Message adressé le 1er juillet 1962, à l’occasion de la Fête de l’Indépendance du Rwanda.

Cette date du 1er juillet 1962 restera inoubliable dans les Annales de fa République Rwandaise, non seulement par les festivités qui occuperont cette éclatante journée, non seulement par la présence au milieu de nous de tant et de si hautes personnalités, mais surtout par son caractère décisif pour l’avenir de notre Pays.

En effet, ce premier juillet, c’est la première journée du Rwanda Indépendant. A partir d’aujourd’hui le Rwanda est indépendant, il est libre ; l’est responsable de ses décisions tant sur le plan intérieur que sur le plan extérieur : il est responsable de son progrès social, économique, politique.

Notre indépendance a été préparée comme les citoyens de ce Pays l’avaient souhaité : sans nous perdre dans la nuit des temps pour examiner dans l’histoire du Rwanda tout ce qui nous a préparé à cet heureux événement, nous tenons cependant à mentionner la préparation immédiate opérée successivement : par l’effondrement de la féodalité, par l’octroi de l’autonomie interne octroyée, aux Institutions démocratiques mises en place par la volonté du Peuple jusqu’à la décision de l’Assemblée Générale des Nations-Unies qui vient de décider la résiliation de l’Accord de Tutelle relatif à notre Pays.

Sans doute cette préparation n’a pas été sans difficultés, parfois assez graves : je fais allusion notamment à la Révolution rwandaise de novembre 1959 qui a renversé le régime féodal, je fais allusion également aux multiples épreuves auxquelles les Résolutions des Nations-Unies ont soumis les forces démocratiques naissantes.

Ces difficultés ont-elles mêmes été un élément positif dans la préparation de Notre Indépendance Nationale que nous inaugurons aujourd’hui ?

Ici je me tourne vers tous ceux qui ont aidé la République Rwandaise à parvenir à son Indépendance.

C’est d’abord à la Belgique qu’au nom de tout le Peuple Rwandais j’exprime la plus sincère et la plus vive gratitude pour tous les efforts qu’en tant que Puissance administrante, elle a déployés pour aider et guider notre Pays vers son autodétermination.

J’aurais voulu évoquer l’action du Gouvernement allemand au moment où ce grand Peuple tenait les destinées historiques du DeutschOest Afrika. Je me dois à l’honnêteté et je profite de cette solennelle occasion pour rendre un hommage chaleureux à l’action qui fut aussi courte que profonde que le Gouvernement allemand exercé sur le Rwanda entre 1895 et 1919.

Tout le monde sait combien importantes sont les deux extrémités d’une vie ou d’une période historique. C’est ainsi que le souvenir de la période coloniale allemande me donne l’occasion d’exprimer au nom de tout le Peuple Rwandais notre gratitude au Colonel Logiest : il a été nommé à la tête des autorités de la Tutelle belge au Rwanda au moment où l’évolution de celui-ci requérait un homme compréhensif, très intelligent, très énergique, d’un caractère aussi humain que décidé, désintéressé et sincèrement dévoué aux idéaux supérieurs de le liberté et de la paix vraie.

Je peux le dire, sans crainte de me tromper : l’amitié que ce Peuple gardera à la Belgique sera, et en très grande partie, le résultat de l’action humaine du Colonel Logiest que nous serons heureux de garder au milieu de nous.

Sans doute la Tutelle belge fait des erreurs : telle son administration coloniale dite indirecte par laquelle elle a maintenu en place et utilisé trop longtemps un régime qui ne pouvait pas servir à la libération du peuple ; telle fait de n’avoir pas fait à temps la place suffisante à l’instruction supérieure, et d’autres encore. Mais tout compte fait, le bilan des 40 années d’administration est positif et les générations à venir lui en sauront gré.

C’est ensuite aux Missions religieuses, et particulièrement aux Missions Catholiques, dont l’action inlassable a exercé une influence civilisatrice sur l’ensemble du Pays, qu’au nom du Rwanda, je rends hommage : l’action, très développée aujourd’hui des Missions religieuses, n’a pas seulement servi à adoucir les mœurs mais elle a également contribué à améliorer la vie des individus, des familles et du Pays tout entier.

C’est aussi à l’Organisation des Nations Unies qu’à cette occasion solennelle je veux exprimer notre reconnaissance pour ses conseils, ses directives à l’adresse de la Puissance mandataire et aussi pour l’influence générale de sa supervision.

Nous remercions tout particulièrement les membres de cette Organisation qui, avant même que nous n’ayons pu envoyer des observateurs aux débats de l’ONU, ont essayé de comprendre les réalités du Rwanda et de défendre le Mouvement démocratique qui aujourd’hui se félicite de faire parvenir le Pays à une Indépendance nationale bien préparée.

Je tiens également à féliciter publiquement et au nom du Peuple Rwandais tout entier tous les citoyens qui ont lutté pour l’abolition de la féodalité et l’instauration de la démocratie qui nous fait parvenir à une Indépendance Nationale digne de ce nom.

Mon hommage va spécialement aux fondateurs grands et petits du Mouvement Démocratique Républicain, le Parmehutu ; il s’adresse d’une manière spéciale aujourd’hui à tous ceux qui, ces dernières années, ont accepté de faire la navette entre Kigali et New-York pour exposer les réalités du Rwanda, plaider la cause de la démocratie qui devait assurer au Rwanda une Indépendance préparée.

Monsieur Habamenshi, Ministre des Relations Extérieures et du Plan, Monsieur Rugira, Président de l’Assemblée Législative, Monsieur Otto Rusingizandekwe, Ministre des Postes et Télécommunications, ont rendu à la République Rwandaise des services magnifiques et inoubliables : ils ont empêché des menteurs aventuriers de trahir notre Peuple : cette grande journée peut être considérée comme le meilleur cadeau que votre jeunesse, votre dévouement, votre perspicacité. Messieurs, offrent à tous les habitants de la République Rwandaise.

A tous ceux-là qui ont aidé la montée difficile de ce Pays, la République Rwandaise fera honneur.

Actuellement l’ordre public règne dans le Pays, le calme s’est imposé après la tempête de la Révolution et la mise en place d’un Gouvernement démocratique, la guerre froide a été réduite à sa plus simple expression; ceux qui, au moment de la Révolution rwandaise, avaient été pris de panique ou, trompés par des politiciens attardés avaient passé les frontières, sont revenus ou reviennent de leur aventure; le Peuple travaille; tous les citoyens, grands et petits, regardent l’avenir avec optimisme. Les étrangers qui ont compris que le temps des privilèges féodaux ou coloniaux est révolu sont tranquilles.

Ils savent d’ailleurs que, suivant l’expression d’un de nos meilleurs amis africains « nous n’avons pas d’usine à nationaliser mais à créer, de commerce à étatiser mais à mieux organiser, de terre à distribuer mais à mettre en valeur.

C’est avec acharnement que le Gouvernement de la République poursuit le programme qu’il s’est assigné. La sécurité continuera à être assurée à tous les habitants du Pays, sans discrimination ni privilèges.

Le progrès économique du pays se trouve au premier rang des préoccupations du Gouvernement. La modernisation de notre régime foncier sera poursuivie, ainsi que l’amélioration des moyens techniques et agricoles. Les autres ressources du Pays seront exploitées rationnellement et au maximum.

Plusieurs ressources restent inexploitées : l’exploitation de l’énergie hydraulique et des lacs, beaux et nombreux, dont la Providence a orné notre pays, l’utilisation du gaz méthane, l’organisation d’un tourisme rentable, sont autant de possibilités dont dispose le Rwanda Indépendant.

Notre Plan de développement qui est en voie d’élaboration nous permettra de mener ce travail gigantesque sur des bases rationnelles et pourra éviter à notre évolution d’être distraite par des intérêts qui n’auraient rien à avoir avec le relèvement du niveau de vie des populations.

Notre économie sera sociale suivant la loi fondamentale que nous nous sommes fixée à savoir le relèvement démocratique et harmonisée du niveau de vie des masses populaires.

En ce sens nous poursuivrons, les mesures, commencées déjà dans le domaine des traitements, d’égalisation des sacrifiés au détriment de ceux que le régime féodo-colonial avait privilégiés par rapport à la masse paysanne.

Nous continuerons à mobiliser toute la population de façon que chacun participe, dans une discipline librement consentie, à l’effort collectif et soit mieux à même d’assurer son propre progrès.

Nous donnons la priorité à l’agriculture et aux cultures exportables qui seront rapidement diversifiées. Nous consacrons actuellement tous nos soins au café, et au thé et à l’orge.

Nous tenons à développer un marché intérieur solide dans les plus brefs délais, tandis que nous prenons toutes les mesures pour ouvrir toutes les voies possibles vers l’extérieur. C’est dans ce même cadre que s’inscrit la construction ébauchée à Kigali même, d’un aérodrome de classe internationale.

Nous restructurons le système scolaire du Pays en vue principalement de favoriser la formation des cadres en tous les domaines du progrès national.

La promotion de la femme, l’encadrement de la jeunesse rurale, l’amélioration du niveau de vie de chaque famille sont des objectifs chers à tous les dirigeants de la République. Un soin particulier continue à être donné aux moyens d’information spécialement dans ce but.

Nous établissons ou consolidons les relations de la République avec les pays étrangers notamment et d’abord avec ceux qui nous entourent immédiatement. Notre accord de coopération économique avec le Burundi, notre participation à la Commission Interafricaine du Café, nos relations actuelles avec le Marché Commun, notre admission bientôt comme membre de l’O.N.U., nos contacts officieux jusqu’aujourd’hui avec différents pays, sont autant de bases d’une participation efficace du Rwanda Indépendant à la vie internationale.

A ce plan, notre politique est claire et sans équivoque: nous-suivrons une ligne de conduite indépendante, régie par des considérations afférentes à ce qui est juste, à ce qui sert la paix et la coopération entre les peuples, à ce qui assure la liberté des individus et des groupes, à ce qui sert la solidarité et le bien commun: nous serons objectifs.

Libérés de politiques traditionnelles, débarrassés des mythes féodaux, méprisant les intrigues et conformismes d’une époque révolue, nous avons compris que c’est parce que l’homme féodal o méconnu les valeurs universelles de liberté, de paix, de loyauté, de coopération, de bien commun, qu’il s’est creusé à lui-même l’abîme où l’a précipité une Révolution qu’il avait insensement provoquée.

Notre Pays est classé parmi les petits pays mais nous pensons qu’avec ces normes, jointes aux avantages de la situation géographique du Rwanda, la République Rwandaise apportera à la vie internationale une contribution constructive et réellement utile.

Que l’on ne pose donc pas la question de savoir à quel « bloc » appartiendra la République Rwandaise. Notre bloc, c’est l’Afrique, c’est le Tiers-Monde ; nos amis, ce sont les Etats européens et tous les pays réellement libres ; les peuples qui sont encore sous le joug colonial, féodal ou qui souffrent des apartheids sont nos frères : nous nous unirons à tous les pays libres pour aider à leur libération. Envers tous et en face de tous les problèmes, la République Rwandaise libérée et indépendante sera objective et se conformera aux normes universelles exposées plus haut : le bloc du Tiers-Monde dont l’Afrique constitue une partie considérable, réclame la justice, la liberté, la paix, la coopération, le bien commun international.

Et devant une tâche aussi gigantesque, nous sommes conscients de la faiblesse de nos moyens. Nous nous trouvons dans les rangs des pays sous-développés.

Nous réclamons la justice ; aux pays riches nous disons donnez nous. Aux pays équipés nous disons : aidez-nous. Nous faisons appel à l’assistance ou plutôt à la coopération internationale.

Nous avons besoin, nous le crions haut et sans ambages, d’une aide financière, d’une aide technique.

Venez investir, aidez-nous, à réaliser nos plans, prêtez-nous de techniciens.

Et ici je m’adresse d’une façon toute particulière à la Belgique : elle sera, si elle le veut bien, notre première amie après avoir été si généreusement notre guide vers l’autodétermination. Voilà une année que des demandes précises d’aide et d’assistance lui ont été adressées ; elle ne peut plus trouver de prétextes derrière lesquels elle puisse se cacher en nous disant : attendez.

Votre aide au Rwanda Indépendant, ô Belgique, sera d’autant plus appréciable qu’elle ne sera pas camouflée dans le sac colonial, d’autant plus belle qu’elle sera moins suspecte, d’autant plus efficace qu’elle s’adressera à une connaissance ; elle doit être d’autant plus substantielle qu’elle est sûre de provoquer la gratitude ; elle sera d’autant plus utile à vous-mêmes, qu’elle accroîtra le nombre de vos amis.

Nous faisons ce même appel aux pays membres ou associés de la Communauté Européenne.

Nous lançons ce même appel à tous les pays qui luttent pour la libération intégrale de l’homme.

Nous adressons ce même appel à l’O.N.U. et aux différents organismes internationaux, gouvernementaux ou non gouvernementaux.

La République Rwandaise Indépendante est libre : elle est ouverte à tous, particulièrement à tous ceux qui viendront contribuer efficacement à son développement.

En terminant ce message, je voudrais m’adresser plus particulièrement à vous, Chers Concitoyens, et vous tous, habitants du Rwanda.

Jouissez de votre Indépendance, restez calmes, travaillez à l’amélioration des conditions de vie de vos familles, maintenez l’élan et la continuité de vos différentes activités ; faites honneur à la Belgique qui nous a guidés à ce grand jour, faites honneur à l’O.N.U. dont le Rwanda sera bientôt membre, concrétisez toujours davantage la devise de la République Rwandaise Indépendante.

Kigali, le 1er juillet 1962.

Grégoire KAYIBANDA.