incombait au chef du lignage d’assurer le bien-être spirituel de l’inzu avec la même responsabilité collective que celle qu’il exerçait sur la terre, dont il avait la responsabilité, du moins dans la pensée du peuple.

Le lien entre l’umuryango local et le clan, dont les membres étaient dispersés dans plusieurs contrées, était de nature purement rituelle ; il consistait en un totem commun ainsi qu’en un sacrifice qui réunissait, une fois par an, les membres du clan au pied de l’érythrine ou du sycomore rituel. De nombreux clans hutu du nord semblent avoir gardé des objets rituels tels que des blocs de quartz hyalin ou des cornes en ivoire qu’ils considéraient comme le symbole du clan. Ces pratiques traditionnelles réunissant les membres du clan visaient surtout à garantir une puissante protection spirituelle à ces derniers. C’est un élément essentiel de la religion supra-familiale.

Tout porte à croire que des lignages des clans Singa, Sindi , Zigaba, Gesera, Banda, Cyaba et Ungura, grands propriétaires terriens et experts des rites, parvinrent à s’imposer aux membres d’autres clans qui s’étaient établis sur leurs territoires, créant ainsi de petits royaumes dirigés par des prêtres. Les royaumes qui ont survécu jusqu’au XXe siècle s’étaient constitués chacun autour des pouvoirs religieux de son prêtre-roi hutu, appelé umwami, dans la partie sud-ouest du pays et umuhinza partout ailleurs. Il semble que ces royaumes, isolés au milieu des forêts et se prêtant mal au pâturage, aient constitué des vestiges privilégiés d’une plus vaste organisation politique que l’on rencontrait sur tout le territoire rwandais.

L’umwami du Busozo, au sud-ouest du pays vivait dans une retraite totale jusqu’à ce qu’un héritier mâle eût atteint l’âge de sept ans. Le roi s’habillait d’habits d’écorces et ne consultait ses aînés que de derrière une cloison. Toute nourriture qu’on lui apportait devait être, au préalable, soigneusement lavée et recouverte de feuilles de bananiers ; des enfants en dessous de l’âge de la puberté devaient, seuls, la goûter. Nulle personne souffrant de plaies ou de difformités n’était autorisée à s’approcher de l’enclos royal ; il était interdit à l’ umuhinza lui-même de traverser un ruisseau situé non loin de là. Le roi gouvernait conjointement avec la reine-mère, laquelle avait à sa disposition deux servantes qui accouraient constamment à son service en battant des mains. Tous les visiteurs devaient la quitter le dos courbé, les mains touchant le sol. On prétendait que l’umuhinza naissait tenant une calebasse de lait dans une main et des semences dans l’autre. A partir de l’âge de sept ans, il devait rester cloîtré dans l’enclos royal.

Dans les royaumes hutu, ceux qui, en échange de deux ou trois houes ou d’une chèvre par hectare, aliénaient une partie de leur propriété, devaient payer une houe à l’ umuhinza ; lors de la délimitation des terres défrichées, la présence du chef local twa était indispensable. Celui-ci recevait une chèvre pour avoir accordé le droit d’« ouvrir la forêt ». Les familles qui venaient s’installer sur ces nouvelles terres devaient payer une faucille supplémentaire à l’umuhinza. Tous ceux qui possédaient des terres étaient tenus d’envoyer leurs premières récoltes au roi hutu”. Ainsi donc, loin d’être considérée comme une propriété au sens moderne, la terre était envisagée dans les multiples aspects de son potentiel productif sur lesquels différentes catégories de personnes prétendaient exercer des droits « spirituels ». L’autorité spirituelle de l’umuhinza était liée au pouvoir que lui attribuaient ses sujets de déterminer la fréquence et la quantité des précipitations, facteur principal de la production agricole ; il était le mwarni w’imvura. On croyait, pax exemple, que Ndagano, roi-prêtre du Bukunzi, vivait quelquefois dans les nuages.

Ces rois hutu divinisés jouaient un rôle semblable à celui des ancêtres éponymes ; ils symbolisaient les liens qui unissaient les lignages entre eux et ils veillaient sur les aspects qui, dans la vie des individus, échappaient à la compétence assez limitée de l’inzu et des esprits du lignage. La position que I’umuhinza occupait dans cette structure, en tant que garant de la continuité de tout le système socio-économique, impliquait nécessairement que son esprit devait passer par un certain nombre de transformations avant de devenir umuzimu. Quand un roi mourait, son corps était fumé et desséché ; on croyait que son esprit passait d’abord dans un ver de terre, puis dans un léopard.

La date de l’arrivée des Tutsi est très hypothétique ; on a suggéré le XIIIe siècle ; le sud-ouest éthiopien aurait alors été le point de départ de leur diaspora tandis que le cushitique aurait été leur langue. Dans sa remarquable étude des mythes liés au culte cwezi, de Heusch émet une hypothèse plus vraisemblable : celle d’une route d’immigration qui traverse le Karagwe et l’Uzinza, puis passe par le Gisaka. Les Tutsi et leurs troupeaux de bétail se seraient établis le long des vallées du sud-est du Rwanda où ils auraient peut-être pratiqué le commerce de lait, de peaux et de viande en échange de céréales locales.

Vers le début du XVe siècle, et ce probablement pour des raisons défensives, des lignages tutsi s’étaient groupés sous l’autorité d’un même grand chef sur les rives du lac Muhazi dans le Buganza. Ndahiro Ruyange, le premier mwami, n’était guère plus que le primus inter pares de nombreux chefs nomades, propriétaires d’importants troupeaux de bétail. Au sein de ce jeune Etat rwandais, sorte de rassemblement de chefs militaires réunis en vue d’organiser des raids et de protéger leurs troupeaux, le niveau de cohésion n’était certainement pas plus élevé que dans les royaumes hutu qui s’étaient constitué autour des pouvoirs spirituels de leurs abahinza.

On ne peut donner de date précise ni à l’essor du royaume rwandais ni à l’expansion de son État, bien qu’il soit possible d’essayer de reconstruire certains des événements les plus marquants qui ont caractérisé cette période. L’assimilation des royaumes voisins par l’État rwandais se serait accompagnée d’un certain nombre d’événements liés les uns aux autres. D’abord des pasteurs se seraient établis dans ces royaumes, de petits royaumes vassaux auraient été créés ensuite, et des experts des rites auraient été intégrés dans l’entourage du mwami rwandais. Le roi fondait incontestablement son pouvoir sur le bétail qu’il utilisait à la fois pour recruter des sujets et pour rémunérer des services de caractère militaire. Le seul talon d’Achille de ce pouvoir était la propriété terrienne sur laquelle le roi n’exerçait guère d’autorité, ce qui, en plus, réduisait considérablement son pouvoir rituel. Il semble que l’intégration de spécialistes hutu dans l’entourage du mwami en tant qu’experts des rites ait partiellement comblé ces deux lacunes. Vansina émet l’hypothèse selon laquelle les conquêtes du roi Mukobanya, au XVIe siècle, eurent pour conséquence l’intégration des lignages Tsobe à la cour en qualité d’abiru. Il est probable, par ailleurs, que l’idéologie monarchique, que le roi rwandais avait trouvée dans les Etats hutu assimilés contribua au renforcement de la nouvelle institution, représentée par le mwami (Même pendant la période coloniale, les clans Gesera, Zigaba et Singa, appelés abasangwabutaka (« ceux qui ont été trouvés dans le pays »), devaient encore légitimer l’installation des Tutsi et la construction des huttes sur les nouveaux sites. Lors de la construction des résidences royales, des experts rituels du clan Zigaba intercédaient pour le mwarni auprès des esprits hutu. Pour cette raison, les Zigaba étaient considérés comme les abase — parrains mystiques — des clans dynastiques Nyiginya et Ega, de même que les Singa étaient les abase des Sita. On rapporte aussi qu’avant qu’un Tutsi n’envisage de s’installer sur une colline, le passage sur ladite colline de la bergeronnette, inyamanza, totem des Gesera, était indispensable).

Une invasion des clans guerriers du Bunyoro, en Ouganda, obligea néanmoins les Banyarwanda à battre en retraite, en leur infligeant une lourde défaite. Lorsque les Rwandais se réfugièrent dans le Nduga, un royaume hutu voisin, ils tuèrent son umuhinza, Mashira. Selon Vansina, ces défaites auraient stimulé la mise sur pied de ce qui allait devenir l’instrument de l’expansion et de l’affermissement de l’État rwandais, à savoir une armée bien organisée. Chaque régiment, ngabo, était placé sous l’autorité d’un chef d’armée, umutware, qui s’entourait de troupes d’élite connues sous le nom d’intore. Pendant leur jeunesse, les intore passaient de longues périodes d’entraînement à l’itorero où ils apprenaient les vertus guerrières. Cette formation visait à faire d’eux de bons soldats et de parfaits athlètes. Quant aux lignages hutu, ils étaient tous mobilisés en bloc pour des raids de grande envergure où ils servaient d’arrière-garde aux intore.

Il est fort probable que ce soit le besoin de protection et de soutien dans les conflits qui éclataient entre les familles et entre les clans, qui poussa les chefs de lignage à rechercher l’incorporation dans un ngabo. Aucune institution n’était prévue, en effet, pour faire respecter les décisions d’un umuhinza, et des vendettas éclataient fréquemment dans le nord. Sur le plan social, l’armée joua un rôle unificateur. Elle réunissait, en effet, des clans éparpillés sur de vastes territoires en une institution commune. Elle leur fournissait, en même temps, une nouvelle source de puissance, le ngabo. Chaque régiment disposait d’un titre et recrutait dans une région assez vaste ; ses exploits étaient racontés dans un ensemble de traditions connues de ses membres. Par les raids qu’il organisait, l’umutware accroissait son troupeau de bétail tandis que la distribution du butin ainsi que le jugement des conflits qui surgissaient au sein des lignages et entre différents lignages faisaient de lui un chef territorial presque indépendant. Lors de son accession au trône, un nouveau mwami pouvait réduire la force d’éventuels régiments rivaux en incorporant leurs troupes d’élite dans une nouvelle unité constituée à cette occasion.

C’est, selon toute probabilité, l’expansion du système des ngabo, de même que le succès des raids des XVIe et XVIIe siècles qui favorisèrent l’apparition des cultes inter-lignagers et inter-claniques ; en ce sens, on pourrait peut-être comparer l’expansion du culte de Ryangombe au succès du culte de Mithra dans les échelons inférieurs de l’armée romaine : ils connurent peut-être des développements comparables. On estimait que les esprits mandwa du culte de Ryangombe étaient d’une nature supérieure à celle des esprits du lignage et qu’ils offraient une protection contre l’action maléfique de ces derniers. Ils rattachaient l’initié à un monde spirituel plus vaste que celui de l’inzu ou de l’enclos familial, de même que le ngabo rattachait le paysan à un ensemble de plusieurs lignages éparpillés sur le territoire rwandais. Héros guerrier sacrificatoire, Ryangombe régnait sur le monde des esprits.

Il est possible que sous l’influence du service militaire dans le ngabo le type de cérémonies visant à assurer la protection des clans, réservées jusqu’alors aux chefs de clan, s’ouvrant alors à des héros guerriers et s’étendant à plusieurs clans à la fois, devint plus populaire. On peut déduire des récits qui rattachent Ryangombe à un conflit l’opposant au mwami usurpateur, Ruganzu Ndori, au début du XVIle siècle, que le héros du culte était un umuhinza des marches du nord ou du Burundi. Sa défaite et sa mise à mort par des conquérants rwandais auraient été camouflées par une mythologie religieuse. C’est ainsi que, par exemple, l’umuhinza du Nduga, Mashira, apparaît dans ce culte comme un esprit mandwa. En effet, l’adoption progressive de cultes religieux étrangers en tant que sources de puissance s’accommode très bien au principe selon lequel le culte des héros décédés était toléré dans l’État rwandais.

L’adhésion d’une personne au culte dépendait des devins qui décidaient si oui ou non elle avait besoin de la protection des mandwa. Le jour de l’initiation, le néophyte devait subir les humiliations propres aux rites de transition ; on l’amenait, nu, devant le public initié ; on l’accusait d’être un rebelle, umugome, et on le traînait dans de la bouse de vache. Le candidat avait ainsi mérité le droit d’assister aux sacrifices cultuels ; il faisait maintenant partie d’une nouvelle « famille ». Pour s’élever au rang des quelque trente médiums des esprits qui représentaient les esprits mandwa, l’initié devait faire l’objet d’une seconde cérémonie dite de confirmation. Non seulement l’initiation offrait une protection contre les esprits malveillants du lignage, mais elle garantissait, en outre, pour la vie future, une éternelle béatitude en compagnie des mandwa sur le volcan Muhabura, au nord-ouest du Rwanda actuel. La lobélie qui pousse autour du cratère de ce volcan passait pour une plantation de tabac gardée par les brebis et les vaches sacrées de Ryangombe. Le paradis à venir consistait en une projection utopique du monde dans laquelle la bière, la viande et le tabac étaient servis à volonté. Le non-initié était condamné à être jeté dans le cratère d’un autre volcan toujours en activité, le Nyiragongo, où les guerriers de Ryangombe le tenaient enfermé. On retrouvait ce thème de salut dans les récits présentant Ryangombe comme un sauveur se sacrifiant, un modèle auquel on associait aussi certains bami nyinginya, les abatabazi, rois qui avaient sacrifié leur vie pour le salut de leur peuple. Les deux volcans mentionnés ci-dessus étant restés à l’extérieur des frontières du Rwanda jusqu’au XIXe siècle, les mandwa n’auraient été introduits dans un culte de salut que pendant les bouleversements qui ébranlèrent le règne de Rwabugiri, peu avant l’arrivée des Européens.

D’après l’abbé Kagame, ce fut au cours d’une épidémie qui frappa le pays vers le milieu du XVIIe siècle que les devins de la cour prescrivirent l’initiation pour tout le monde pour la première fois. On retrouve cette version dans la tradition ; peut-être cherchait-elle à expliquer la première adhésion des lignages nobles au culte de Ryangombe. Les médiums mandwa, quant à eux, n’arrivèrent à la cour, selon Vansina, qu’un siècle plus tard ; à partir de ce moment, à la cour, un groupe permanent de médiums, les impara, vécut sous l’autorité de l’umwami w’imandwa représentant le roi. Les impara n’exerçaient pourtant pas plus d’autorité sur les médiums des collines que les devins de la cour sur les autres abapfumu ; l’organisation du culte était, en effet, très décentralisée. Candidat inéligible aux cérémonies d’initiation, le roi convoquait les impara qui, par groupes de six à dix médiums, gardaient sa résidence pendant une période de deux à trois mois. De même que les imandwa offraient aux paysans une protection contre la malveillance des esprits du lignage, les impara constituaient un bouclier spirituel pour le roi. Ils étaient en plus responsables de la pureté rituelle du royaume.

L’introduction du culte de Ryangombe à la cour affermit la royauté au Rwanda en renforçant sa mystique religieuse ; le mwami fit bâtir des huttes pour la vénération et l’apaisement des membres décédés de son lignage. A partir de ce moment, du moins est-ce une possibilité, le roi fut associé à Imana, la force créatrice du monde des esprits ; en même temps, se développait une conception de la royauté mettant l’accent sur la nature éternelle et cyclique de celle-ci; en effet, les rois se succédaient selon un cycle de quatre bami un Kigeri venait après un Mutara ou un Cyilima et avant un Mibambwe qui précédait lui-même un Yuhi. Chaque règne se voulait l’incarnation d’une valeur particulière comme, par exemple, la conquête ou la paix. Pour réduire l’influence de certains lignages Tsobe qui déterminaient l’ordre de succession des rois, la cour augmenta le nombre des abiru ; par ailleurs, en vue de limiter les jalousies entre les différents clans ainsi que les conflits fratricides qu’elles occasionnaient, il fut décidé que les reines-mères seraient choisies successivement, en théorie du moins, au sein de quatre lignages ou clans différents. Avec la croissance du nombre des lignages pouvant prétendre au pouvoir à la cour, le mwami devint de plus en plus « divinisé » et « détaché » en tant que source transcendante d’unité.

La fin du XVIIIe siècle marqua le début d’une grande expansion de l’État rwandais. Le mwami Cyilima Rujugira (± 1740-65) repoussa les frontières du pays jusqu’au Bugoyi et dans le nord ; le Ndorwa fut annexé et une résidence royale y fut construite. La défaite des grands États indépendants du Gisaka et du Bugesera plaça sous juridiction rwandaise, en théorie du moins, un grand nombre d’habitants ainsi que de riches étendues de terres. Cependant, dans la plupart des régions, ces conquêtes ne furent pas suivies d’une occupation effective. Ainsi, par exemple, la collecte du tribut, ikoro, dans le nord, n’était que sporadique. Dans le Buhoma, umuhinza organisa un soulèvement de grande envergure quand Yuhi Gahindiro plaça un Twa anobli à la tête de la province. L’occupation du Bushiru ne fut jamais effective avant l’arrivée des Belges.

Au début du XIXe siècle, l’importance des raids en provenance du Burundi, du Ndorwa et du Gisaka obligea les Banyarwanda à créer des postes-frontières dont la surveillance fut confiée à des chefs locaux, les abatware” . Ces chefs d’année devinrent de grands propriétaires fonciers autonomes ; pour contrecarrer leur puissance, Yuhi Gahindiro avait institué avant 1830 une autre catégorie de chefs, à savoir les abanyamukenke, dotés de droits de regard sur les pâturages. Le même Yuhi Gahindiro et son successeur, Rwogera, étendirent aussi leurs propriétés foncières par le système des ibikingi, c’est-à-dire des fiefs pastoraux s’étendant chacun sur plusieurs collines, que le roi accordait à ses propres agents et serviteurs”. Par ces ibikingi ainsi que par un réseau très dense d’espions twa, les rois rwandais s’imposèrent aux prétentions des grands propriétaires fonciers. Le mwami s’entoura de toute une légion d’experts des rites et augmenta encore le nombre des abiru, un grand nombre d’entre eux étant hutu.

Malgré le nombre accru des courtisans, la cour rwandaise ne perdit pas son caractère essentiellement nomade. Les abami allaient de résidence en résidence, laissant en chacune une femme et des serviteurs. La terre était placée sous la juridiction des chefs de province permanents, les abanyabutaka, parents du roi pour la plupart, qui ravitaillaient les résidences royales grâce aux récoltes des paysans. En s’arrogeant le rôle de chefs de lignage, soit par la force pure et simple, soit par leurs interventions dans les disputes et litiges fonciers, les chefs étendirent leur pouvoir sur un nombre toujours plus grand de terres, imposant des redevances en récoltes et en services à leurs serfs sans défense. Le bétail représentait, certes, la richesse de la noblesse ; c’était pourtant au pouvoir foncier qu’était lié directement le pouvoir politique. La banane, introduite vraisemblablement après les invasions Nyoro, rehaussa la valeur des fiefs et, malgré le manque de techniques agricoles, un sol fertile, engraissé par les troupeaux tutsi, restait la base du système féodal rwandais [le rapport entre l’introduction de la banane et le développement de l’armée rwandaise réside peut-être dans le fait que les hommes qui la cultivaient étaient libérés pour le service militaire].

Au XIXe siècle, l’expansion de l’État rwandais, instrument coercitif de l’hégémonie tutsi, élargit la division dans la société entre une paysannerie opprimée, d’une part, et une classe dirigeante propriétaire de bétail, de l’autre. A cette époque, des paysans commencèrent à rechercher la protection de puissants nobles pour échapper au lourd fardeau de l’uburetwa que leur imposaient les chefs de province. Néanmoins, cette attitude était rarement inspirée par une recherche de complémentarité entre l’agriculteur et l’éleveur. Ce contrat était plutôt la conséquence d’une épreuve de force entre une cellule féodale formée autour d’une ferme tutsi, d’une part, et le lignage hutu local, d’autre part ; ce dernier en sortait perdant. Le client devait faire la cour à son patron, souvent pendant très longtemps, avant d’être accepté par lui dans l’ubuhake. La demande de protection vint à se traduire par une gerbe d’herbe symbolique offerte par le Hutu à son shebuja, lequel lui accordait, en échange, le droit d’usufruit sur une vache. L’umugaragu, c’est-à-dire le Hutu lié par le contrat d’ubuhake, devait à son « seigneur » tributs et services réguliers, le plus important consistant à réparer l’enclos du patron. Le garagu manquait-il à ses obligations pendant une année, tout le bétail de l’ubuhake était confisqué et le contrat rompu.

L’institution de l’ubuhake semble avoir pris, au début, la forme d’une relation entre les guerriers et leurs chefs d’armée, c’est-à-dire d’une vassalité ennoblissante reposant sur la distribution du butin de guerre, à savoir, le bétail. Le succès que l’ubuhake rencontra auprès des Hutu affaiblit ces derniers. En effet, loin de rechercher la force dans la solidarité du lignage comme par le passé, ils s’en remettaient en nombre croissant à la protection de leurs riches patrons. Malgré le mépris que l’on retrouve dans des sarcasmes selon lesquels être sans lignage était être « comme un chien »  , les imiryango commencèrent à se disloquer ; soit que certains de leurs membres dussent accomplir collectivement des obligations envers les abatware et les abanyabutaka, soit qu’ils dussent chercher individuellement le patronage d’un noble puissant.

Dès que leur force sociale fut ainsi minée, les Hutu furent exploités sans merci ; ainsi, vers la fin du XIXe siècle, la domination tutsi avait réduit un grand nombre de paysans au rang de journaliers errant à la recherche de nourriture, de travail et de protection. Parallèlement à la dislocation des lignages hutu, au sein de l’État rwandais, une évolution s’était opérée au sein de la noblesse tutsi. Celleci s’était érigée en classe sociale bien définie dont la façon de manger, le comportement, la culture et l’idéologie étaient de nature à constituer, selon l’expression célèbre de Maquet, une « prémisse d’inégalité », ce qui lui assurait le monopole sur le surplus de la richesse produite par le travail hutu. Le comportement de la classe dirigeante était enseigné à l’itorero, école de formation des troupes d’élite, les intore. Ceux-ci étaient formés aux trois vertus principales : la bravoure militaire, ubutwari, la virilité ou loyauté, ubugabo, et la maitrise de soi, itondo. La bonne organisation et la discrétion étaient les qualités essentielles de tout foyer tutsi. Les Hutu étaient inéluctablement écartés de la formation militaire. La possession du bétail élevait une nette barrière entre les classes sociales, barrière que venait renforcer cette formation militaire qui donnait même aux familles les plus humbles la conviction qu’elles avaient le droit de commander, elles aussi.

La tradition et les récits historiques de la cour exaltaient les hauts faits de la dynastie Nyiginya ainsi que la vaillance des régiments rwandais. Un mythe de fondation tutsi expliquait et justifiait la stratification de la société : Kigwa, descendu du ciel, eut trois fils : Gatwa, Gahutu et Gatutsi. Un soir, il confia pour la nuit une calebasse de lait à chacun d’entre eux ; le lendemain, seul Gatutsi avait mené à bien sa mission ; Gatwa avait bu le lait ; Gahutu avait renversé la calebasse laissant ainsi s’échapper le contenu ; dés lors Gatutsi était le seul qualifié pour le commandement ; Gatwa devint le symbole du glouton twa et Gahutu celui du paysan maladroit. Plus remarquable, peut-être, fut, dans la mystique de la classe dirigeante, l’élévation du mode de vie pastoral qui, d’un simple modèle socio-économique, devint une source de valeurs quasi esthétiques.

Telle une idole, la vache pesait de tout son poids sur la société rwandaise ; on ne pouvait trop l’exalter; pour elle, on hypothéquait sa famille et sa propre personne. Le roi avait le monopole des jolis troupeaux, nyambo, et la poésie de la cour abondait en images pastorales. Pour le Tutsi pauvre, la vache était la consécration du lien ennoblissant qui existait entre lui et un riche seigneur. Elle constituait parfois une valeur en ellemême dont il faisait étalage lors de la nomination d’un nouveau chef de province. Par contre, pour les Hutu, fascinés qu’ils étaient par l’espoir de devenir, un jour, propriétaires de bétail, la vache gardait une valeur plus utilitaire ; elle était, pour eux, une source de revenus et, indirectement, de protection. Cette idéologie pastorale qui plaçait la vache au-dessus de toute autre chose dominait le système féodal rwandais. Elle justifiait la domination tutsi selon laquelle les cultures devaient reculer devant l’extension des pâturages : « les vaches mangeaient les hommes ».

La possession de quelques vaches était le premier pas à franchir dans l’échelle sociale pour accéder à la classe, des propriétaires de bétail et, partant, des terres. Pour ses travaux humiliants qui consistaient à faire la veille, à apporter de la bière à son patron, à l’accompagner à la cour royale, à nettoyer ses lieux d’aisance, le garagu recevait du bétail et était exempté de l’uburetwa. Des plaisanteries dans lesquelles maîtres et serviteurs échangeaient des insultes offraient au garagu un moyen socialement acceptable d’exprimer ses sentiments. Ces propos étaient cependant trop conventionnels pour lui apporter un véritable soulagement. Dans l’entourage de la famille tutsi, le paysan apprenait les manières et le langage recherchés de la classe dirigeante et était au courant des intrigues. Ces contacts ne pouvaient pas manquer de laisser quelques traces ; en effet, un garagu n’était pas tout à fait semblable aux Hutu « libres ». Cependant, la différence n’était pas énorme, et le shebuja était plus disposé à prendre l’une ou l’autre femme de son client qu’a donner en mariage des filles tusi, tutsikazi, de la famille aux fils du garagu. Mais l’espoir que ses humiliations ne constituent qu’une étape pénible du chemin menant à l’ennoblissement et à la richesse suffisait amplement au garagu pour l’aider à tout supporter. Face à la complexité de l’étiquette et à la finesse de la poésie de la cour, ainsi qu’au mépris subtil dont il faisait l’objet, le paysan vivant à l’extérieur de la tutelle tutsi en arriva à se convaincre qu’outre le fait d’être plus petit physiquement et plus pauvre matériellement, il était intellectuellement et moralement inférieur au noble. Cette situation est clairement résumée dans l’affirmation de Karl Marx selon laquelle « les pensées de la classe dominante sont aussi les pensées dominantes de chaque époque… ; la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est en même temps aussi la puissance dominante spirituelle ».

Même si l’idéologie et le comportement de la classe dirigeante élargirent le fossé ethnique entre Hutu et Tutsi, la structure de la société était en réalité beaucoup plus complexe. A la fin du XIXe siècle, il y avait peut-être environ 50 000 hommes tutsi au Rwanda pour quelques 2 500 chefferies et autres postes politiques ; de telle sorte que la société rwandaise était gouvernée par une minorité d’environ 5 % des Tutsi. Il s’agissait là de personnes possédant des troupeaux de dizaines de milliers de têtes de bétail et des étendues de terres non moins importantes. Loin derrière eux venaient les riches tutsi dont les troupeaux comptaient de trente à plusieurs centaines de vaches. Venaient ensuite la majorité des pasteurs dont la richesse se situait entre une et dix vaches. Beaucoup de Tutsi pauvres possédaient moins de bétail que certains riches Hutu, lesquels constituaient, par ailleurs, une minorité ayant un niveau général supérieur à la masse des paysans. Au bas de l’échelle se trouvait un nombre indéterminé de journaliers, méprisés de tous et guère mieux considérés que les Twa hors-caste. Les riches Hutu achetaient le travail de ces ouvriers qui, en échange d’une houe, devaient leur consacrer deux journées de travail sur cinq. Pour le garagu hutu, la phrase élogieuse — « Fais-moi riche » — n’était pas dépourvue de signification. En effet, la possession d’une ou de deux vaches rehaussait sa position dans l’ordre social hutu. Le problème pour tous les Hutu était, cela va sans dire, que l’essor de l’État rwandais fit de fermiers indépendants des serfs au service des chefs tutsi. A ce propos, l’on peut affirmer sans se tromper que la religion fut l’opium des Hutu. Tandis que dans le panthéon des mandwa, les esprits des héros hutu régnaient en parfaite harmonie avec le roi divinisé et sans classe, les organes génitaux des abahinza vaincus servaient d’ornements à Kalinga, le tambour dynastique des Nyiginya, et les hommes du roi accaparaient la terre et exploitaient le travail des paysans.

Au nord-est, cependant, où l’emprise de la colonisation tutsi restait superficielle, la religion était l’expression d’une dissidence locale. L’esprit de Nyabingi dominait la vie religieuse de la région. Nyabingi était probablement une « reine » du Ndorwa de la fin du XVIIIe siècle. Quand le royaume fut détruit à la suite des invasions successives dont il fut l’objet, un culte à l’esprit de la reine se développa sous la direction de médiums qui prétendaient propager ses volontés. Les marchands de bétail du Gisaka entrèrent en contact avec ces médiums et apprirent l’existence de la divinité, connue sous le nom de Mugole, la dame. A leur retour de l’Uzinza, ils prétendirent, eux aussi, être possédés par le puissant esprit mandwa. Ce nouvel apport religieux leur valut l’hostilité des ministres locaux du culte de Ryangombe. Les nouveaux médiums ralliaient, en effet, les opposants au pouvoir tutsi et trouvaient une large audience parmi les paysans (La question – fort controversée – de savoir si le culte de Ryangombe constituait une contestation de l’ordre établi ou si, au contraire, il le renforçait, n’a de sens qu’à deux conditions : si ce culte n’a connu aucune évolution historique d’abord, et si la division Hutu-Tutsi a toujours été évidente et déterminante dans les rapports au sein de la société. Or aucune de ces deux suppositions ne semble être fondée. On ne trouve aucune caractéristique des abami rwandais dans ce culte et, selon de Lacger, « Le geste des Imandwa se déroule en marge des annales glorieuses de la patrie » (Le Ruanda, p. 288). Pendant la période coloniale, les associations liées au culte étaient habituellement soit entièrement tutsi, soit entièrement hutu. Elles étaient aussi loin d’être un moyen d’intégration sociale. Vidal a même suggéré que ces groupements renforçaient le sentiment de loyauté envers l’ordre établi). Quand ils commencèrent la collecte des tributs, au détriment de l’ ikoro royal, la cour organisa une expédition contre eux.

En jouant sur les symboles traditionnels de la royauté et en s’arrogeant des pouvoirs surnaturels, les prêtresses de Nyabingi constituèrent tout au long du XIXe siècle un foyer d’opposition virtuelle au mwami rwandais. On les décrivit plus tard comme constituant « une autorité révolutionnaire, un État dans l’Etat ; elle abuse de la haine née du “muhutu” pour tout pouvoir établi et fait tourner cette haine à son profit ». Leur centre principal fut Mpororo et les marches du nord de l’Etat rwandais où le contrôle du pouvoir tutsi était sporadique. Le salut Kasinje, réservé normalement au roi, était, par exemple, adressé à Rutajira Kijuna (-F 1870). Celle-ci portait, en plus, des noms élogieux tels que « Rutatangira omu Muhanda » (« celle à qui on ne peut opposer aucun obstacle ») et « Akiz’abantu » (« le sauveur du peuple »). L’organisation sociale était la copie de celle de l’État rwandais. Certains médiums avaient des résidences, – des « temples » – ainsi que des clients, les bagirwa, qui secondaient les prêtresses dans l’exercice de leur pouvoir spirituel. Comme les abahinza, elles s’entretenaient avec les visiteurs de derrière une cloison et on estimait qu’elles pouvaient opérer des guérisons miraculeuses. A la différence des médiums mandwa du culte de Ryangombe, qui, à la cour, servaient l’ordre établi, les prophétesses de Nyabingi allaient librement de collines en collines bravant les barrières ethniques et lignagères, contestant de façon concrète tout le système rwandais.

Ce fut sous le règne de Rwabugiri, un règne long et marqué par une intense activité militaire, que furent établies les frontières de l’Etat rwandais tel que le virent les premiers Européens. Tout en gardant le contrôle du Gisaka et de toute la partie orientale du pays, Rwabugiri poussa ses attaques jusque dans le Nkole, au nord, dans la région sud du Kivu, sur l’île Idjwi dans le lac Kivu, ainsi que dans le nord du Burundi. Il organisa plus de seize expéditions en tout – pas toujours victorieuses – entre 1860 et 1895. Par cette activité militaire ininterrompue au cours de laquelle de nouveaux troupeaux et de nouveaux pâturages étaient conquis, le roi fit d’une pierre deux coups : il récompensa les services de ses favoris tout en écartant la menace des nobles insoumis qui étaient ainsi continuellement occupés. Quatre reines-mères Ega successives avaient précédé l’accession de Rwabugiri au trône, et la tension était grande entre les différents lignages ainsi qu’entre les membres de chacun d’entre eux. Pour maîtriser la situation, le roi recourut à la terreur et à l’assassinat sélectif de membres des grandes familles du royaume. En confisquant les principautés héréditaires des chefs tués et en multipliant les résidences royales, Rwabugiri donna à son règne l’aspect d’une monarchie absolue.

L’obligation de ravitailler ses ingabo et ses nouvelles résidences, ainsi que la nécessité de s’assurer l’appui de nouvelles troupes et de nouveaux alliés parmi les nobles poussèrent le roi à une politique de collaboration avec les autorités hutu : un émissaire tutsi, habilité à faire la collecte du tribut annuel de miel dans la province du Busozo, n’y mit jamais les pieds. Le Bukunzi envoya un garçon et une fille en tant que « oreillers du roi », imisego y’untwami ; seul le garçon fut mis à mort : son sang fut utilisé dans des buts rituels ; la fille fut prise en concubine par le roi. Le petit royaume du Bumbogo envoya ses premières récoltes à Rwabugiri, lequel lui envoya une houe en échange. Hormis ces échanges purement rituels, le mwami laissa ces petits royaumes en paix. Il envoya des agents parmi les clans du nord pour y demeurer et pour assurer la collecte du tribut, mais rarement ces ibisonga s’y aventurèrent loin de leurs résidences.

II est vrai qu’à mesure qu’on s’éloignait du cœur du royaume initial du XVIe siècle, l’autorité du mwami se faisait de moins en moins sentir. Une meilleure façon d’analyser la carte politique serait de procéder par étapes successives dans le temps et dans l’espace. Alors que pendant le séjour du roi et de ses troupes dans une région, la collecte de l’ ikoro et des provisions se faisaient sans aucune entrave, de même que le recrutement des porteurs, les agents du roi risquaient de se faire expulser dès le départ de leur maitre. Même à Save, au cœur du Rwanda, le mwami n’était pas à l’abri d’attaques. La politique de Rwabugiri consistant à briser les grandes familles tutsi et à s’appuyer sur des favoris hutu anoblis et sur des espions twa, lui valut les qualificatifs de « bon pour le peuple, terrible pour les Batutsi». L’espérance de vie d’un Tutsi en poste de commandement politique était de dix ans. Tel un Shaka du nord, Rwabugiri façonna l’État rwandais moderne à la fois par son activité militaire tenace, sa politique sagace et par sa nature absolument impitoyable. Il ne faut cependant pas écarter l’hypothèse selon laquelle le contrôle qu’il exerçait sur le commerce, dont les convois devaient parcourir de longues distances, a contribué à son succès.

Au début du XIXe siècle, en effet, les produits du commerce européen firent leur première apparition dans la région. Rwabugiri sut les apprécier à leur juste valeur. Il fit envoyer par le Gisaka, dans l’est, de l’ivoire et du cuir à son agent Ruyange, chef de la province de Mirenge. Ce dernier avait mission de les échanger contre des tissus et d’autres produits en provenance de Bukoba. Une tentative du chef Kabaka de la province de Gihunya de détourner les marchandises lui coûta la vie. Parmi les articles nouveaux que le mwami se procura, se trouvaient un fusil et un parapluie. Des ballots de tissus furent distribués aux nobles en échange de bétail, lequel vint grossir les troupeaux royaux.

Malgré l’entrevue qu’il eut sur les rives de la Rusizi avec l’Arabe Rumaliza, marchand d’esclaves, Rwabugiri repoussa la proposition du trafic d’esclaves ; ceux-ci provenaient des caravanes du Kivu oriental et étaient vendus sur un marché surgi à Kivumu ; les Arabes qui s’y rendaient risquaient toujours d’être attaqués ou empoisonnés sur l’ordre du roi. Il semble que les Tutsi n’aient jamais regardé le trafic d’esclaves d’un bon œil. Ce n’était qu’en temps de grande famine qu’on pratiquait la vente de femmes et d’enfants, lesquels n’étaient achetés et revendus que par d’ambitieux Hutu. Le sommet de la courbe du trafic d’esclaves, qui correspond aux années de famine, se situait vraisemblablement, au maximum, entre 1000 et 2 000 Rwandais emmenés au Tanganyika.

Les Hutu disposaient d’un certain nombre de marchés importants pour échanger les produits agricoles, les denrées diverses et les objets de luxe. A Kamembe, au sud-ouest du pays, les Banyarwanda venaient échanger les vaches et les chèvres contre des houes de fer, de fabrication Bunyabungo. Rwerere, au pied des volcans, était un important marché de tabac et de bracelets de fibres, ubutega ; le Buberuka comptait, quant à lui, plusieurs marchés où se vendait le sel qui provenait du lointain Katwe . Le roi n’exerçait pas de contrôle direct sur ces marchés locaux ; mais les cultures spécifiques d’une région, les produits les plus importants de ses échanges devaient faire partie de l’ikoro annuel à la cour. La collecte des impôts sur les marchés de Rwerere et de Nyundo, par exemple, était effectuée par les chefs de clans. Vers 1896, le mwami Musinga fonda un marché à Gitwe, dans le but principal de s’assurer le contrôle des importations de tissus en provenance de Bujumbura.

Mis à part le cas des résidences royales qui employaient de nombreux Hutu, les marchés constituaient les quelques centres où les Hutu de différentes collines pouvaient se rencontrer et échanger des nouvelles. Ils vivaient en marge de l’État rwandais. Pour les Hutu du nord, les cours des prophétesses de Nyabingi constituaient d’importants centres de rencontre supplémentaires. Une « reine du Ndorwa » devint à tel point puissante que Rwabugiri dut la faire assassiner par le chef du Mfumbiro, après quoi il jugea sage de nier son implication dans le meurtre. La tradition affirme qu’en tombant, la tête de la prêtresse lança des invectives au mwami ; joli symbolisme pour les héros de ce culte qui, tel les têtes de l’hydre, apparurent à intervalles réguliers dans le nord jusque dans les années 1920. Stanley a parlé d’une prêtresse Wanyavingi en 1876; il l’a appelée « l’impératrice du Rwanda »”. Un autre récit intéressant est celui d’Emin Pasha qui parle d’un médium en 1891:

« La reine du Mpororo… qu’on dit être une femme du nom de Njavingi… n’a jamais été aperçue par personne, même pas par ses propres sujets. Tout ce que l’on a pu connaître d’elle est une voix provenant de derrière un rideau de tissus d’écorces. Ces pratiques théâtrales lui ont valu une réputation de grande sorcière dans tout le Karagwe, le Nkole, etc. » [« The Queen of Mpororo… said to be a woman called Njavingi… has never been seen by anyone, not even her own subjects. All that they ever get to know of her is a voice heard from behind a curtain of bark-cloth. Such theatrical practices have gained her, throughout Karagwe, Nkole, etc., the reputation of a great sorceress », Schweitzer G., Emin Pasha : his Life and Work, vol. II, Londres, 1898, pp. 173 et 177.]

La menace de ces médiums de Nyabingi ne devait se réaliser que pendant la période coloniale. Les problèmes les plus immédiats de Rwabugiri se trouvaient à la cour même. En effet, le roi voulait en finir avec l’influence du corps des abiru, qui déterminait la succession royale ; pour briser leur pouvoir, il envoya les uns dans des fiefs lointains et procéda à l’assassinat systématique d’autres. Finalement, les interdits rituels dont ils devaient assurer l’observance furent ignorés purement et simplement dans le choix de Rutalindwa comme successeur du roi. Comme l’écrit Gravel au sujet de la politique au Gisaka, « la force seule … faisait la loi » dans le traitement désinvolte que Rwabugiri réservait à la tradition. Kabare, le frère de sa femme, avait lui aussi un esprit « séculier »: c’était un soldat enclin à employer l’opportunisme pragmatique et la force brutale pour expédier les affaires politiques.

On rapporte que c’est sur le lac Edouard, pendant la campagne militaire du Nkole, en 1892-93, qu’eut lieu le premier contact entre le roi et les Européens. Rwabugiri fut impressionné par leur emploi de messages écrits. A ce qu’il paraît, les Rwandais interprétèrent ces messages comme dénotant, de la part des Européens, un pouvoir de lire les pensées des gens. Le roi invita les Européens à venir fabriquer des tissus au Rwanda. Cependant, après un accrochage de ses troupes avec celles de Von GÖTZEN, il n’était plus en d’aussi bonnes dispositions. Des nouvelles parvinrent à la cour, faisant état du pouvoir dévastateur du canon européen, l’umuzinga. Des messages furent aussitôt dépêchés auprès des chefs Haya, dans le Karagwe, pour s’enquérir de l’attitude à adopter envers les Blancs. La réponse que les émissaires rapportèrent de ces sources bien informées n’eut rien de réconfortant : les Européens étaient invincibles et un accueil amical devait leur être réservé. Néanmoins, toute la cour ne fut pas de cet avis ; des vaches furent immolées pour déterminer si le royaume avait besoin du sacrifice d’un roi sauveur, umutabazi, ou s’il fallait entreprendre une guerre offensive.

La tradition rapporte qu’il fut décidé d’accueillir les Blancs d’une manière pacifique mais d’assurer néanmoins au roi la protection contre leur pouvoir surnaturel. Quand Rutalindwa fut choisi comme héritier du trône, en 1889, sa mère était déjà morte. Kanjogera, une des femmes de Rwabugiri, une Ega, fut désignée pour remplacer la reine-mère. Non seulement ce choix allait à l’encontre de la tradition, mais il constituait, par surcroît, une grave erreur. Kanjogera avait, elle-même, un fils, et elle pouvait compter sur le soutien de Kabare et de Ruhinankiko, deux puissants hommes d’Etat Ega. Moins d’une année après la mort de Rwabugiri en 1894, un coup d’Etat Ega porta sur le trône Musinga, fils de Kanjogera, qui devint mwmi à la place de Rutalindwa. La désinvolture avec laquelle Rwabugiri avait traité la tradition eut pour résultat final de livrer son royaume aux mains des Ega. Quelques semaines auparavant, les Belges avaient infligé une défaite fracassante au jeune Rutalindwa ; celui-ci, humilié, privé du soutien décisif de ses abiru assassinés, fut une proie facile pour les Ega bien préparés.

Quelques mois seulement après l’intronisation de Musinga, en 1897, les Allemands entrèrent au Rwanda. La cour, qui assista à la démonstration de la puissance de leurs armes à feu reçut la promesse de leur protection contre les Belges, et le roi, l’assurance de leur soutien. Le soutien allemand venait bien à point ; les partisans de Rutalindwa venaient de s’insurger, et au nord, le sous-clan Teke profita de la situation pour expulser les Tutsi en déclenchant une série d’attaques de Hutu contre des foyers tutsi isolés. Un certain Buregeya, prétendant être le fils de Rwabugiri, se porta à la tète de la rébellion. La révolte du nord, fragmentaire et mal coordonnée, fut aussitôt mâtée par les régiments de Musinga. Les Ega renforcèrent leur position en tuant des nobles Nyiginya. La présence d’un roi Nyiginya au milieu d’une cour Ega, le règne d’un usurpateur dont l’accession au trône avait forcé l’héritier légitime au suicide, rendirent pourtant la situation profondément instable. L’éclat de la carrière militaire de Rwabugiri, héros guerrier, s’était éteint avec lui ; l’aire de juridiction effective du roi s’était déjà rétrécie depuis le temps des glorieuses campagnes de son père. Aux frontières du royaume se dressait, telle une menace, le pouvoir « surnaturel » des Européens dont la force militaire était incontestée.

Ainsi, à la veille de l’arrivée des missionnaires, le Rwanda sortait d’une profonde crise politique et de plusieurs dizaines d’années de campagnes militaires. Les tendances centrifuges de la classe des nobles venaient d’être contrées ; l’expansion du système de l’ubuhake dans le Rwanda central avait renforcé la rigidité de la stratification de la société. La royauté était devenue à la fois une source de stabilité et de changement sociaux. Selon le chanoine de Lacger, « le mwami contribue pour une bonne part à cette fusion des races et aux changements brusques de condition… La cour foisonne, dit-on, de parvenus » . Dans le nord, la situation était évidemment tout autre ; le système féodal ne s’y était pas encore implanté ; même dans le Rwanda central, beaucoup de Hutu possédaient leur propre bétail. Le terme umuhinza était devenu synonyme d’« opposant du roi ». De nombreux lignages avaient gardé leur autonomie, leurs traditions et le culte de leurs ancêtres. Si bien que les Hutu étaient loin de constituer la « race d’esclaves » décrite par les premiers Européens. D’autre part, ce n’est que pendant les dix dernières années du XIXe siècle que le système féodal semble s’être renforcé. De même, le caractère « ethnique » du pouvoir tutsi n’était pas évident aux yeux de l’observateur. Peut-être laisserons-nous le dernier mot sur la structure sociale à Marc Bloch qui, dans une définition synthétique de la société féodale européenne, résume les conditions qui prévalaient dans le Rwanda central au début du règne de Musinga :

«Une paysannerie vassale ; une rémunération généralisée des services par des tenures (c’est-à-dire des fiefs) à la place du salaire dont il ne pouvait être question ; la domination d’une classe de guerriers entraînés ; des rapports de soumission d’homme à homme… ; une mauvaise coordination du pouvoir entraînant fatalement le désordre ; et, au centre de cette structure, la subsistance d’autres formes d’organisation, à savoir, la famille et l’État »

Cependant, malgré sa structure sociale féodale, le Rwanda appartenait à un modèle de société unique dans l’histoire de l’Afrique, celui des royaumes interlacustres. Ici, il convient de citer également les cas semblables des royaumes du Nkole, du Bunyoro et du Buganda, tout en soulignant, bien sûr, qu’il existe des différences dans leurs institutions respectives. Ce qui faisait la particularité de l’Etat rwandais, ce n’étaient ni les domaines autonomes de certains de ces clans, ni son roi qui se situait au-dessus d’une puissante noblesse et en opposition continuelle avec elle, ni la faculté de sa cour d’assimiler des éléments religieux étrangers et de manipuler l’histoire, mais bien le fait que les institutions qu’on trouvait dans tous les autres royaumes interlacustres se caractérisaient par un niveau d’élaboration plus élevé au Rwanda où elles connaissaient une certaine exubérance ; elles avaient, en effet, évolué suivant une dynamique interne différente et avaient été marquées par les conflits omniprésents dans tout le territoire contrôlé par le Rwanda. La classe tutsi était devenue une caste presque fermée. Le mwami s’était entouré d’un fourniment cérémonial plus complexe que celui d’un Kabaka ou d’un Mukama. La richesse et l’idéologie mystifiante d’une royauté divine ainsi que la hiérarchie des rapports dans le système de la clientèle s’étaient vite développées pour créer une société d’une grande complexité interne. Le mwami, source de justice et de protection pour les humbles, était la négation de la société stratifiée sur laquelle il régnait. Alors que la royauté n’avait jamais assumé le monopole du symbolisme religieux, le mwami devint une présence occulte dans le royaume et vint à refléter l’image même du père pour les Hutu. Parce qu’ils étaient habitués, depuis leur enfance, à une société patriarcale autoritaire, les Rwandais voyaient dans la personne du roi, non pas un Tutsi Nyiginya luttant pour se maintenir au pouvoir, mais une source transcendantale de créativité, d’autorité et d’unité. Personne n’aurait contredit la remarque du Père Brard qui, en 1902, dans sa première lettre, extraits d’un rapport, écrivait : « C’est une grave insulte de dire que le roi et sa mère sont des batousi ; ils sont rois ».